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En réalité, en Turquie, particulièrement pour une génération, le terme “12 septembre 80” couvre et décrit toute une période. Les générations suivantes n’en n’ont pas été épargnées pour autant, et toute la gauche turque s’y réfère.
Le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 en Turquie est passé sur le pays comme un rouleau compresseur. Cette période cauchemardesque de persécutions inimaginables, de tortures, d’exécutions, a laissé des marques indélébiles.
Il existe beaucoup de livres, mais aussi des témoignages comme celui de notre ami et auteur du Kedistan, Sadık Çelik qui a passé 8 ans derrière les barreaux, pour être acquitté ensuite, tant d’années plus tard. Et des témoignages picturaux qui, pour être regardés en face, demandent du courage, telles que les oeuvres de Zülfikar Tak, qui a dessiné les méthodes de tortures. Ou encore comme la BD de Zehra Doğan, exposée actuellement à la Biennale de Berlin, et qui paraitra chez Delcourt, en mars 2021, dans laquelle elle livre son quotidien dans la prison de Diyarbakır d’aujourd’hui, et remonte l’histoire de cette sinistre geôle jusque dans les années 80.
Cet entretien, avec une des témoins des prisons des années 80 en Turquie jette une lumière crûe sur les prisons et les méthodes… Il fut initialement publié dans le n°53 de la revue Express, parue en Septembre 2005. 1+1 le publie à nouveau pour le 25ème anniversaire du coup d’Etat, et Kedistan en partage la traduction française, comme archive de référence.
Seza Mis Horoz, témoin des emprisonnements du 12 septembre
Un entretien réalisé par Siren İdemen et Ayşegül Oğuz
L’officier d’interrogatoire avait dit, “Lorsque vous sortirez, vous allez retrouver une telle jeunesse, qu’on ne vous reconnaitra pas, ni que vous ne la reconnaitrez”. Qui étaient ces jeunes qu’ils emprisonnaient, torturaient ? Que voulaient-ils ? Que leur ont-ils fait dans les prisons du 12 septembre ? Nous écoutons Seza Mis Horoz, membre actif de İnsan Hakları Derneği (İHD, Association des droits humains), de Tutuklu ve Hükümlü Yakınları Birliği (Union des proches des condamnés et incarcérés), et de 78’liler Vakfı (Fondation des 78ards), qui a vécu la persécution pratiquée dans les prisons d’Erzincan, Mamak (Ankara), Metris (Istanbul) et Çanakkale, . Numéro spécial “25 ans du 12 septembre”, de la revue Express.
Où étais-tu avant 1980, que faisais-tu ?
Il est vrai que pour notre génération il y a eu une fracture comme “avant 80” et “après 80”. Jusqu’à ce que je termine le lycée en 1973, j’étais dans une petite ville à Iğdır. Quatre d’une fratrie de huit, sommes arrivéEs à Istanbul pour faire des études. Je me suis inscrite à l’Université d’Istanbul, à la Faculté de Sciences Économiques. En réalité, mes notes étant hautes, j’aurais pu fréquenter une meilleure école, mais comme j’étais obligée de travailler, j’ai du faire le voeux d’une école qui n’exigeait pas l’assiduité. C’est aussi une particularité de notre génération ; nous faisions des études tout en travaillant, et à la fois, nous étions au coeur de la politique.
Où travaillais-tu ?
En même temps que l’université, je fus intégrée comme fonctionnaire à la Direction régionale de la Sécurité Sociale (SSK). Là, j’ai commencé à m’instruire sur les sujets politiques. Lorsque j’étais au pays, on n’était pas très au courant de tout. Avec mon arrivée dans une grande ville et à l’université, il y a eu un changement très rapide dans mon monde. Mes horizons se sont élargis…
Quelle était l’ambiance politique à l’Université ?
Comme je travaillais en continu, et que je fréquentais l’école d’examen en examen, je me considérais plutôt comme travailleuse, ouvrière, plutôt qu’étudiante. Je fais encore des rêves, où je n’ai pas fini l’université.
