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L’ar­ti­cle de Mehveş Evin pub­lié sur Duvar Eng­lish le 04 févri­er 2021 10h55

L’opposition de la Turquie n’est-elle pas aussi sexy que celle de Navalny ?

J’é­coute divers pod­casts, je lis des nou­velles sur l’Eu­rope et les États-Unis. Ces jours-ci, le leader de l’op­po­si­tion russe Alex­ei Naval­ny et les récentes man­i­fes­ta­tions en Russie — qui sont très récon­for­t­antes et méri­tent une cou­ver­ture appro­fondie — ont dom­iné les “nou­velles étrangères”.

Pour­tant, je n’en­tends pas ce qui se passe en Turquie dans le même moment. Même la résis­tance mise en scène à l’u­ni­ver­sité Boğaz­içi con­tre la nom­i­na­tion illé­gale d’un nou­veau recteur et les cen­taines d’é­tu­di­ants détenus et pris pour cible à maintes repris­es par le prési­dent turc et son parte­naire de coali­tion Bahçeli n’at­tirent pas beau­coup l’attention.

Cela m’amène à me poser des questions :

Pourquoi les médias occi­den­taux ignorent-ils en ce moment les mil­liers de procès inten­tés con­tre les voix de l’op­po­si­tion turque ? Procès pour­tant visibles.

Pourquoi Sela­hat­tin Demir­taş — qui est empris­on­né depuis plus de 4 ans con­tre les déci­sions de la Cour européenne des droits humains — ne reçoit-il pas ne serait-ce que la moitié de l’at­ten­tion portée à Navalny ?

Bien que l’U­nion européenne ait demandé la libéra­tion d’Os­man Kavala, une fois de plus, pourquoi les médias européens ne sont-ils pas désireux de cou­vrir cette his­toire ? Est-elle trop ennuyeuse ? Est-ce que c’est tou­jours la “même his­toire”, encore une fois ?

Alors que des jour­nal­istes, des avo­cats, des étu­di­ants, des uni­ver­si­taires, des artistes et des gens ordi­naires, ain­si que des enfants de 14 ans sont détenus, harcelés, jugés ou appelés “ter­ror­istes”, pourquoi per­son­ne ne prête-t-il atten­tion à eux ?

Je ne pense pas que le “sujet Turquie” soit épuisé, usé jusqu’à la corde. Car chaque fois que le Prési­dent Recep Tayyip Erdoğan fait un com­men­taire ou une cri­tique sévère, il attire toute l’at­ten­tion sur lui. Mais pas un mot sur le peu­ple turc.

Cer­taine­ment pas non plus pour les Kur­des, sauf si cela a un rap­port avec le YPG ou le PKK. Pas les femmes, qui se font tuer chaque jour et voient leurs droits fon­da­men­taux restreints.

Je suis sûre que les cor­re­spon­dants qui cou­vrent la Turquie essaient de faire de leur mieux, alors qu’ils sont opprimés, comme leurs col­lègues turcs. Pour tra­vailler en Turquie, il faut obtenir l’ap­pro­ba­tion de la Direc­tion de la com­mu­ni­ca­tion prési­den­tielle, obtenir sa carte de presse, ain­si qu’une accrédi­ta­tion pour les événe­ments spé­ci­aux. Ain­si, si un jour­nal­iste est un tant soit peu cri­tique, il risque d’être expul­sé, comme c’est le cas pour beaucoup.

Néan­moins, il y a une poignée de jour­nal­istes et de médias cri­tiques en Turquie qui restent et essaient de faire de leur mieux, d’aller vers les gens et de racon­ter leurs his­toires. Ils sont ain­si lais­sés seuls face à eux mêmes.

La Turquie en tant qu’ ”agresseur” à l’é­tranger domine large­ment l’ac­tu­al­ité, en analyse géopoli­tique, mais per­son­ne ne sem­ble s’in­téress­er à la manière dont le régime a été changé pas à pas au cours de ces deux années et demie; com­ment l’al­liance ultra­na­tion­al­iste-islamiste a pris en otage le pays tout entier, alors que l’É­tat de droit, la démoc­ra­tie et le plu­ral­isme ont été vidés de leur substance.

