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Dans le fil précé­dent de cette chronique, je plaçais côte à côte, autour de la notion de résis­tance, le Roja­va et les pop­u­la­tions ukrainiennes.
Et j’écrivais moi-même “oui, mais c’est pas pareil”, en deman­dant qu’on m’explique.

Les expli­ca­tions sur l’Ukraine me sont par­v­enues de la “gauche”, ces jours derniers. Après avoir fait le point sur celles-ci, je vous exposerai les miennes.

Nous ne devri­ons pas aider la “résis­tance” des Ukrainiens pour ne “pas ajouter la guerre à la guerre”. Et que je me drape dans le linceul de Jau­rès. Sans chercher bien loin, je retrou­ve cette for­mule dans la bouche d’un cer­tain François Mit­ter­rand, men­tor de celui qui la prononce aujour­d’hui. Il par­lait alors de Sara­je­vo et s’arc boutait con­tre une lev­ée d’embargo sur les armes en direc­tion de la résis­tance bosni­aque. Il alla même jusqu’à les pronon­cer sur le bitume même de l’aéro­port de la ville, en annonçant qu’il n’é­tait pas con­tre l’en­voi d’ambulances.

Qua­tre années de siège plus tard, la Bosnie comp­tait ses morts, était dépecée sous une apparence d’ad­min­is­tra­tion unique, et le même Mit­ter­rand s’é­tait ren­du à l’év­i­dence d’une réu­ni­fi­ca­tion de l’Allemagne.

Depuis, la trace de celles et ceux qui, à Sara­je­vo, Bihać, Goražde, avaient durant cette guerre con­solidé une organ­i­sa­tion civile des pop­u­la­tions sans divi­sion eth­nique, a dis­paru. Cette absence de sou­tien mas­sif a prof­ité à une sor­tie de guerre où les nation­al­ismes et l’é­tatisme ont tri­om­phé con­tre le vivre ensem­ble pop­u­laire et les embryons d’or­gan­i­sa­tion nés de la survie. Encore mieux que le stand by de Staline face à la destruc­tion de la résis­tance des Varso­viens au nazisme.

Si je reviens une fois de plus sur cette his­toire récente, ce n’est pas sim­ple­ment parce que je l’ai vécue, mais parce qu’elle m’a révélé qu’une guerre de résis­tance pou­vait faire naître des résiliences pop­u­laires inat­ten­dues, voire même, pour peu qu’il exista dans la pop­u­la­tion une volon­té poli­tique pour le soutenir, une émancipation.

Qui, en 2011, pou­vait penser que la par­tie du Kur­dis­tan en Syrie, ferait naître dans la guerre, le pro­jet éman­ci­pa­teur du Roja­va ? Les gauch­es ont alors prin­ci­pale­ment crié à l’in­stru­men­tal­i­sa­tion améri­caine des print­emps arabes, tou­jours dans la même posi­tion camp­iste dont je par­le dans ma chronique précé­dente. Et com­ment en est-on arrivé à un sou­tien affiché des mêmes au “Peu­ple kurde”, après des revire­ments qu’on s’est empressé de faire oublier ?

Pourquoi donc le sou­tien act­if au Roja­va, la pop­u­lar­i­sa­tion du pro­jet poli­tique com­mu­nal­iste, est-il effec­tué par la “mou­vance anar­chiste” avec ses forces poli­tiques restreintes qu’on lui con­naît, plutôt que par les gauch­es, qui font du bruit en man­i­fes­ta­tion mais intè­grent plutôt la cause kurde dans une démarche clientéliste ?

Je ne dis pas que les militant.es de gauche ne sont pas sincères dans leur démarche de sou­tien et que même beau­coup d’en­tre eux, elles, au con­tact de la réal­ité ne réalis­eraient pas l’im­por­tance du pro­jet de “con­fédéral­isme démoc­ra­tique”. Je par­le du fait que ce pro­jet même soit antin­o­mique avec l’é­tatisme revendiqué de ces gauch­es, ce qui les amène à pren­dre des posi­tions à géométrie vari­able, où sou­vent le chau­vin­isme domine, quand le camp­isme n’amène pas à soutenir des régimes qui oeu­vrent con­tre leurs pop­u­la­tions, au nom de “l’an­ti impéri­al­isme”.

Voilà donc qu’on m’ex­plique que la lutte kurde (en omet­tant leurs alliés au pas­sage) aurait une sorte de trans­parence et de pureté sur la ques­tion du “droit des peu­ples à dis­pos­er d’eux mêmes” que n’au­raient pas les pop­u­la­tions ukraini­ennes. Celles-ci seraient atlantistes, tournées vers l’UE et son monde libéral, et infil­trées par le néo-nazisme. Une vari­ante, là encore, du dis­cours social démoc­rate et des ex stal­in­iens, en vogue lors de l’é­clate­ment de l’ex Yougoslavie, qui par­laient alors de guerre eth­nique et religieuse.

D’autre utilisent le linceul de Jau­rès pour y écrire un paci­fisme non aligné.

