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Garibe Gez­er, une pris­on­nière kurde de 28 ans, orig­i­naire de Nusay­bin, incar­cérée dans la prison de type F de Kandıra, qui avait révélé courant octo­bre 2021 qu’elle était objet d’a­gres­sions physiques et sex­uelles, a été retrou­vée morte dans la cel­lule d’isole­ment où elle était enfer­mée pour une sanction.

L’ad­min­is­tra­tion de la prison déclare qu’il s’a­gi­rait d’un sui­cide, et que Garibe se serait pen­due. L’av­o­cate et defenseure des droits humains Eren Keskin s’é­tait chargée du dossier de Garibe Gez­er, depuis ses révéla­tions. C’est elle qui annonça son décès sur les médias soci­aux en début d’après midi du 9 décem­bre. “Il y a quelques min­utes nous avons été infor­més que notre cliente Garibe Gez­er se serait sui­cidée dans la prison de Kandıra. Elle était vic­time de tor­tures. Elle avait une sanc­tion de cel­lule d’isole­ment. Le directeur de la prison a appelé sa soeur. Mal­heureuse­ment nous avons per­du notre Garibe”. Elle demande “Com­ment une per­son­ne peut-elle se pen­dre dans une cel­lule d’isole­ment?” et ajoute que les avo­cats de l’As­so­ci­a­tion des droits humains (IHD) et l’As­so­ci­a­tion des juristes pour la lib­erté (ÖHD) sont en route pour être présents à l’au­top­sie de Garibe.

Quelques heures plus tard, Eren écrit à nou­veau, et dénonce que l’au­top­sie a été effec­tuée et s’est ter­minée, sans atten­dre les avocat.e.s qui étaient en route. “Même dans les années 90, ce genre de choses ne pou­vaient exis­ter !!!” dit-elle.

Avocat.e.s empêché.e.s d’accès sur les lieux

Les avo­cats arrivé.e.s sur place à 22h45, rela­tent les empêche­ments ren­con­trés : Une per­son­ne se présen­tant comme com­man­dant de gen­darmerie, leur refusa l’ac­cès à la prison, en pré­tex­tant qu’il n’y avait per­son­ne de respon­s­able sur place et qu’il ne pou­vait les join­dre. Plus tard, on leur annonça que, selon le règle­ment, l’ac­cès à l’étab­lisse­ment était inter­dit après 23h00. Leur demande d’établir un procès ver­bal afin d’of­fi­cialis­er la sit­u­a­tion, leur fut refusée, en rai­son d’ab­sence de per­son­ne habil­itée pour la con­tre-sig­na­ture. Les avo­cats furent donc oblig­és d’établir le doc­u­ment unilatéralement.

C’est seule­ment suite aux con­tes­ta­tions qui s’élèvent sur les réseaux soci­aux et médias, que l’ad­min­is­tra­tion de la prison céda devant la pres­sion de l’opin­ion publique, et autorisa les avocat.e.s à entr­er dans l’établissement.

Eren Keskin explique : “Il y a quelques mois, Garibe Gez­er avait fait une ten­ta­tive de sui­cide pour pro­test­er con­tre les tor­tures qui lui avaient été infligées dans la salle aux mouss­es1. Lorsque nous nous sommes entretenues en novem­bre à la prison, elle avait le moral. Lors de sa dernière com­mu­ni­ca­tion télé­phonique, elle a dit à sa soeur qu’elle avait des sanc­tions de cel­lule d’isole­ment de 5 jours et 20 jours. Dans ce type de pris­ons, la sanc­tion de cel­lule d’isole­ment est une torture.”

Aujour­d’hui, le 10 décem­bre, la dépouille de Garibe a été remise à ses proches à l’hôpi­tal. Lors de l’at­tente, les sou­tiens et avocat.e.s qui patien­taient furent violenté.es. Eren Keskin rap­pelle “Et aujour­d’hui, le 10 décem­bre : c’est la journée des droits humains !”

Nous avons appris à cette occa­sion, que le maire de Mardin qui est en réal­ité un tuteur admin­is­tra­teur désigné par le régime, depuis que les vrais co-maires élu.e.s ont été écarté.e.s, a refusé d’af­fréter un véhicule pour rap­a­tri­er le corps à Mardin. La famille a été con­trainte de se débrouiller seule…

Une histoire de famille “comme le résumé de la persécution faite au Kurdes”

La jour­nal­iste Meltem Oktay écrit “J’ai con­nu Garibe, lorsque son grand frère Bilal Gez­er fut assas­s­iné en 2014 par des gangs lâchés par l’E­tat. Quant à son deux­ième grand frère Mehmet Emin Gez­er, il fut blessé par balle au dos, lors d’un feu ouvert depuis le com­mis­sari­at, alors qu’il protes­tait con­tre l’as­sas­si­nat de son frère. Il fut paralysé des jambes.” 

