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2 septembre 2015. Partout, des élans de solidarité quand le monde entier découvre avec stupeur les images d’un petit garçon kurde, noyé, échoué sur une plage turque, face à l’île grecque de Kos : Aylan. “Pas en notre nom”, clament femmes et hommes regroupés en associations de soutien. À Briançon, on s’interroge. Les dangers de la montagne sont comparables aux dangers de la mer, et si des émigrés cherchent à rejoindre la France en franchissant les Alpes, le risque de drames semblables n’est pas à écarter, surtout en hiver. Il faut éviter cela. C’est l’origine du mouvement Tous Migrants, qui voit le jour en mars 2016.
Comment franchir les Alpes pour passer d’Italie en France ? Les axes ferroviaires, par Menton le long de la côte, le tunnel du Fréjus au nord, sont étroitement surveillés. Le passage pédestre et routier par la vallée de la Roya dans les Alpes-Maritimes, où œuvrent des bénévoles pour accueillir les réfugiés, devient le théâtre d’affrontements avec les forces de l’ordre et l’armée, et d’un acharnement judiciaire à l’encontre de l’agriculteur Cédric Herrou. Les candidats à l’exil cherchent un autre itinéraire. Cette nouvelle route migratoire a pour terminus Briançon. À cela plusieurs raisons.
Le train, d’abord. Depuis les grandes villes d’Italie, une ligne régulière dessert deux gares, Oulx et Bardonecchia, à moins de vingt kilomètres de la frontière. Briançon, ensuite, une ville de 15 000 habitants offrant toutes les ressources pour séjourner, reliée directement par le train à Paris et Marseille. Deux cols, enfin, à moins de deux mille mètres d’altitude, offrant le passage le moins malaisé de toute la chaîne frontalière française, y compris à pied et en hiver. Chacun de ces cols a ses avantages et ses inconvénients.
Le col de l’Echelle, longtemps privilégié pour les migrations, est le plus bas, il est desservi par une route ouverte en été mais fermée en hiver à cause de la neige. Pas de poste frontière fixe, une simple guérite, et une surveillance élastique en altitude. Mais il est fortement enneigé en hiver, et le franchissement du long plateau du col est une épreuve physique sévère pour des jeunes inexpérimentés et mal équipés.
Le col du Montgenèvre, à peine plus haut, est desservi par un axe routier assez fréquenté, ouvert toute l’année, emprunté par des poids lourds. Un vrai poste frontière, où séjourne la Police aux frontières, assure une surveillance permanente avec des moyens matériels importants. Les deux villages du col, en France et en Italie, distants de deux kilomètres, sont intégrés à une station de ski. Franchir le col à pied et en hiver en dehors de l’axe routier présente les mêmes problèmes que le col de l’Echelle, mais en plus court.
Une fois franchi l’un ou l’autre de ces cols, il reste entre dix et vingt kilomètres de routes pour arriver à Briançon, routes sur lesquelles la gendarmerie peut intervenir à tout moment pour des contrôle et des interpellations. Cependant, au débouché du col de l’Echelle sur le versant français, dans le petit village de Névache, des habitants se sont organisés pour assurer un accueil temporaire des exilés dans l’attente de pouvoir les conduire en toute sécurité à Briançon. Parmi ces habitants, un militaire à la retraite, ancien officier supérieur de l’armée française, Bernard Liger, entièrement dévoué à la cause de la solidarité et de l’hospitalité, récemment décédé. Ses obsèques ont été boudées par la ministre des Armées.
À Briançon, les exilés sont pris en charge par les bénévoles de Tous Migrants et accueillis au Refuge solidaire, bâtiment public auparavant inoccupé, mis à la disposition de l’association par la mairie de Briançon, au nom de la Communauté de communes. Clin d’œil du destin, c’était une ancienne caserne abritant les CRS spécialisés dans les opérations de secours en montagne, rebaptisée en utilisant les mêmes initiales avec les mots symboliques de “refuge solidaire”. Depuis sa mise en service, ce bâtiment a hébergé la majeure partie des quelques onze mille exilés accueillis par les bénévoles de Briançon et des villages voisins.
