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Un autre procès contre l’Etat turc qui se termine avec “impunité”, une fois de plus. Il s’agit du procès concernant l’assassinat de Kemal Kurkut, qui fut abattu en public par la police, lors du Newroz 2017, dans la province de Diyarbakır, au sud-est de la Turquie.
Le 21 mars 2022, la Cour d’appel régionale de Diyarbakır, jugeant en appel, a conclu qu’ “aucune infraction ne peut être imputée au policier jugé”, et que le policier auteur du meurtre “n’a pas violé le droit à la vie de Kemal Kurkut” et que l’acte fut commis “dans un cadre légal”.
En cette période de Newroz, le nouvel an kurde, le 21 mars, date à laquelle la joie des célébrations et le souvenir douloureux et révoltant de Kemal se mêlent, souvenons-nous :
Né à Adıyaman, Kemal Kurkut était étudiant au Département de Musique de la Faculté des Beaux-Arts de l’Université d’İnönü. Le 21 mars 2017, il est tué par balles à un poste de contrôle de police de la rue Evrim Alataş, près du parc où se tient le Newroz, à Diyarbakır, et où il devait se rendre.
Les funérailles de Kemal, eurent lieu le 22 mars à Battalgazi, dans la province de Malatya.
Sur les photos prises au moment de l’incident par le journaliste Abdurrahman Gök, Kemal est torse nu et se dispute avec la police. Il commence alors à courir, en franchissant le poste de contrôle.
La population de Diyarbakır arrivait en masse sur la place des célébrations. Pour accéder à la zone autorisée, les participants devaient passer par un point de contrôle principal, précédé lui-même par d’autres points de contrôle pour opérer des “filtrations”, avant l’entrée principale. Dès les premiers contrôles, Kemal rencontre des difficultés, son sac, et sa personne sont fouillés. Il leur annonce qu’il n’a rien sur lui, et que ces fouilles l’agacent. Il est profondément énervé, et il vit cette insistance comme une agression. Il a dépassé le premier point, mais il est proche de la crise de nerfs… C’est là, qu’il entrera chez un boucher, pour s’emparer d’un couteau. Il retire son t‑shirt pour prouver qu’il n’a rien à cacher sur lui. Et le couteau n’est pas destiné à attaquer qui que ce soit. Dans son énervement, il menace de se faire mal. D’ailleurs, les policiers en ont témoigné au tribunal, déclarant clairement qu’il ne menaçait pas autrui avec ce couteau. Entre ce point et le prochain, sur une distance de 800 mètres les policiers sont conscients de la situation et les messages se passent par les talkies-walkies… Ils pourraient l’empêcher d’avancer, le calmer, mais ils n’en font rien. Ils le laissent arriver jusqu’au deuxième point de contrôle. Ce qui se passe, se passe alors en quelque secondes. Kemal commence à courir. Certains policiers tireront en l’air. Il est aussitôt abattu. La scène a fait l’objet de photographies.
Il est nécessaire de rappeler que Abdurrahman Gök, l’auteur des clichés, est également inquiété pour ses photos et pour ses partages sur les réseaux sociaux. Suite à une enquête incluant des écoutes téléphoniques, un raid policier à son domicile, il fut placé en garde-à-vue, en 2018, puis poursuivi pour ses “photos et partages”, et fut accusé de “propagande” et d’ “appartenance à une organisation illégale”, avec une demande par le procureur d’un total de 27,5 années de prison.
Autrement dit, comme d’habitude l’inJustice turque, au lieu de regarder la lune montré par le doigt, a voulu tordre le doigt du journaliste.
Abdurrahman Gök précise, une vérité qui, vous le savez, est loin d’être un secret, “Le gouvernement turc essaie de faire pression sur ceux qui tentent de faire leur travail avec des accusations telles que “appartenance à une organisation terroriste” et ” propagande terroriste”. En raison de cette pression, des centaines de journalistes, ont été contraints de fuir le pays, des dizaines sont en prison et beaucoup, comme moi, risquent des décennies de prison.”