Ce qui, une fois de plus, me laisse songeuse : Les gens en aurait prob­a­ble­ment assez de l’op­pres­sion et des vio­la­tions des droits qui ne cessent de se pro­duire ? Ce ne serait plus une “nou­velle”.

C’est exactement ce que le régime veut et comment il fonctionne :

Ne nous occupons pas des déci­sions de la CEDH — quel est leur pou­voir hein ?

Harcelons les voix les plus cri­tiques, car per­son­ne ne s’en soucie vraiment.

Ne prenons pas de déci­sion rapi­des dans les tri­bunaux et “n’en­travons pas la quête de jus­tice”, lais­sons traîn­er. Des affaires cri­tiques liées aux autorités, comme le meurtre de Hrant Dink en 2007, les dis­pari­tions for­cées, l’affaire Berkin Elvan et même des cas de tor­ture remon­tant aux années 1990  seront tous oubliés avec le temps.

Les procès inter­minables sur la lib­erté d’ex­pres­sion et la lib­erté de la presse finiront par s’es­souf­fler. Chaque semaine, plus de dix procès sont organ­isés à l’en­con­tre de jour­nal­istes. C’est devenu la nou­velle nor­mal­ité.

Des affaires comme l’ac­ci­dent de train de Çor­lu, la cat­a­stro­phe de la mine de Soma doivent égale­ment se ter­min­er en toute impunité, de sorte que per­son­ne n’osera deman­der de nou­veaux comptes aux autorités.

Je me sens dés­espérée et en colère. Je ne crois pas que les choses vont chang­er avec une nou­velle élec­tion. Je n’ai pas con­fi­ance dans le sys­tème élec­toral et je ne vois pas de poli­tique ou de dirigeant d’op­po­si­tion effi­cace. Les chefs de l’op­po­si­tion ne peu­vent pas con­tester les ordres du régime prési­den­tiel. En fait, cer­tains agis­sent même en accord avec le dis­cours autori­taire, notam­ment en ce qui con­cerne la ques­tion kurde, les inter­ven­tions mil­i­taires et les “valeurs religieuses”.

Les dirigeants et les poli­tiques autori­taires dans le monde ne causent pour­tant pas seule­ment du tort à leur pro­pre pays. Ils ont des effets éten­dus dans le monde entier.

Comme le dit le poli­to­logue Dinçer Demirkent, “Ils s’empruntent des straté­gies les uns aux autres. Le ciblage général­isé de per­son­nes au motif qu’elles sont des “ter­ror­istes” est essen­tiel à leurs poli­tiques. Ce qui est nou­veau main­tenant en Turquie, c’est que le procédé est encore plus ambigu. Les gens ne peu­vent pas compter sur le sys­tème judi­ci­aire ou les institutions”.

J’e­spère que cer­tains y prêteront atten­tion avant qu’il ne soit trop tard. 

Mehveş Evin

 

Mehves Evin

Mehveş Evin
Journaliste basée à Istanbul, Mehveş Evin est écrivaine, freelance, animatrice de télévision et de radio. Elle a commencé sa carrière en 1993 et a travaillé comme reporter, rédactrice, directrice de rédaction, rédactrice d’informations numériques et rédactrice de chroniques dans les principaux médias turcs jusqu’en 2015. Evin couvre la liberté de la presse, la politique, les droits humains, l’environnement et les questions relatives aux femmes. Son premier livre De A à Z : comment en sommes-nous arrivés là ? publié en 2018, se concentre sur les défis sociaux et politiques entre 2002–2018. Elle contribue à artigercek.com et anime une émission hebdomadaire de débat politique sur artitv.tv. Elle est titulaire d’une licence en conseil psychologique de l’Université de Boğaziçi (1993) et d’un diplôme d’e-MBA de l’université de Bilgi (2006).

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