L’his­toire de famille Gez­er, est comme “un résumé” de la per­sé­cu­tion faite au Kur­des dit Eren Keskin. “Aucune impor­tance n’est-ce pas ? Le frère de Garibe a été assas­s­iné en 2014, son autre frère, en voulant dénon­cer le sort de son cadet, fut blessé, paralysé. Un autre frère est en prison. Les douleurs que Garibe et sa famille vivent ne sont qu’un ‘résumé’. Je pense à sa mère. J’ai honte. Nous n’avons rien pu faire.”

garibe gezerDe la bouche de Garibe

Le 24 octo­bre dernier, Jiyan Tosun, avo­cate du ‘Bureau d’aide juridique con­tre les agres­sions sex­uelles et vio­ls’ trans­met­tait à Jin­news, la ver­sion des faits, de la bouche de Garibe.

Garibe était arrêtée à Nusay­bin en 2016 et empris­on­née. Durant les 5 ans, elle fut vic­time de nom­breuses vio­la­tions de droits, a subi des sanc­tions dis­ci­plinaires d’isole­ment. Après la dernière sanc­tion dans la prison de Bünyan, à Kay­seri, elle fut l’ob­jet d’un trans­fert for­cé vers la prison de Kandıra à Kocaeli. Mais les sanc­tions ont con­tin­ué à pleuvoir…

Après avoir ter­miné une sanc­tion dis­ci­plinaire de 22 jours de cel­lule d’isole­ment, Garibe Gez­er demande qu’on la trans­fère dans une cel­lule à trois avec ses amies. Avec insis­tance, Garibe a demandé ce trans­fert. Elle enta­mait des procé­dures en envoy­ant des let­tres à la direc­tion, elle fai­sait des requêtes. Mais sa demande est refusée. Elle fut main­tenue seule dans une cel­lule. Elle fait alors une protes­ta­tion de “coups sur la porte”, elle réitère sa demande. Les gar­di­ens la prévi­en­nent, “si tu con­tin­ues on te met­tra dans la salle à mouss­es”. Garibe con­tin­ue. Une équipe de gar­di­ens plus nom­breuse arrive. A ce moment, Garibe por­tait un sarouel. Pen­dant que les gar­di­ens l’amè­nent par la force, en la trainant, son sarouel s’est enlevé. Elle est ain­si trainée sur le sol, tout au long des couloirs, demie nue, en présence majori­taire de gar­di­ens hommes, avant d’être jetée dans la salle à mousse. Elle y est main­tenue durant 24 heures. Ensuite, elle est ramenée dans sa cel­lule, seule. Et là, elle subit des fouilles par des gar­di­ennes femmes, des agres­sions sexuelles…”

Jiyan Tosun affir­mait le jour de l’in­ter­view, “même si nous avons porté plainte dès que nous avons pris con­nais­sance de son cas, nous avions pu attein­dre Garibe bien trop tard”. Elle pré­cise que devant ce type de plaintes le par­quet devrait automa­tique­ment ouvrir une enquête et étudi­er les témoignages. “Mais rien n’est fait. Est-t-elle main­tenue dans cette cel­lule 24 heures ? Que sont devenus les enreg­istrements de vidéosurveillance ?”

Je suis sûre qu’ils lui ont fait quelque chose”

Asya Gez­er, la soeur de Garibe, elle, répète inlass­able­ment qu’elle a par­lé avec elle la dernière fois le 16 novem­bre, et qu’elle allait très bien : “Elle m’a dit que l’op­pres­sion sur elle avait dimin­ué, et qu’elle avait le moral. Je lui ai dit que j’al­lais lui ren­dre vis­ite en jan­vi­er. Très heureuse, elle m’a répon­du qu’elle avait hâte. Et même, je lui ai envoyé trois col­is. Elle m’a demandé les pho­tos de mes enfants, et des vête­ments”.

Asya, affirme qu’une per­son­ne se présen­tant comme deux­ième directeur [de la prison] l’a appelée. “Cette per­son­ne m’a dit que ma soeur s’é­tait sui­cidée. J’ai réa­gi en lui dis­ant que je ne croy­ais pas à cela. Et lorsque je lui ai dit que je porterai plainte, il m’a répon­du ‘lorsque vous vien­drez ici, nous en par­lerons en détail’. Il m’a égale­ment infor­mée que la dépouille était trans­férée à l’In­sti­tut médi­colé­gal. Actuelle­ment je suis en route de Mardin vers Kandıra. Je ne crois pas au sui­cide de ma soeur. Je suis sûre qu’ils lui ont fait quelque chose.”