Le déroulement des procédures
Abdurrahman Gök que nous avons consulté avant hier, nous a fait parvenir un résumé des faits auxquels il a assisté :
Kemal fut abattu alors qu’il était dans un lieu où se trouvaient des dizaines de personnes, journalistes, policiers et divers blindés. Il était dans un grand état d’énervement, suite aux pressions psychologiques qu’il venait de subir ; il a même retiré son t‑shirt, et s’est retrouvé torse nu. Alors qu’il était possible de le neutraliser, même par un simple croche-pied, il fut abattu d’une balle, visée d’une façon mortelle, et à courte distance.
Je fus témoin de ces moments comme d’autres personnes présentes sur les lieux. Peut être que, contrairement aux autres témoignages, le mien était incontestable, car appuyé par les photos que j’avais prises. La police, prenant conscience de cela, voulut confisquer mon matériel, mais ne trouva pas la carte mémoire dans l’appareil. Je fus plus rapide qu’eux : j’avais retiré et caché la carte. Je leur dis que par réflexe de journaliste, j’avais appuyé sur le déclencheur, avec pourtant un appareil non prêt encore. Les policiers vérifièrent les autres cartes mémoires qui se trouvaient dans mon sac, effacèrent toutes les photos, puis ensuite furent convaincus que je n’avais pas photographié la scène.
Ils en furent en effet convaincus, car, après le rapport de la Direction de la sécurité auprès du Gouverneur de Diyarbakır, une déclaration tomba : “Un homme ‘bombe humaine’ fut neutralisé alors qu’il essayait d’accéder dans la zone des célébrations du Newroz”.
Après la mise en public des photos infirmant la déclaration du bureau du gouverneur, ils furent “obligés” de déclencher une enquête.
Le 25 mars 2017, deux policiers furent placés en garde-à-vue. Il s’agissait de Y.Ş., personnel de la Direction de la lutte contre le crime organisé, et O.M., membre de la police anti-émeute, mais qui travaillait temporairement pour la police anti-terroriste. Le bureau de gouverneur déclara donc que ces deux policiers avaient été suspendus de leurs fonctions.
Pourtant, les deux agents furent libérés sans une vraie garde-à-vue. Et une enquête fut ouverte par le bureau du procureur pour “meurtre avec intention possible”. En ce qui concerne le policier O.M. ce fut un non-lieu. Quant à Y.Ş. un procès fut ouvert toujours pour “meurtre avec intention possible” et un acte d’accusation fut préparé le 2 octobre 2017, avec une demande de perpétuité.
Le 14 décembre 2017, lors de l’audience, au cours de laquelle je fus entendu comme témoin, l’accusé Y.Ş déclara qu’il avait été autorisé à retourner à son travail trois mois après le meurtre. Ce qui veut dire qu’un policier jugé avec une demande de perpétuité poursuivait son travail au sein de la police. Le procureur demanda l’emprisonnement de l’accusé, le tribunal refusa…
Lors de l’audience du 26 avril 2018, ce même tribunal refusa la même requête, encore une fois, en prétextant que “le rapport demandé à l’Institut de médecine légale (ATK) n’avait pas encore été reçu et que les preuves n’étaient pas entièrement collectées”. Le policier jugé pour meurtre et pour lequel on demandait une peine de perpétuité, était alors toujours en liberté, et continuait à exercer ses fonctions.
Plus tard, le 20 décembre 2018, fut versé dans le dossier, un nouveau rapport : l’Institut de médecine légale y notifiait que “Kemal Kurkut avait perdu la vie, par une balle qui avait ricoché du sol”, et que “l’étui de la douille ne permettait pas un examen balistique”.
La cour décida alors de demander un rapport au Bureau criminel national (UKB). Le rapport de l’UKB fut versé au dossier lors de l’audience du 28 février 2019. Ce rapport établi, après l’étude des enregistrements des véhicules de police sur place lors du meurtre, et analyse des images seconde par seconde, déterminait, contrairement au rapport de l’Institut de médecine légale, que Kemal Kurkut avait été tué par Y.Ş. et ce, par un tir direct et visé.
