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“En exil, le fait de rester debout, sans se dissoudre, est une résistance à part entière. D’un côté, depuis l’endroit où vous vous trouvez, vous menez une lutte, contre la polarisation, le silence et l’inaction auxquels le pouvoir essaye de vous condamner, d’un autre côté, dans le pays où vous arrivez, vous vous efforcez d’ouvrir de nouveaux chemins et espaces, malgré les incertitudes, la langue, le style de vie et la bureaucratie, pas toujours facile à comprendre. C’est une autre étape ardue de la résistance.”
Şehbal Şenyurt Arınlı fut la toute première femme à la caméra, en Turquie. Elle est une réalisatrice de documentaires talentueuse qui, en transformant ses propres questionnements en un combat, a su à donner un brin de respiration dans les périodes les plus critiques de son pays. Elle a appris à lutter contre le système, dès ses premières années de journalisme, à travers la réalité des histoires humaines qui restent en arrière plan de l’actualité. En incluant le regard et les couleurs de la femme dans son cadrage, elle a créé un film à partir de chaque vie croisée. Et, avec chacun de ses films, elle a posé une trace dans la mémoire de l’Histoire.
Aujourd’hui Şehbal poursuit sa vie, qui n’est que lutte, en Allemagne, en portant les expériences des oppriméEs, à travers sa caméra et sa plume.
L’Europe n’avait jamais été autant témoin de l’exil de ceux et celles qui résistent… Artistes, politiques, universitaires, intellectuelLEs, des personnes précieuses provenant de Turquie poursuivent leur lutte en Europe, car leurs vies ne sont mises au service d’autre chose que de l’intérêt du peuple, et du rêve d’un monde meilleur.
Le voyage de celleux qui tiennent tête à la persécution et l’injustice, est grave et laborieux. Parcourons donc les pages de la vie de Şehbal Şenyurt Arınlı, et lisons dans quelles interstices de cette résistance, l’exil se niche-t-il.
” Ma volonté d’exister dans tous les domaines du système de domination machiste, en tant que femme, était pour moi un instinct depuis la petite enfance. Le questionnement sur le fait d’être limitée aux rôles définis m’a préoccupée très tôt. Enfant déjà, les rôles sociaux endossés par les hommes et femmes furent pour moi, des points d’interrogation. J’ai fait mes études à L’École de journalisme de la Faculté des Sciences politiques. A l’époque de mes études, ces deux branches étaient rattachées. Dans cette époque qui d’ailleurs, fut la période la plus chaotique de la Turquie, où le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 s’est déroulé, je travaillais, tout en faisant des études de Sciences politiques, comme journaliste dans la presse et à la télévision.
Il était important pour moi d’exercer à la fois mon métier dans les politiques actives de cette période, de mener mon combat d’existence en tant que femme, et de me questionner “quels doivent être notre couleur, notre langage, notre style ?”. J’avais ressenti la différence chez les femmes, dans leur façon d’observer et d’analyser. Si vous faites partie du système machiste vous aurez une façon de voir, si vous portez les questions tendant à changer ce système, vous verrez autrement. Par conséquent, j’ai toujours donné de l’importance au fait que les femmes soient “équipées” pour transmettre leur vision dans tous les domaines.
Lors des années où j’ai commencé à exercer mon métier, il était particulièrement compliqué de prendre place dans le versant technique du cinéma. Même aujourd’hui cela reste difficile, imaginez donc, à cette époque. Le matériel est lourd, vous avez du mal à le porter. Vous devez trotter avec une caméra de 12 kg et l’appareil d’enregistrement de 8 kg. D’autres appareils, des câbles géants… Cette période où je m’affairais parmi des hommes costauds, fut une époque assez pénible pour moi.
Au début, je suis entrée dans le cinéma, comme autrice de scénario, assistante réalisatrice. Mais, avec le besoin ressenti, pour voir autrement, pour tourner autrement, je me suis trouvée dans le domaine technique. Du rangement de câbles à l’assistance à la réalisation, j’ai rempli beaucoup de tâches techniques. Le fait que je devienne la première “camera-women” de la Turquie, était en fait le résultat des questions posées par mon identité de femme, à moi-même.
Après avoir expérimenté moi-même comment une femme peut exister dans ce domaine difficile, j’ai décidé de commencer à enseigner. J’ai enseigné à de nombreuses femmes la caméra et la technique, j’ai essayé de les encourager, les soutenir.
Je n’ai pas poursuivi ma vie de journaliste trop longtemps, car ce qui restait en arrière plan de l’actualité quotidienne avait commencé à m’intéresser encore plus. Les 1990 en Turquie, étaient encore des années brûlantes, de plomb, aussi d’exil, je dirais, peut être un peu plus graves de d’habitude. C’était une période où, avec les villages brûlés, vidés, la question kurde était encore profondément dans l’actualité. A cette époque, je produisais encore de l’information, pour la presse internationale. Ensuite, j’ai travaillé derrière la caméra, comme productrice, durant de longues années avec Mehmet Ali Birand, pour son émission “32. Gün” (32ème jour). Après toutes ces expériences, il s’est éveillé en moi un besoin de narrer les faits quotidiens et événements d’une façon plus consistante. Ma recherche d’une autre façon de travailler, dans une perspective historique, qui peut se constituer comme vision pour le futur, allant au delà de l’actualité quotidienne, hebdomadaire, ou encore dossier spécial, m’a orientée vers la production de documentaires. Les problèmes fondamentaux de la Turquie furent toujours dans mon agenda et dans mes films et j’ai travaillé principalement ces sujets.