La mère de Garibe, Hal­ime Gez­er, avait d’ailleurs fait un appel le 15 novem­bre dernier, lors des man­i­fes­ta­tions de femmes, et eu un malaise à la fin de son inter­ven­tion : “Ils n’ont même pas peur du dieu. Ils tor­turent mes enfants. Pour quelle rai­son ? Avec quel droit  ? Vous n’avez aucun droit de tor­tur­er ma fille. Elle n’avait que 20 ans, vous l’avez empris­on­née, vous l’avez tor­turée. Vous l’avez trainée par terre, agressée, vio­lée. De quel droit ? 
Je salue aus­si mon fils qui est dans la prison d’E­lazığ. Je salue tout.e.s celles et ceux qui sont en prison. Je salue tout.e.s celles et ceux qui subis­sent la tor­ture. Notre prési­dent [Sela­hat­tin Demir­taş] est main­tenu sous l’eau…”

22 tentatives de question au Parlement

Mer­al Danış Beş­taş, vice-prési­dent du groupe du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP) a pris parole à Assem­blée. Elle a rap­pelé que le 25 octo­bre, le groupe de femmes du HDP avait déposé une proposition/question et qu’elle con­cer­nait la pris­on­nière Garibe Gez­er. “Elle venait d’être trans­férée de la prison de Kay­seri à Kandıra et lors de ce trans­fert, elle avait subi de graves tor­tures, agres­sions et vio­ls. (…) Nous avons réitéré cette ques­tion 22 fois. De l’ad­min­is­tra­tion de la prison, jusqu’au min­istère, pas­sant pas la Direc­tion générale des étab­lisse­ments car­céraux, toutes les autorités, ont essayé d’é­touf­fer cette affaire. (…) Ces respon­s­ables ont leur sig­na­ture sous la mort de Garibe. Nous sommes pro­fondé­ment attristé.e.s. Si seule­ment le min­istère avait daigné lire et répon­dre à notre ques­tion, avait aver­ti l’ad­min­is­tra­tion de la prison, Garibe Gez­er ne serait pas morte aujourd’hui.”

Mer­al Danış Beş­taş se ques­tionne pour savoir com­ment une per­son­ne isolée dans une cel­lule peut se sui­cider. “Elle a déjà fait un ten­ta­tive. Elle aurait un pen­chant. Sup­posons qu’elle se soit sui­cidée, que fait la direc­tion de la prison ? La sécu­rité de la vie de ces per­son­nes n’est-elle pas con­fiée à l’E­tat ? Ne sont-ils pas respon­s­ables de leur pro­tec­tion ? Nous par­lons ici, chaque jour, de dif­férents inci­dents con­cer­nant les pris­ons. Celui-ci est en vérité un assas­si­nat. Les respon­s­ables de la prison de Kandıra doivent être immé­di­ate­ment retirés de leur fonc­tion. Nous revendiquons l’ar­resta­tion des respon­s­ables, et l’ou­ver­ture d’une enquête en urgence.”

La mort de Garibe s’a­joute aux cen­taines de vic­times, dénon­cées ou restées dans l’ou­bli, du sys­tème car­céral, de Turquie depuis moins d’une décen­nie. Le régime actuel de Turquie, où le judi­ci­aire est directe­ment soumis à la volon­té unique du régime auto­cra­tique, qui con­damne, incar­cère au gré d’ac­cu­sa­tions génériques comme “appar­te­nance à”, “ter­ror­isme”, tout opposant.e, met en geôle autant que ceux qui ont précédé. Si la mise en scène de coup d’é­tat de 2016 per­met par­fois de par­ler de mas­si­fi­ca­tion de la répres­sion, c’est oubli­er que les décen­nies de 1980 et 1990 firent des vic­times par mil­liers, bien avant Erdoğan. Les femmes tor­turées ne s’ap­pelaient pas alors Garibe, mais Sakine. Pour l’une, on vient de maquiller sa mort en sui­cide, pour l’autre on l’a assas­s­inée ensuite en plein Paris.

La poli­tique nation­al­iste anti kurde, la turcité meur­trière, se trans­met au sein des régimes qui se suc­cè­dent, et se suc­cèderont sans doute.

Garibe, de par son his­toire per­son­nelle, de par son his­toire famil­iale devient une mar­tyre sup­plé­men­taire de la cause de son peu­ple. Mais les cir­con­stances qui amè­nent à sa mort, son corps de femme agressé, en font aus­si un fémini­cide d’état.


Image à la Une : Hal­ime Gez­er, mère de Garibe.

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