Je rap­pelle une fois pour toutes que feu Jau­rès n’u­til­i­sait pas son oppo­si­tion à la guerre en paci­fiste égoïste et chau­vin, mais qu’il dénonçait le con­flit qui deve­nait inéluctable entre les Empires qui rég­naient sur le monde et n’avaient trou­vé que la guerre pour se le partager. Toutes les par­ties au con­flit avaient alors une ambi­tion de guerre. Il n’y avait ni enne­mi prin­ci­pal, ni ami de mon ami, pour cette gauche là. Et la posi­tion de Jau­rès n’é­tait pas morale. Il y a donc un effet de manche à vouloir réveiller un mort, pour jus­ti­fi­er ses tro­pismes. Il a pour­tant droit à la paix.

On voudrait ren­dre la con­fu­sion plus grande autour du “non aligne­ment” qu’on ne s’y prendrait pas mieux. Un tel principe est très juste, mais ce principe est tout autant util­isé par ceux qui veu­lent armer les peu­ples, en impéri­al­isme sec­ondaire. Il accom­pa­gna le fait que la France se dote de l’arme nucléaire. Une défense européenne ? Le dou­ble­ment des bud­gets mil­i­taires ? Cela mérite un autre article.

Et qui par­le de pouss­er les Etats européens à la guerre ? Qui demande l’in­ter­ven­tion mil­i­taire des puis­sances, dont cer­taines sont nucléarisées ? L’OTAN elle-même n’a-t-elle pas, dès le départ, annon­cé qu’elle observerait, après avoir jeté son huile ?

On ne peut exonér­er ce sys­tème mil­i­taire de ses inten­tions. Encore faut-il ne pas sim­pli­fi­er, là encore, de façon binaire.

C’est bien parce que Pou­tine savait que l’OTAN ne pou­vait bouger, qu’il a con­crétisé son pro­jet de guerre d’an­nex­ion. Et ce pro­jet poli­tique, entamé en Géorgie, Mol­davie, en voie d’achève­ment en Biélorussie, sans oubli­er le mar­tyre de la Tchétchénie, les inter­ven­tions extérieures, n’est pas une légitime défense face à une “men­ace”, mais bien une ambi­tion de revenir en force par­mi les puis­sances impérialistes.

Sauf à con­sid­ér­er que l’his­toire soit celle de com­plots impéri­al­istes qui se suc­cè­dent, que les peu­ples subis­sent sans avoir d’ex­is­tence, on doit cess­er de car­i­ca­tur­er la marche du monde, et pren­dre le par­ti des peu­ples agressés, en rompant avec les réflex­es de replis chau­vins. Cela servi­rait peut être à avoir une parole de gauche présente dans ce que juste­ment, organ­isent les Etats cap­i­tal­istes entre eux.

Cela passe par le non écrase­ment de la volon­té d’un peu­ple, et, à min­i­ma par lui fournir les moyens de sa résis­tance, de la sim­ple sol­i­dar­ité exprimée, en pas­sant par la désig­na­tion et la con­damna­tion sans “oui mais” de l’a­gresseur, jusqu’aux aides con­crètes, y com­pris en armes.

Com­ment cette gauche peut-elle avoir ensuite une voix audi­ble sur la ques­tion des réfugiés par exem­ple ? Com­ment cette gauche qui flat­te de fait la “peur de la guerre” et ses con­séquences, aurait-elle un écho pour dénon­cer le tri des migrants, toléré et organ­isé aux portes de l’Ukraine ?

Alors que, dans la pop­u­la­tion française, on racise, on instru­men­talise la crainte des migrants, essen­tial­isés comme musul­mans, et que déjà le sim­ple dis­cours moral domine con­tre les théories du “grand rem­place­ment”, entretenues par la con­fu­sion d’un print­emps répub­li­cain trans-par­tis, la gauche, du fait de sa posi­tion, même involon­taire­ment, sem­ble vouloir ren­dre respon­s­ables les Ukrainiens “européistes” de ce tri raciste effec­tué aux fron­tières. Mais n’est-ce pas l’UE elle même qui l’or­gan­ise, depuis des décen­nies ? Et quelle est la pra­tique en la matière de Pou­tine et de son allié biélorusse ?

Qui, de l’UE, de Pou­tine et des alliés biéloruss­es et turcs du moment, a égale­ment amené à la mort d’hommes de femmes et enfants aux fron­tières ?

On voit jusqu’où le dis­cours hors sol sur “la paix”, ver­sus instru­men­tal­i­sa­tion des craintes légitimes de “la guerre”, pour­rait men­er : être inaudi­ble sur l’ac­cueil incon­di­tion­nel des migrant.es aux fron­tières de l’UE et, obser­va­teurs impuis­sants,  semer les derniers ger­mes de con­fu­sion dont per­son­ne n’a besoin dans ce cap­i­tal­isme en crise, quand il s’ag­it de sol­i­dar­ités élémentaires.

Le “Godot” n’é­tant tou­jours pas tombé, l’Ukraine non plus, je pour­suiv­rai donc, tou­jours en l’at­ten­dant, cette chronique.

A suiv­re…

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…