A cette époque, le concept de documentaire était perçu comme le seraient des réalisations sur la nature et les animaux. La production de documentaires n’était pas comprise à travers la vie et les histoires humaines. A toutes occasions nous nous sommes réuniEs entre amiEs et avons discuté de comment nous pouvions changer et transformer cette perception. Nous avons échangé pour répondre à la question, “comment mettre sur pied un cinéma militant afin d’enregistrer le vécu du présent”. Aussitôt après, avec un conséquent groupe de cinéastes, nous avons fondé L’Union des cinéastes documentaristes (Belgesel Sinemacılar Birliği), dont, je peux dire, je suis la marraine de l’idée. Ainsi, la perspective des histoires humaines ont pu entrer dans la notion de documentaire. Surtout, alors que le documentaire ne faisait pas partie du domaine du cinéma, nous avons mené un travail de cinéma itinérant qui fonda des retrouvailles d’histoires humaines avec le public. Nos films, soulignant à travers des histoires humaines, naturellement, les problèmes de la Turquie, n’étaient pas accueillis par les chaînes de télévision. Nous avions alors été obligéEs de développer nos propres méthodes. Les villages et villes, tous les petits espaces où nos films rencontraient de petits publics, se transformaient en des lieux où les problèmes de la Turquie étaient discutés. Après avoir regardé dans un village, un film sur la question kurde, la question arménienne, les minorités, nous avions l’occasion d’en parler avec les populations, d’échanger sur les problèmes fondamentaux du pays.
Alors que je poursuivais ma vie professionnelle, je continuais aussi, en tant qu’activiste, un processus politique, parallèlement à ma vie professionnelle. Un sentiment qu’on prenait du retard pour s’exprimer particulièrement sur les questions kurde et arménienne m’avait gagnée. L’assassinat de Hrant Dink fut pour moi un point de rupture, et a intensifié cette réflexion. La question arménienne ne devait pas être abordée seulement par les ArmenienNEs, et le problème kurde seulement par le peuple kurde. Je pourrais conjuguer cela pour toutes les zones de lutte.
Convaincue du fait qu’il fallait pour changer les préjugés et les perceptions, prendre place dans des structures actives, j’ai ressenti le besoin d’être dans un parti politique. A cette époque, c’est le BDP (Parti de la paix et de la démocratie) qui existait, dans le cadre de la lutte politique du Mouvement de libération kurde. J’en fus une candidate aux élections parlementaires.
Lorsque cette proposition m’est arrivée, j’ai réfléchi. J’étais déjà dans la vie politique active, mais très peu de personnes de Turquie prenaient des responsabilités dans la question kurde, et il fallait que certainEs autres que les Kurdes s’expriment. A cette période, nous étions peu nombreux. Mais, avec le temps, tout un nouveau processus a débuté avec la fondation du Parti démocratiques des peuples (HDP), tel un toit abritant d’autres personnes que kurdes. Ma candidature parlementaire était seulement un apport afin de constituer un exemple du fait qu’il était possible de porter la lutte dans d’autres domaines, d’autres populations. Je me présentais dans la région d’Egée, et même s’il était impossible que je sois élue dans cette région où le nationalisme pesait1 il était important d’y parler des Kurdes et de leur lutte. Ce fut le travail que j’ai mené. Finalement, ma vie de parti politique s’est poursuivie au sein du conseil du BDP.
C’était un des moyens de parler au peuple turc, de ce que les Kurdes enduraient, leurs revendications, et au peuple kurde, des craintes du peuple turc. Autrement dit, un moyen de chercher la réponse à la question, “comment pouvons-nous créer un modèle de vie différent ?”.
Je me suis alors installée à Amed (Diyarbakır) dans le Kurdistan du nord, (Turquie Est). Les fondements de ma vie politique, qui continuait avec le congrès du Parti de la société démocratique (DTP), se constituaient des travaux que nous menions pour instaurer une paix durable en Turquie. Nous étions dans une recherche de modèle. Avec quel type de gouvernance la Turquie pourrait-elle instaurer la paix durable ? Tout en cherchant des réponses, nous avons étudié le modèle d’autonomie et discuté sa faisabilité en Turquie. Lors de ces échanges, mes travaux se sont concentrés sur l’économie écologique. En tant que femme, la lutte des femmes était également une partie de ma vie, l’écologie, la liberté des genres étaient des approches qui apportait une ouverture d’horizon à nos problèmes.
Alors que nous menions ces discussions, le processus de résolution2 débuta en Turquie. Mais nous sommes toujours restéEs en observation et avons discuté sur la sincérité du pouvoir en place. S’asseoir à la table de la paix voulait dire à minima, discuter de ce problème plus que centenaire de la Turquie, avec l’Etat. Cela voulait dire pour la transmission d’informations dans l’espace public, une respiration, même partielle… Hélas, le souffle du vent de la paix fut court, la table installée fut renversée et le processus inversé.