C’est à dire, que le mouvement étudiant n’a pas eu d’influence sur ta politisation…
A l’époque où j’ai commencé à travailler, on était entré dans une période de transformation des ouvrierEs en fonctionnaires, afin de confisquer leurs droits de grève et de convention collective. En tant que fonctionnaires, nous avons soutenu la résistance des ouvrierEs. Ce fus ma première étape de politisation. Là, j’ai commencé à voir la réalité : ils ont licencié en masse, sans se préoccuper de l’hiver, de la neige. Pour nous rendre le statut de fonctionnaire sympathique, ils nous ont versé trois, quatre primes supplémentaires. La plupart d’entre nous avons versé ces bonus aux ouvrierEs. Pour moi, c’était quelque chose de grandiose, nous participions à la résistance des ouvrierEs, de tout notre coeur, il y avait une solidarité.
Y avait-il un syndicat, une organisation qui menait cette résistance ?
Il y avait Sosyal-İş, dont les travailleurs étaient membres, et les fonctionnaires étaient en processus d’organisation associative avec Mem-Der. Par ailleurs, des personnes socialistes, révolutionnaires, démocrates, participaient à ce type de résistances. A cette époque, j’allais à chaque meeting du mouvement étudiant. L’ambiance des amphis était très politique, s’y déroulaient des discussions… Les étudiantEs voulaient éclaircir, rechercher, essayer de comprendre la vie. Ils, elles étaient très différentEs des êtres que le Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) fabrique actuellement. Le travail, l’école, la vie du quartier, les syndicats, les activités en bidonvilles, tout faisait partie d’un ensemble…
Comment es-tu passé à une lutte plus organisée ?
Au pays, nous étions plus proche du MHP [Parti d’action nationaliste]. Mais notre démarche n’était pas vécue comme une appartenance nationaliste, fasciste. Nous sommes d’origine azérie, et comme les Azéris étaient contre la Russie, nous étions sympathisants du MHP. Après mon arrivée à Istanbul, je suis devenue sympathisante du CHP [Parti républicain du peuple, laïc, kémaliste]. (Rlle rit) C’était des temps où Ecevit [alors, Président du CHP] disait “ouvriers, travailleurs, étudiants”…
Participais-tu aux activités au sein du CHP ?
Comme je travaillais, je n’ai pas eu de telles occasions, mais en prenant le risque de perdre mon travail, j’allais pourtant aux meetings. Dans cette période, j’ai rencontré des amiEs politiséEs, au travail, ensuite dans des associations. J’ai commencé à apprendre la pensée socialiste, les idées révolutionnaires, j’ai intégré le processus politique d’une façon très rapide et intense.
Dans quel genre d’activités politiques prenais-tu place ?
Au début, il s’agissait des travaux d’association afin d’organiser les fonctionnaires. A cette époque, plusieurs activités pouvaient être menées en même temps. Il y avait une lutte dans les bidonvilles, avec la population sur place, nous participions à diverses résistances ouvrières, je fréquentais également les associations et les activités étudiantes. Ouvriers, fonctionnaires, étudiants, population des bidonvilles étaient tous dans mon champ d’intérêts, comme d’ailleurs beaucoup de jeunes de l’époque.
Dans la deuxième partie des années 70, l’atmosphère changeait de plus en plus. Le “Massacre de Beyazıt” le 16 mars, à l’Université d’Istanbul, l’intensification des attaques. Comment as-tu vécu cette période brûlante ?
Nous avions un ressenti binaire et, d’un autre côté, de nombreuses personnes s’y rejoignant, la lutte s’élevait. La plupart d’entre nous pouvions voir cette force, cette union. Nous étions convaincus de notre légitimité. Il y a eu des camarades blesséEs ou qui sont tombéEs à côté de nous. La vision générale était de panser nos blessures et de continuer la lutte. Nous étions dans un état d’âme de ce genre. Bien évidemment, il y avait aussi beaucoup de provocations. Nous tâchions avec nos collègues, nos amiEs à l’école, de faire face à ces attaques. Notre confiance provenait de la conviction que notre cause était légitime. Nous étions convaincuEs que nous allions vaincre, car nous pensions que ceux auxquels on faisait face, avaient tort, étaient des tyrans. Je suis restée à Istanbul jusqu’en février 79. Et, après l’université, je suis allée vers les villes de l’Est, Erzincan, Elazığ.
Dans quel groupe étais-tu à cette époque ?
