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Les médias kurdes sont visés par l’Etat turc, une fois encore… Et une dizaine de journalistes rejoignent leurs confrères et consoeurs en prison…
Ce 25 octobre 2022, avec une série de descentes de police menées simultanément, aux premières heures du matin, dans six provinces en Turquie, l’Etat turc a arrêté 10 journalistes de l’agence de presse Mésopotamie (MA) et de l’agence Jin News. Les forces de sécurité ont confisqué plusieurs livres, magazines, ordinateurs et appareils photo au cours de perquisitions. La raison de ces détentions n’a pas encore été révélée officiellement.
Les agences MA et Jin News font fréquemment l’objet d’enquêtes liées à des accusations de “terrorisme”, sur la question kurde. Les autorités turques les accusent de publier des informations profitant au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ce qui est aux yeux du régime, un “crime”, passible de plusieurs années de prison, en vertu des lois antiterroristes turques qui se sont accumulées. Diren Yurtsever, rédacteur en chef de MA, a été arrêté lors d’une perquisition à Istanbul. Les reporters Zemo Ağgöz et Berivan Altan ont été arrêtés à Ankara, Selma Güzelyüz à Diyarbakır, Hakan Yalçın à Van et Emrullah Acar et Ceylan Şahinli à Urfa, les reporters de Jin News Hasibe Eren et Derya Ren ont été arrêtées à Diyarbakır et Öznur Değer à Mardin.
La répression et les arrestations massives de journalistes kurdes ne sont pas un fait nouveau. Le fait que les journalistes opposant.es, particulièrement kurdes, soient pris comme cibles, est une pratique courante et généralisée en Turquie, et tenir des listes est devenu une tâche difficile. Même pour les plateformes, organisations de société civile qui suivent les opérations, garde-à-vues, arrestations, libérations, condamnations… Certaines ont jeté l’éponge, un par un, et d’ailleurs nous aussi… Comme nous le disions dans ce récent article de compte rendu de 2022 : “De notre côté, depuis le coup d’Etat manqué de 2016, la rubrique prison devient omniprésente, sur fond de répression chaque jour identique. Réécrire les mêmes articles, en changeant les noms, n’est pas une motivation forte. Et ces dénonciations quotidiennes, nous le faisons donc sur les réseaux sociaux.”
Nous revenons donc à la charge, en guise de rappel, sur cette situation qui nuit gravement à la liberté de presse, à l’occasion de ces dernières arrestations, ainsi qu’une nouvelle loi de presse, une de plus, extrêmement coercitive.
La Turquie est un de ces pays qui exercent une répression constante et extrême à l’encontre de la presse. Les autorités et les tribunaux turcs assimilent le journalisme critique à une “activité terroriste criminelle”. Cette situation a également été largement dénoncée par des organisations internationales telles que l’ONU, le Conseil de l’Europe, l’UE, Amnesty International. La Turquie occupe la 149 ème place sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse et environ 60 journalistes à notre connaissance sont “actuellement” emprisonnés en Turquie. Le chiffre va probablement augmenter encore avec les descentes d’aujourd’hui.
Mais ces chiffres fluctuent selon les sources. Selon l’Union des journalistes de Turquie (TGS), il y a 38 journalistes dans les prisons turques. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) lui, parle de 18, et Reporters sans frontières (RSF) de 9, car ces derniers ne considèrent “journalistes”, que seuls ceux et celles qui possèdent une carte de journaliste délivrée par l’Etat, et rares sont donc les journalistes kurdes et opposants qui peuvent obtenir cette carte. Il est courant que même les journalistes qui exercent ce métier depuis longtemps se voient refuser le renouvellement de leur carte.
D’ailleurs, en mi-septembre 2002, le ministère de la Justice turc a rejeté une demande d’information sur le nombre de journalistes emprisonnés, affirmant que “cette information ne concernait pas le public”. Un citoyen avait déposé cette demande auprès du Centre de communication de la présidence (CİMER), le 7 septembre. Dans sa réponse, la Direction générale des prisons et des maisons de détention du ministère de la Justice déclara : “Les dispositions prises par les institutions et les organisations qui ne concernent pas le public et qui ne portent que sur leur propre personnel et leurs pratiques internes ne relèvent pas du champ d’application du droit d’obtenir des informations.” Cette réponse ministérielle est signée par le vice-ministre Akın Gürlek, un ancien juge qui a condamné en personne plusieurs journalistes et personnes politiques.