Au Refuge solidaire ou chez des particuliers, les exilés ont été pris en charge, nourris, logés, accompagnés dans leurs démarches. Ils ont pu bénéficier de billets de train à destination de Marseille ou de Paris pour déposer leur demande d’asile, billets payés par l’association. Ils ont pu être soignés le cas échéant, à l’hôpital si nécessaire, grâce à l’engagement de Médecins du Monde. Un certain nombre de ceux qui ont pu arracher de l’administration le statut de réfugié sont revenus dans la région et ont été embauchés dans de petites structures locales.
D’où venaient-ils ? Au début, c’était plutôt du Moyen-Orient, des Syriens notamment. Puis, après l’accord entre l’Union européenne et la Turquie destiné à “retenir” les candidats à l’émigration, c’est l’Afrique Noire qui a pris le relais (Guinée, Côte d’Ivoire, Nigéria, Soudan notamment). Et tout récemment la tendance s’est à nouveau inversée : moins d’Africains, mais des Afghans et des Iraniens, et à nouveau des Syriens. Les causes en sont toujours les mêmes : guerres civiles, dictatures, patriarcat, crises alimentaires ou écologiques. Maraudeurs et bénévoles n’ont eu aucun répit : malgré une courbe en dents de scie, jamais les passages de frontière sur les crêtes des Alpes ne se sont arrêtés.
Si le maire de l’époque, Gérard Fromm, a pris la décision courageuse d’ouvrir les bras de sa ville aux exilés, sans faiblir, il n’était pas seul. Sa majorité municipale a fortement pesé dans ce sens, et plusieurs de ses adjoints ont travaillé avec persévérance et dans l’ombre pour consolider la position exemplaire de la ville de Briançon dans le contexte difficile de la politique migratoire de la France. Que cette belle cohésion du conseil municipal ait récemment volé en éclat, avec des conséquences dramatiques pour les candidats à l’exil, nous y reviendrons. Mais il faut auparavant dire un mot sur un autre aspect du travail des bénévoles : les maraudes.
À l’origine du mouvement de solidarité, les images du petit Aylan. “Pas de ça dans nos montagnes”, pouvait-on entendre. Il fallait éviter que les risques pris par les migrants franchissant les cols des Alpes n’aboutissent à des accidents, parfois mortels. Au début se sont mobilisés des professionnels, guides de haute montagne, accompagnateurs, pisteurs-secouristes, vite rejoints par des alpinistes amateurs, tous familiers des difficultés et des dangers de ce milieu naturel. Ils ont sillonné à tour de rôle et très régulièrement les pentes au pied des crêtes frontalières pour récupérer des hommes et des femmes en difficulté par suite des conditions (froid, neige, intempéries, présence de barres rocheuses) et d’un équipement rudimentaire (ni gants, ni chaussures étanches, ni vêtements de pluie). Les récupérer, puis les conduire au Refuge. Cela s’appelle des maraudes solidaires.
À noter qu’en cas de gros pépin (hypothermie, gelures, chutes entraînant des fractures), les sauveteurs bénévoles faisaient appel au PGHM (Peloton de gendarmerie de haute montagne) basé à Briançon, pour une intervention de secours en hélicoptère et un transfert immédiat sur l’hôpital de Briançon. Ainsi, pendant que leurs collègues les gendarmes mobiles faisaient la “chasse aux migrants” sur les lignes de crêtes pour les repousser en Italie, leurs collègues gendarmes-secouristes prêtaient main forte aux sauveteurs civils et semblaient dire : la solidarité se joue des frontières.
Cet engagement constant des montagnards a permis d’éviter bien des drames, mais n’a pu empêcher d’avoir à déplorer au moins cinq accidents mortels connus. L’un d’entre eux a particulièrement marqué les esprits : la noyade dans la Durance de la jeune Nigériane Blessing, à la suite d’une poursuite nocturne menée par la police dans la vallée au pied du col du Montgenèvre, le 7 mai 2018. Tous Migrants avait alors fait un signalement auprès du procureur de Gap, soupçonnant l’existence d’un délit de “mise en danger délibéré de la vie d’autrui”. Un signalement classé sans suite…
Les maraudeurs, ainsi se sont-ils nommés dès le début, n’ont jamais joué les passeurs. Tous bénévoles bien sûr, et n’allant jamais de l’autre côté de la frontière chercher les candidats à l’exil. En règle avec les lois de la République. Cela ne les a pas empêchés d’être à maintes reprises soupçonnés, accusés, poursuivis, jugés, condamnés… puis petit à petit susceptibles de bénéficier d’un acquittement en appel, voire même d’inverser la tendance en obtenant la condamnation de policiers coupables de faux témoignages, d’en poursuivre d’autres accusés de sévices sur des émigrés dans des postes de la frontière.