Dans le groupe “Partizan” [Organisation communiste révolutionnaire en Turquie]. C’était le premier groupe avec lequel j’avais fait connaissance.
Alors, tu es passée du CHP à Partizan ?
Oui. (Elle rit) Chez-moi, il y a eu un saut rapide. Un ans après mon arrivée à Istanbul, je suis devenue une personne très différente. Sur plusieurs sujets, ma tête s’est ouverte, je me suis débarrassée de ma timidité, j’ai pu toucher à différents domaines de la vie. La politisation m’a fait évoluer très vite.
Qu’est-ce qui t’attirait dans le mouvement révolutionnaire ?
Le fait que les personnes soient proches les unes des autres, qu’elles s’opposent à l’injustice… L’opposition à l’injustice avec beaucoup de coeur, et un réflexe naturel, la défense de l’égalité, l’égalité femme-homme… Pour moi, c’était une grande liberté. Je venais d’un endroit où les principes de jugement féodaux étaient dominants. Les idées socialistes me séduisaient plus, en tant que femme… Il arrivait que je rentre à la maison, à une heure, deux heures du matin, et si c’était avant, on aurait dit “une femme doit rester à la maison”. J’ai vu que les femmes pouvaient faire tout ce que les hommes font, et que la lutte pour la liberté rend les personnes encore plus efficaces. Tout cela m’a séduite. Bien sûr, le plus important, c’est la position contre l’injustice, l’exploitation, et la demande d’un monde, d’une société plus juste et égalitaire…
Quand j’ai entendu tout cela, j’avais pensé que tout le monde, ma famille, même les patrons, les personnes d’Etat allaient accepter le socialisme. Parce que c’était beau et humain. La sueur des gens trouverait réponse, il y aurait du travail, il y aurait un Etat socialiste… Je pensais que tous ceux et celles qui souhaitent vivre dignement diraient “oui”. Je n’aurais jamais pu imaginer que celles et ceux qui défendaient cette vision rencontreraient une immense persécution, et subiraient une lourde violence. Au début, je ne savais pas que les us et traditions allaient montrer une si forte réaction. Moi, avec ma logique, je l’avais accepté tellement facilement que, je pensais que tout le monde le percevrait de la même façon. C’est en avançant dans la vie, que j’ai commencé à voir combien la force de l’ambition de carrière et de propriété était puissante. Nous avons constaté la tyrannie de l’Etat, en le subissant. Et mes pieds ont commencé à être plus assurés sur la terre.
Tu vivais à Istanbul, tu venais d’être diplômée de l’enseignement supérieur, et de nombreuses possibilités s’ouvraient devant toi, as-tu hésité en prenant la décision d’aller à l’Est ?
Absolument pas. Je savais que nous luttions pour de belles choses, que nous aspirions à une société juste qui permettrait à toutes et tous de vivre heureux, humainement. Alors, je n’ai même pas regardé derrière moi. Et là, aujourd’hui, j’ai peut être des difficultés, mais je ne le regrette aucunement. Nous avons alors fait ce que notre coeur nous a dicté.
En 1979, pressentiez-vous, deviniez-vous qu’un coup d’Etat se rapprochait ?
En fait, cela se discutait. La présence de diverses provocations, le fait qu’ils envoient les milices fascistes civiles sur nous, le massacre de Maraş, c’étaient les bruits de bottes précurseurs du coup d’Etat. On commentait déjà l’arrivée d’un coup d’Etat avec des propos du genre “querelles de frères, je suis contre, à la gauche, et à la droite”. La junte s’est bâtie la dessus. Les provocations étaient organisées pour créer chez les gens la pensée “que quelqu’un nous sauve”.
Comment te souviens-tu du Massacre de Maraş ?
A cette époque, j’étais à Istanbul. J’ai ressenti une immense colère et nous étions très tristes. Malgré tout, tu te dis “une cruauté d’un tel niveau, ce n’est pas possible”. Des femmes enceintes, des enfants, furent tués, les gens brûlés… Cela a éveillé encore plus de colère ; alors, tu t’accroches encore plus à la lutte. Il y a eu aussi certains qui ont dit “si l’Etat est si cruel, je me mets de côté”. Dans notre génération il y a eu une progression très rapide, mais également, du à cette vitesse, des évolutions malsaines. Un enfant marche à quatre pattes, puis marche, grandit… Ce n’est pas notre cas ; dès qu’on a pris conscience de nous-mêmes, nous avons été obligéEs de courir. Nous avons eu des manques sur l’observation des choses en profondeur, les intérioriser, pétrir sa personnalité selon… Mais c’était naturel, il ne faut pas critiquer, juger.