De plus, le gouvernement a créé récemment, un nouvel “outil juridique de pression” sur les médias et pour censure. Le nouveau projet de loi sur la “désinformation et les fausses informations” prévoit une peine de prison allant jusqu’à trois ans pour “quiconque a l’intention de mettre en danger la sécurité du pays ou l’ordre public”. Un tel projet de loi, qui laisse la définition de la “désinformation” et de l’ ”intention” aussi vague, ouvre un boulevard aux pratiques arbitraires et expose les journalistes, ainsi que des millions d’internautes en Turquie au risque de poursuites pénales pour avoir partagé des informations que le gouvernement n’approuve pas.
Malgré toutes les objections des journalistes, de la société civile et de l’opposition, ce projet de loi proposé par le parti d’extrême droite turc du Mouvement nationaliste (MHP) et le Parti de la justice et du développement (AKP), appelée par les aficionados du régime “loi sur la désinformation”, et qualifiée par l’opinion publique opposante et les organisations professionnelles de journalistes de “loi sur la censure”, fut adopté par le Parlement début octobre 2022. Cette loi stipule, “ceux qui diffusent publiquement des informations qui ne sont pas réellement liées à la sécurité du pays, à l’intérieur ou à l’extérieur, à l’ordre public ou à la santé publique, dans le but de susciter l’inquiétude, la peur ou la panique parmi la population, de manière à détruire la paix intérieure, seront punis d’une peine d’emprisonnement de 1 à 3 ans.” Le signalement de contenus offensants liés aux activités et au personnel de l’ ”Agence nationale des renseignements” est inclus dans le champ des “crimes” de ce catalogue.
Il est évident que cette loi est désormais un important outil pour museler les journalistes et les groupes d’opposition et généraliser aussi l’autocensure. Quant aux journalistes, plusieurs d’entre eux-elles ont déclaré dans divers entretiens, chroniques ou conférences de presse, être détérminé.es à continuer à exercer leur métier, et à informer, “par tous les moyens, si nécessaire par signaux de fumée !”.
Le journaliste reporter Rüştü Demirkaya dit à juste titre dans le dernier e‑mail qu’il adressait récemment au Kedistan : “Dans un environnement où les droits et libertés fondamentaux sont bafoués, le gouvernement et ses partenaires continuent de prendre les journalistes pour cible, d’ouvrir la voie aux agressions physiques et de récompenser ceux qui s’en prennent aux journalistes en toute impunité. Maintenir des journalistes en prison sur la base d’accusations arbitraires et pendant de longues périodes continue d’être une insulte à la démocratie”.
L’équipe de Kedistan se joint aux voix qui s’élèvent pour revendiquer “la fin de la persécution des journalistes en Turquie, la libération immédiate des journalistes actuellement détenu.es, l’abrogation de la législation antiterroriste du pays, la mise en place de garanties efficaces pour la liberté d’expression et l’indépendance du pouvoir judiciaire, la fin de la violation systématique des normes démocratiques et l’instauration de la liberté de la presse et de l’État de droit”.
Ni dupes, ni naïfs, nous savons que le régime actuel en Turquie, n’en a rien à faire de ces revendications… Pourtant, la Turquie est régulièrement avertie, et a été de nombreuses fois condamnée pour ses pratiques illégales, à travers les montagnes d’innombrables dossiers concernant la persécution des journalistes, déposés auprès de la Cour européenne des droits humains (CEDH)…
Les organisations et institutions internationales, doivent appeler la Turquie à agir en conformité avec les conventions internationales qu’elle a signées.
Solidarité avec les journalistes arrêté.es !
Pour soutenir ne serait-ce que certain.es d’entre elles, eux, vous pouvez envoyer des cartes et lettres. Par exemple Ziya Ataman, dont vous trouverez les articles et adresse ici, ou encore Nedim Türfent…
Le journalisme n’est pas un crime
Et pour poursuivre cette réflexion cependant, il est utile de regarder le paysage d’ensemble.
Ce qu’il convient d’appeler information, et les médias qui en sont les vecteurs, occupent pourtant une place bien plus grande qu’il y a quelques années encore, et a vu s’accélérer considérablement son immédiateté et sa transmission. Le numérique a contribué à une mondialisation et une accélération considérable, avec également la présence massive des réseaux sociaux comme vecteur. Kedistan existe dans ce cadre.
Parler du rôle des vecteurs numériques d’information, que ce soit dans les révoltes iraniennes, la guerre en Ukraine, pour ne citer que ces deux cas, serait un autre article qui nous entrainerait très loin. Mais nous voulons simplement soulever ce paradoxe entre l’omniprésence de l’information et la censure des Etats qui tente de s’exercer en permanence. Cela reste une tâche politique essentielle.
Et le journalisme là doit jouer pleinement ce rôle.
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