L’année 2020, marquée par l’arrivée de la pandémie et les élections municipales, a été le théâtre de changements inquiétants pouvant peser sur le sort des exilés. Durant le confinement de deux mois au début du printemps, le Refuge solidaire a été l’objet d’une surveillance particulière et les bénévoles parfois verbalisés pour des autorisations de sortie jugées illicites, compliquant la simple survie alimentaire des pensionnaires bloqués au Refuge. Les maraudes, elles, devenaient tout simplement impossibles. Quant aux élections municipales, elles ont tourné en bérézina pour Gérard Fromm. Pourquoi ?
Pour des raisons autres que l’engagement de la ville de Briançon en faveur des exilés, la belle cohérence de l’équipe municipale s’est fissurée dans la dernière année de mandat. Un maire usé par le pouvoir, devenu solitaire et autoritaire, en conflit avec ses anciens partenaires sur de nombreux dossiers, finissant par récuser ses adjoints trop marqués “à gauche” pour renverser ses alliances au profit d’une droite dure, dans l’espoir de sauver son siège aux élections du printemps 2020. Peine perdue. Les électeurs déboussolés le lui ont fait sentir, et ont porté au pouvoir un jeune politicien aux dents longues, sous l’influence d’une idéologie identitaire aux antipodes des notions de solidarité qui ont façonné l’image de Briançon aux yeux de l’opinion française.
Sensible au dogme de la “menace d’une invasion”, le nouveau maire Arnaud Murgia s’est rapidement attelé à la tâche d’évacuer de la ville tout ce qui pouvait évoquer les notions de solidarité et d’hospitalité envers les émigrés. Fermeture du Refuge à la date butoir du 30 octobre, et des autres locaux techniques utilisés par Tous Migrants et Médecins du Monde. Demande auprès des pouvoirs publics d’une surveillance accrue des frontières. Et ceci malgré les conseils des gendarmes locaux qui craignaient l’éparpillement incontrôlé des migrants dont le rythme des arrivées ne semble pas vouloir se tasser.
Le milieu associatif et citoyen, les montagnards en maraude comme les “invisibles” de l’accueil quotidien, restent mobilisés pour résister dans un premier temps, et si possible reprendre la main. Contre-attaquer, diraient les militaires, comme Bernard Liger s’il était encore en vie.
Dans l’immédiat, une date, deux publications, et un appel à soutiens
- Du 8 au 11 octobre à Briançon se déroulera le festival Exils, avec projection de films, notamment Déplacer les montagnes de Laetitia Cuvelier et Isabelle Mahenc, et plusieurs tables rondes dont une avec Edwy Plenel, fondateur de Mediapart.
- Les publications, sorties début septembre :
- Trouver refuge, de Stéphanie Besson, aux éditions Glénat. Recueil de témoignages de quatre années de passages au Refuge solidaire, des combats menés par les maraudeurs et les bénévoles, rassemblés par cette accompagnatrice en montagne co-fondatrice de Tous Migrants.
- L’échelle de l’espoir, aux éditions du Fournel, dont je suis l’auteur. Sous forme d’un roman, c’est l’histoire des migrations dans le Briançonnais dans les années 2017–2018, mais aussi la situation complexe en Syrie et dans le Rojava pendant la même période. [L’échelle de l’espoir sur Kedistan]
- L’appel à soutien, sous forme d’une pétition, a été lancé nationalement aujourd’hui mardi 22 septembre, dont les premiers signataires portent les noms de Xavier Malle, évêque de Gap, Edgar Morin, Lilian Thuram, Michèle Rubirola, maire de Marseille, Laurent Berger, Isabelle Autissier, Aurélie Trouvé, Philippe Torreton et Pınar Selek.
Voici le lien permettant d’en lire le texte et d’ajouter sa signature : Pour que le Briançonnais reste un territoire solidaire avec les exilés
Né en 1941 à Toulon, François Labande est un alpiniste et écrivain français, membre fondateur de la section française de la section française de l’ONG Mountain Wilderness et auteur de nombreux topo-guides d’alpinisme, de ski de randonnée et de randonnée pédestre ainsi que d’ouvrages de réflexion sur la pratique de l’alpinisme et la protection des grands espaces libres de la montagne.