Comment as-tu vécu le jour du 12 septembre ?
Nous avions déménagé d’Elazığ à Erzincan. Moi et mon compagnon, étions dans notre maison au centre d’Erzincan. Nous avons appris par la radio, qu’un coup d’Etat se déroulait. La loi martiale, le couvre-feu, tout a pris des proportions terrorisantes. Les chars étaient déployés partout. Avant le 12 septembre, vous le savez, il y avait une crise présidentielle. Aucun Président de la République ne pouvait être élu, et même le nom du chanteur Bülent Ersoy sortait des urnes. Quand j’ai entendu à la radio l’annonce du coup d’Etat, j’ai machinalement posé la question “qui sera le Président ?”. (Elle rit) Mon mari m’a dit, “il n’y a plus personne, ni Président de République, ce sont les militaires qui sont partout”. Evidemment, la vie est devenue encore plus difficile.
Quand t’étais-tu mariée ?
Nous nous étions mariés, lorsque nous avions décidé de partir à l’Est. Notre mariage a duré environ un an et demi. Mais avec l’intensité des choses, nous avons passé ensemble à peine un mois, un mois et demie. Lui aussi s’est fait arrêter, deux mois après mon arrestation.
Comment ton arrestation s’est-elle passée ? Où as-tu été amenée ?
Ils m’ont arrêtée peu de temps après le 12 septembre, le 30 octobre, sur le chemin d’Erzincan à Elazığ en bus. Ils nous ont encerclés, ils sont venus directement vers moi. Juste avant, nous étions avec un groupe de camarades, je suppose que l’un d’entre eux a parlé. A cette époque il y avait beaucoup de délation.
Ils m’ont amenée à Elazığ. Ils mettaient les gens dans des endroits comme dans des camps Nazis, dans des recoins. Ils m’ont amenée dans un bâtiment où les renseignements turcs (MİT) et la contre-guérilla travaillaient ensemble, orné d’un panneau portant l’inscription “Direction régionale du trafic” [de la circulation], situé dans un lieu dit “1800 Evler” en dehors de la ville d’Elazığ. La première interrogation y a débuté.
La durée d’interrogatoire avait été augmentée alors, à 90 jours, non ?
Oui, mais moi, j’y suis restée 115 jours. J’agissais avec ma réelle identité, je n’étais pas recherchée, j’ai pensé alors que j’allais m’en sortir rapidement. Un tas de policier, hommes et femmes, sont arrivés, m’ont déshabillée, fouillée. Ils m’ont pris aussitôt à l’interrogatoire. C’était la pratique de l’époque, pour arrêter rapidement, si un nom était donné. Parce que dès lors où tes amiEs apprenaient ton arrestation, ils-elles prenaient des mesures. Pour cette raison, la première agression était colossale.
Ils m’ont déshabillée et accrochée à l’estrapade. Et, dans le même temps ils me donnaient de l’électricité. Je n’ai pas compris ce qui se passait. Pas de questions, sur qui es-tu, d’où viens-tu, où vas-tu, aucune recherche sur l’identité.
Es-tu mise sur l’estrapade tout de suite ?
Oui, aussitôt déshabillée, et mise sur l’estrapade. Ça fait paniquer. C’est d’ailleurs leur objectif.
Y avait-il beaucoup de personnes placées en garde-à-vue ?
Bien sûr, avec des cris… Tu ne sais pas s’il y a des gens que tu connais, car ils bandent tes yeux tout de suite.
Je suis restée sur l’estrapade cinq, dix premières minutes. J’étais confuse. Notre génération a tout appris en le vivant… Je suis accrochée là, et je dis “s’il vous plait, pourriez-vous me descendre ?”… (Elle rit) Ils ont éclaté de rire, en disant “on doit descendre madame !”. Après ces éclats de rire, “voyons Seza” me suis-je dit, “prends donc conscience de l’endroit où tu es, de la réalité”.