Cependant, le tribunal décida cette fois, que le rapport de l’UKB était “incomplet” et demanda un deuxième rapport. Visiblement les constats de l’UKB qui allaient à l’encontre de ceux de l’Institut de médecine légale n’arrangeaient pas…
A l’audience du 30 mai 2019, le deuxième rapport de l’UKB arriva au tribunal. Dans celui-ci, l’UKB allait dans le sens de l’Institution de médecine légale, et s’alignait sur “la balle ricochée”. A la fin de cette audience, il a été demandé que les contradictions entre les rapports soient levées.
L’audience suivante, du 24 octobre 2019, la requête pour que le policier soit jugé en incarcération, fut encore une fois refusée. Le rapport de l’Institution de médecine légale, n’étant toujours pas arrivé, l’audience fut reportée.
Nous arrivons en 2020…
Le 14 janvier 2020, fut présenté au tribunal, le rapport de l’Institution de médecine légale, attendu pour “éliminer les contradictions” entre les divers rapports. Dans celui-ci l’Institution de médecine légale répétait la même chose que le précédent : “la balle a ricoché”.
Cinq mois plus tard, le 16 juin 2020, le procureur présenta son acte d’accusation. Il se basa donc sur les rapports de ladite balle, et demanda pour le policier Y.Ş, pour avoir “causé la mort par négligence consciente”, une peine de prison de 3 à 9 ans.
Le 22 septembre 2020, nouvelle audience, après un changement de délégation de juges… L’audience fut reportée en novembre pour que la nouvelle délégation puisse étudier l’affaire.
Le 17 novembre 2020, c’est-à-dire la 12ème audience, le tribunal décida de l’acquittement du policier Y.Ş. en raison d’un “manque de preuves”.
Le 19 décembre 2020, la Direction de la sécurité de Diyarbakır, sollicita le Tribunal pénal de Diyarbakır, pour demander des informations concernant les derniers développement du procès. Informations fournies, il fut décidé que les frais de justice du policier jugé pour meurtre de Kemal Kurkut, seraient pris en charge par le ministère de l’Intérieur.
Par ailleurs, de son côté, la famille de Kemal Kurkut avait ouvert un procès à l’encontre du ministère de l’Intérieur pour “manquements à ses devoirs”, et le tribunal avait accordé une indemnisation de 256 mille livres turques (équivalent de 15 000 €). Mais le Tribunal administratif régional de Gaziantep vient d’annuler cette décision, le 12 janvier 2022.
Et, le 21 mars dernier, la Cour d’appel régionale de Diyarbakır alla encore plus loin, et déclara qu’aucun crime ne pouvait être imputé au policier accusé du meurtre de Kemal Kurkut, et que le meurtre avait été commis “dans un cadre légal”. Finalement après 5 ans de combat juridique, la justice turque rendait le “verdict” qui était annoncé et attendu, dès le début de l’affaire.…
Que disaient d’autres rapports ?
Les inspecteurs du ministère de l’Intérieur menèrent également une enquête et recueillirent les témoignages de 5 policiers incluant Y.Ş. et O.M. Leur rapport contient l’opinion que “ces policiers devraient être interdits d’exercer pour désobéissance aux ordres”. Car, en effet, leur supérieur leur aurait donné l’ordre de “baisser les armes au profit d’armes non létales”.
Selon le rapport du Conseil de discipline de la police provinciale de Diyarbakır, l’une des deux balles a atteint une veine, l’autre la main. Selon les analyses balistiques, cette deuxième balle vient de l’arme du policier O.M. pour lequel un non-lieu fut décidé…
Malgré les rapports du Conseil de discipline de la police et des inspecteurs du ministère, et leur opinion d’interdiction professionnelle, Y.Ş. fut autorisé à retourner à son travail, avant même que l’acte d’accusation ne soit présenté devant le tribunal.
Encore une fois, selon les rapports des inspecteurs, les policiers, y compris les policiers accusés, tout en connaissance de cause qu’une étude de “analyse de tir” devrait être faite, s’en sont lavés les mains.