Les dernières 7 années précédant mon exil, se sont déroulées avec des efforts pour rechercher des réponses au besoin de paix que les peuples de Turquie et du Kurdistan ressentaient. Tous les travaux menés dans l’axe de la paix furent criminalisés : Cizre, Sur… L’Etat, avec tous ses vieux réflexes, s’est dirigé vers l’anéantissement d’un peuple entier. Des massacres, gardes-à-vues, arrestations… En vérité, le chemin de l’exil était déjà présent à cette époque 3 car tous les efforts pour la paix, s’étaient déjà transformés en chefs d’accusations, dans le chapitre “destruction de l’Etat”. Lors des évènements de Kobanê je fus placée en garde-à-vue pendant un court moment. Je me souviens encore qu’à cette période j’avais pensé “je ne me plierai pas devant des décisions qui se tiennent au bout des lèvres de ces hommes”. Ensuite, placée à nouveau en garde-à-vue, mon procès avait débuté. Il y avait une ordonnance de confidentialité sur nos dossiers, et même mes avocats ne pouvaient savoir pourquoi j’étais en détention. J’ai appris ultérieurement, que j’avais été arrêtée pour le seul discours que j’avais prononcé en 2011. Le fait que je sois arrêtée pour tout simplement avoir exprimé mon opinion n’était pas de bon augure pour l’avenir. “Qui sait ce qui nous attend ?” me suis-je dit, et j’ai alors décidé de quitter le pays et d’affronter l’exil.
Aujourd’hui, nos camarades qui sont restéEs en Turquie, sont dans une grande lutte nécessitant d’énormes efforts. Mais la lutte peut se mener de partout. Peu importe où nous nous trouvons, ils ne peuvent nous faire taire. Nous continuons et continuerons à exprimer, transmettre, d’une façon ou autre, les injustices commises. Moi, personnellement, j’étais arrivée au dernier point de la lutte que je pouvait mener en Turquie, et pour pouvoir continuer d’autres façons, je suis donc partie en exil à l’étranger.
Arrivée en Allemagne, en cherchant les moyens de rester ici plus longtemps, j’avais sollicité différentes structures. PEN allemand m’a tout de suite soutenue, et j’ai pu obtenir une bourse de séjour.
Me voilà alors dans cet exil, depuis plus de trois ans.
Bien évidemment, je vais exprimer, comme d’autres, que la vie en exil est un lourd processus. En suivant ce qui se déroule dans votre pays, la plupart du temps, vous oubliez où vous êtes. Lorsque vous vous réveillez la nuit, pendant un court instant, vous ne percevez pas où vous vous trouvez. En Turquie ? Ailleurs ? C’est une telle étrange sensation. Vous vivez d’un côté un état d’être lacéré, d’un autre côté, vous entrez dans un combat afin de rester debout et solide, là où vous êtes, et de vous doter d’outils pour pouvoir vous exprimer. Comme apprendre la langue des terres sur lesquelles vous vivez désormais, comme découvrir le pays, ses structures, institutions, ses politiques… Comme essayer de raconter ce qui s’est passé et se passe, à celleux qui ne le savent pas, dans leur langue…
Ces jours-ci, je me focalise plutôt sur la littérature. Tout en continuant à être active dans mes luttes de toujours, j’intensifie l’écriture. Avec le soutien de PEN, un livre de ma correspondance avec Terezia Mora fut publié. J’ai terminé un autre livre intitulé “Journal d’exil” et une novella, qui sont en cours d’édition. Je continue également d’écrire pour des revues en Allemagne. J’interviens dans diverses initiatives, et bien sûr je poursuis la lutte politique. Par ailleurs, je tâche de contribuer aux solidarités avec les migrants et exiléEs, non seulement de Turquie, mais de tous les peuples. En tant qu’exiléEs des pays antidémocratiques, nos problèmes sont communs. Pour cette raison, la solidarité internationaliste a une grande importance.
L’exil n’est pas une identité qui nous appartient seulEs.
La vérité que je tire de mon vécu, consolidée à travers l’expérience de l’exil, est constituée, non de réponses apportées, mais de questions qui changent et mutent continuellement, selon les nouvelles conditions.”
Comme Şehbal le souligne dans sa dernière phrase, elle qui a passé sa vie dans la lutte et les questionnements, la clé de ce combat qui se poursuit, toujours en cherchant des réponses aux nouvelles questions, est la solidarité.
C’est pour cela que dans son article “Connaitre une ville… Se re-connaitre”, Şehbal Şenyurt Arınlı résume sa lutte ainsi :
“Comme c’est arrivé peut être des milliers de fois, pour des milliers d’expériences de vie, sont changés maintenant, les noms, les lieux, mais la force pour résister, pour être solidaire contre les injustices, est toujours présente !”.
Şehbal Şenyurt Arınlı • sehbalsenyurtarinli.net • YouTube SU Film • Facebook • Twitter @SehbalSA / @SehbalSenyurt