Quel âge avais-tu à ce moment là ?
Je venais de finir l’université, j’avais 23 ans.
Y avait-il des insultes, des humiliations ?
Injures monumentales, j’avais du mal à les saisir. Les agressions sexuelles, les injures sexuelles me paraissaient tellement basses… Tout était complet. L’estrapade, l’électricité, les injures, falaka (coups de bâton sur la plante des pieds), tabassage… Malgré tout, je me suis ressaisie rapidement. Quand j’ai compris que je pouvais et devais supporter, je me suis détendue. Je voulais un monde meilleur, une société meilleure ; j’étais entrée dans cette cause avec conviction et consentement. Lorsque je me suis dit “je vais faire face peu importe le prix à payer, je ne dénoncerai personne”, dans ma tête tout est devenu clair, ma force de résistance est remontée.
Après combien de temps ont-ils cessé les tortures ?
Pendant deux jours ils m’ont bien abimée. Ils m’ont relâchée, puis remise à nouveau sur l’estrapade. Ils se sont occupés de moi pendant six, sept heures… Ils m’ont relâchée, reprise, relâchée, reprise…
Si, lors du premier interrogatoire la personne était défaite, c’était fait. Sinon, après, les gens arrivaient à se ressaisir. Ils disaient “pour chaque personne arrêtée, cinq armes, cinq hommes”. C’était le minimum accepté. Ils se sont beaucoup acharnés sur moi. Dès la première torture, mon bras droit est devenu inutilisable. Peu après, ils m’ont jetée dans une cellule d’isolement. J’y suis restée 25 jours, seule. Les premiers jours, je gravais des crans sur le mur, le 20ème jour, j’ai laissé tomber. Et durant ces jours, ils me prenaient sans cesse pour des tortures.
Y a‑t-il eu des fois où tu as pensé que tu ne t’en sortirais pas ?
Evidemment. Ils créent chez-toi une psychologie particulière, qui te fait penser que tu ne sortiras pas de là, sans faire une déposition. La porte reste ouverte. Tu peux t’en aller. Mais ils diront “on l’a tuée en délit de fuite”. Devant cette porte, j’ai réellement vécu un moment de conflit : “aucun moyen d’une libération, je m’en vais, qu’ils tirent, et que cette torture cesse”. Malgré tout, le fait de s’accrocher à la vie a pesé dans la balance.
Ils m’ont torturée durant près d’un mois, sans cesse. Ils amenaient par groupes, des élèves de collège, parce qu’ils avaient scandé des slogans, accroché des pancartes… Des cris d’enfants, suppliant… Ils faisaient venir les parents, de leur village, pour qu’ils leur donnent leurs fils, leurs filles… Sans interruption, des cris de torture, des cris des personnes âgées, des cris des enfants… C’était terrifiant.
Le dernier jour que j’ai passé là-bas, le commissaire est venu à minuit, “aujourd’hui soit tu parles, soit tu meurs” m’a-t-il dit. Il m’a amenée avec haine. Un autre policier s’est rapproché de moi : “ma fille, j’ai une fille de ton âge. Je n’arrive pas à dormir le soir, je ne supporte pas que tu subisses autant de souffrances. Dis leur un ou deux trucs, tu auras une chance pour rester en vie”… Rôle de prêtre. Je lui ai répondu “si tu avais autant de conscience, tu ne pourrais pas travailler dans un tel lieu”, lui ai-je dit. Il s’est barré. Cinq, six personnes se sont engouffrées dans la pièce. Le commissaire a débandé mes yeux. Si tu le voyais dehors, tu penserais qu’il était enseignant, bien habillé, parfumé… Mais extrêmement féroce. “Tu ne me fais pas peur, somme toutes, tu parleras !” m’a-t-il dit. En plus il avait fait un pari. Moi, je suis plutôt petit gabarit ; “sexe-faible”. Tu résistes, sa fierté en prend un coup. Le terme “tu ne me fais pas peur” fut pour moi, extraordinairement stimulant. J’étais là depuis un mois. Mes cheveux longs se sont emmêlés, des poux se baladaient dessus. Mon corps est meurtri et gonflé de partout. Ils m’ont fait regarder dans une glace. C’était terrifiant, j’ai eu peur de moi-même. Et cette phrase “tu ne me fais pas peur” prononcée devant mon état, m’a fait penser que “ceux-là, avaient peur en réalité, de notre légitimité”. Il a dit “aujourd’hui cette affaire se terminera !”