Et, personnellement, pour avoir publié des photos de Kemal Kurkut, ma maison fut perquisitionnée par la police à deux reprises, des enquêtes furent lancées à mon encontre, un acte d’accusation fut préparé, et on demande une peine de prison allant jusqu’à 27 ans pour “appartenance” et “propagande”.
Un meurtre commis “dans un cadre légal”
Ce tribunal, à quoi s’est-il référé pour décider que le meurtre de Kemal Kurkut par la police “s’inscrivait dans le cadre légal” ?
Se référant à l’article 17 de la Constitution turque sur le “droit à la vie”, la Cour d’appel a fait valoir que les actes entraînant la mort et le meurtre sans intention, dans des situations contraintes, ne doivent pas être considérés comme des “violations du droit à la vie”.
Les 1ère et 4ème phrases de l’article 17 se lisent comme suit :
“Toute personne a droit à la vie et a le droit de protéger et d’améliorer son existence corporelle et spirituelle.
“L’acte de tuer en cas de légitime défense et, lorsque la loi autorise l’utilisation d’une arme comme mesure contraignante, lors de l’exécution de mandats de capture et d’arrestation, de la prévention de l’évasion de personnes arrêtées ou condamnées légalement, de la répression d’une émeute ou d’une insurrection, ou de l’exécution des ordres des organes autorisés pendant l’état d’urgence, ne relèvent pas de la disposition du premier paragraphe.”
Pour justifier davantage sa décision, la cour d’appel a également fait référence à l’article 2/b de la Convention européenne des droits humains (CEDH) :
“La privation de la vie ne doit pas être considérée comme infligée en violation du présent article lorsqu’elle résulte d’un recours à la force qui n’excède pas ce qui est absolument nécessaire : (a) pour défendre une personne contre une violence illégale ; b) pour procéder à une arrestation régulière ou empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c) dans le cadre d’une action régulière destinée à réprimer une émeute ou une insurrection. ”
Ce faisant, la cour d’appel a méconnu la 1ère disposition de l’article 2 de la CEDH, qui se lit comme suit :
“Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. Nul ne peut être privé intentionnellement de la vie, si ce n’est en exécution d’une sentence prononcée par un tribunal à la suite d’une condamnation pour un crime pour lequel cette peine est prévue par la loi.”
Ainsi la Cour cite le “cadre légal” de l’assassinat.
L’arrêt de la cour d’appel cite également l’article 24/1 du code pénal turc (TCK), qui stipule qu’ “une personne qui applique les dispositions d’une loi n’est pas passible d’une peine”, ainsi que l’article 16 de la loi n° 2559 sur les pouvoirs de la police, qui définit les conditions dans lesquelles les policiers ont le droit d’utiliser la force et les armes de manière progressive.
L’avocat de la famille de Kemal Kurkut, Serdar Çelebi disait, en réaction à la décision de la Cour d’appel qui défend le fait que Kemal a été tué “dans un cadre légal”: “Même la décision d’acquittement n’a pas été considérée comme suffisante. Ce verdict veut dire ‘Ô les policiers, sentez-vous libres, on vous protège !’…”.
A l’évocation de ce témoignage, des longues procédures qui s’étalèrent sur cinq années, pour aboutir à une “vérité d’Etat” décidée dès 2017, on mesure la mainmise du régime sur sa Justice. L’Etat protège ici ses forces de répression et les blanchit, envoyant un signal d’impunité, tout en déboutant la famille pour ses recours, et mettant en accusation les témoins directs.
Le 20 mars dernier, Kemal Kurkut fut commémoré par sa famille et ses proches, au chevet de son tombeau.
Le 21 mars, Kemal était dans le coeur de toutes et tous sur la place de Newroz à Diyarbakır…
Et d’ailleurs, les célébrations ont commencé avec un hommage, à l’endroit où Kemal est tombé.
Amed Newrozu Kemal Kurkut’un katledildiği yerden başlıyor. Bu Newroz, her Newroz Kemal Kurkut ve tüm katledilenler için…#NewrozPirozBe #KemalKurkut pic.twitter.com/xWwzZcaw1C
— sırrısakık (@sakiksirri) March 21, 2022
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