. Il a pris dans sa main, un gros bâton. J’ai levé instinctivement mon bras, pour protéger la tête. Au premier coup, mon bras s’est cassé avec fracas. Un de mes bras était déjà inutilisable, l’autre s’est cassé aussi. J’ai demandé “vous avez pris mes deux bras, et vous me demandez des noms ?”. Il lâchait le bâton, il frappait avec la matraque. Il lâchait la matraque, il donnait du courant… Pour la première fois, ils m’ont déshabillée totalement. Avant, ma culotte restait sur moi… Ils m’ont amenée aux toilettes. Fin novembre, il fait froid. Ils m’ont aspergé e d’eau froide sous pression. Puis ce fut encore l’estrapade. La première fois, j’ai senti que je perdais connaissance. Ensuite, ils ont du m’habiller, puis m’ont jetée dans une cellule où se trouvaient d’autres femmes. Il y avait quelques femmes qu’ils avaient amenées de la campagne.
Y avait-il des cas de viol ?
Il y en avait beaucoup. Là, il n’y a pas eu d’acte de viol mais, régulièrement, des agressions sexuelles. Une fois, alors que j’étais amenée de la torture à la cellule, il y avait un militaire âgé, il était je pense, sergent… un type dégoutant. Ils me tiennent par dessous les bras, me trainent, et il pelote mes seins. J’ai eu la nausée. En te donnant du courant, il mettent l’appareil dans ton vagin. C’est un truc immonde. Comme si tous tes organes intérieurs allaient jaillir de là. Les tétons font aussi beaucoup d’effet, parce qu’ils sont tout près du coeur…
Dans toutes ces tortures, laquelle te paraissait la plus difficile à supporter ? Ou, peut-on faire une telle comparaison ?
La plus dure c’est l’estrapade. C’est impressionnant. Comme si ton bras allait se séparer de ton corps. Tu as l’impression que si ton pied pouvait toucher sur un petit point, un instant, tu atteindrais le paradis. L’estrapade est horrible. L’électricité, c’est très mauvais aussi. A ce moment, ton coeur semble s’arrêter. Mais quand ça s’arrête, tu respires.
Il y avait aussi, le falaka, intensivement. Le dessous de nos pieds était lacéré. Je me souviens encore, il y avait un gardien qui s’appelait Ahmet. Il souffrait réellement beaucoup de ce qu’il voyait. Lui, il essayait d’aider. Quand tout le monde était parti, pour que mes pieds ne se gangrènent, il me faisait marcher sur de l’eau salée.
Au bout d’un mois, lorsque tu as été placée dans cette cellule où des femmes se trouvaient, que s’est-il passé ?
Quand je suis revenue à moi, les femmes, en attendant que je meurs, pleuraient autour de moi. Elle tapaient sur la porte : “elle va mourir, hospitalisez-là !”. Ils ne m’ont pas torturée à nouveau. Ils m’ont tenue là, pendant trois jours, dans la douleur. La raison qui a fait cesser les tortures fut le fait qu’ils avaient tué un enfant. En pleine nuit, nous entendions, ils le claquaient d’un coin à l’autre, ils le jetaient. Les cris de l’enfant arrivaient jusqu’à nous. Puis, tout à coup, les cris se sont arrêtés. Il y a eu un impressionnant silence. Ont suivi des pas qui couraient. Le lendemain, ils n’ont torturé personne. Nous avons appris ensuite, que cet enfant était mort.
Y avait-il des médecins qui participaient aux tortures ?
Je ne sais pas. Mais il y avait certainement ceux qui conseillaient les tortionnaires. Par exemple, pour ne pas tuer, ils remontaient la dose de l’électricité jusqu’à un niveau précis.
Trois jours plus tard, ils m’ont transférée à l’hôpital militaire d’Elazığ. Le 12 septembre n’était pas encore institutionnalisé partout. Dans plusieurs endroits il y avait encore des gens dotés de conscience. Là-bas, il y avait une infirmière en chef nommée Ayşe et son mari docteur. En me voyant dans l’état où j’étais, ils se sont mis en colère. Cheveux hirsutes, je suis sale, plus de bras, poux, puces, je suis dégoutée de moi-même. Je suis dans un état inhumain… Je leur dis “excusez-moi, je suis dans un terrible état”. Ils me répondent “comment peux-tu dire ça ? C’est la honte de ceux qui t’ont mise dans cet état”. Ils ont été très chaleureux. Ils ont coupé mes cheveux, m’ont nettoyée.
Y avaient-ils des militaires ou policiers qui te surveillaient ?
Bien sûr. Des policières tenaient la garde. Trois d’entre elles se comportaient correctement, essayaient d’avoir un regard positif. En réalité, le 12 septembre fut un choc pour tout le monde. Elles se plaignaient, elles aussi, elles avaient du mal à supporter. Les trois autres étaient des crânes de fascistes. Comme je ne pouvais pas utiliser mes mains, elles avaient l’obligation de me faire manger. L’une le faisait en appuyant sur ma bouche, en déversant tout sur moi.
Le médecin a dit que je devais avoir des traitement pendant au moins un mois et demi et ils m’ont donné un rapport pour un mois et demi. Neuf jours plus tard, une équipe est arrivée. Ils m’ont prise dans cet état, mise dans une Renault, amenée à Ankara. C’était un voyage dégoutant, sous agressions, insultes incessantes…
Quelle était la raison de ce transfert vers Ankara ?
Pas de déposition, lien organisationnel non révélé, ils n’ont pu rien faire. A Ankara, il y a un lieu nommé “Müteferrika”, ils m’ont amenée là. Il y avait déjà un groupe de 28, 30 personnes, arrêtées lors d’une opération. Ils ont voulu m’intégrer dans ce groupe. [Les procès post-coup d’Etat, concernant les accusations d’appartenance à une organisation illégale, furent quasi toujours ouverts par groupe. Le plus impressionnant est le procès dit “procès principal de Dev-Sol” avec 1243 accusés]
J’ai dit que je ne connaissais aucune des personnes. Les policiers qui m’ont accompagnée me disaient “si ici, tu révèles quelque chose, ont tire”. Ils se vantaient en disant “personne ne peut faire avouer ceux que Elazığ n’a pas pu faire parler”. Je suis restée un mois à Derin Araştırma Laboratuarı, [DAL — Laboratoire de recherche approfondie]. Les quelques premiers jours, ils se sont acharnés. Ensuite, ils ont dit “on n’obtiendra rien de celle-là”. Mes deux bras étaient dans le plâtre, ils se sont débarrassé de moi. Ne pouvant pas m’intégrer dans un procès à Ankara, ils m’ont amenée à Istanbul, à Gayrettepe.
Ils ont essayé de m’intégrer cette fois dans d’autres groupes arrêtés lors d’opérations à Istanbul. J’ai dit que je n’avais pas de lien avec ces gens non plus. Istanbul, c’était une catastrophe, ça débordait. Ils amenaient là des gens des associations, des syndicats, tout ceux et celles qui passaient sous leurs mains. Dans une toute petite cellule, nous étions, neuf, dix. Ils n’y avait pas de place pour bouger. On ne pouvait même pas respirer. Chacune à tour de rôle, rapprochait sa tête vers la lucarne, respirait. Des poux se baladaient sur nous. Les toilettes, où régnait une odeur acérée, étaient horrifiantes, tu avais l’impression que ton cerveau allait s’éclater. Même les policiers se plaignaient : “à cause de vous, nos femmes ne vont pas nous prendre à la maison. Nous nous arrosons d’une bouteille d’eau de cologne, mais cette odeur ne disparait pas”. Des centaines, des milliers de personnes y restèrent durant des mois…
Ils ont mise avec nous, une femme enceinte. Ils lui ont dit, “si tu parles, on te libèrera”. La femme est dans la panique “ici, mon enfant naitra handicapé”… Tu ne sais pas quoi dire. D’un côté il ne faut pas balancer, il est question de vies. D’un autre côté, tu essayes de comprendre cette femme. On lui disait “tu devrais résister, on ne peut pas leur faire confiance”. Elle répondait, “ils m’ont promis, ils vont me relâcher”. Elle a alors fait une déposition, y a écrit les noms qu’elle connaissait. Ils les ont amenés aussi. Mais bien sûr, ils n’ont pas libéré cette femme. Elle devenait dingue, dans une crise de nerfs, elle frappait sa tête sur les murs, “ici, mon enfant naitra handicapé !”. Ses “battements d’ailes”, comme un oiseau pris dans le filet, furent pour nous, une torture encore plus lourde que les autres.
Et toi, à ce moment là, étais-tu encore torturée ?
Evidemment, ils continuaient. Ils disaient “ici, c’est Istanbul, toutes les langues se délient”. Mes bras étant toujours dans le plâtre, ils ne pouvaient pas m’accrocher sur l’estrapade, ils m’agressaient, me frappaient avec des matraques.
Je pensais qu’ils me libéreraient à la fin de la durée légale de 90 jours. Ils m’ont retenue 15 jours de plus. Ensuite, ils m’ont envoyée à Ankara, à nouveau. Et ils ont ouvert un procès pour moi toute seule.
Avec quelles accusations ?
Selon la loi 141/5, appartenance à une organisation illégale, Partizan.
Il y avait un lieu en plein milieu de la ville d’Ankara, ils l’appelaient “L’école des langues”. C’est là où fus amenée. Je me suis sentie comme au paradis. (Elle rit) Les plâtres de mes bras furent retirés. Les amies m’ont lavée, frottée. C’est la première fois que je me lavais, après mon placement en garde-à-vue, il y a trois mois et demi…
Y avait-il des persécutions, des violences là-bas aussi ?
Dans un premier temps, ils se sont rapproché des femmes avec une propagande du style “on vous a trompée, vous êtes des enfants de bonne famille. Faites donc la déposition que le Procureur demande et allez construire votre vie”.
Lorsque de nouvelles personnes se faisaient arrêter lors des opérations qui continuaient, on pouvait venir te chercher à nouveau pour des interrogatoires. Cette probabilité de retourner à tout moment au commissariat était aussi une sorte de torture psychologique. Nous étions près de 200 femmes. Toutes les organisations révolutionnaires étaient là. C’était une prison avec des quartiers.
Au début encore, ils ont essayé de nous acheter. Par exemple, ils sortaient 4 différents plats pour les repas. Ils nous menaçaient par le transfert vers la prison de Mamak. Ils essayaient d’anéantir notre identité politique. Nous ne savions pas trop comment nous devions organiser la résistance. Parmi nous, il y avait des militantes très récentes. Tout le monde n’était pas au même niveau. Mais nous pensions qu’il fallait commencer par un bout.
Vous obligeaient-ils à une discipline militaire ?
Il y a eu certaines choses imposées. En tout premier, c’était l’hymne national. Une partie d’entre nous disait “ne le chantons pas”, une autre “faisons semblant de chanter”. Nous avions des discussions. Ils nous disait toujours “parmi vous il doit y avoir quatre cinq meneuses qui vous incitent, balancez-les. Vous, vous êtes des gentilles demoiselles”.
Une fois, alors qu’ils nous avaient demandé de chanter l’hymne national, une partie a chanté, l’autre non. Ils sont venus vers nous et nous ont dit “asseyez-vous toutes par terre”. Nous ne savions pas ce qu’il fallait faire, et il faut toujours agir en groupe. Sept, huit amies sommes restées debout, les autres se sont assises. Ils ont commencé à nous charger, matraques, coups de pied, violemment. Puis, il y a eu quelque chose de beau, comme on voit dans des films. Qu’avons nous vu, une femme s’est levée d’abord, ensuite d’autres, une par une. Toutes les femmes se sont mises debout, à égalité. C’était beau.
Peut-on dire que ce moment fut un tournant pour la résistance ?
Oui, quelque part, c’est réellement ça. Les militaires étaient paniqués. Nous étions près de 200, ils nous ont pris, une soixantaine, et fait descendre dans le sous-sol. Un lieu étouffant dont les fenêtres sont peintes en noir, rempli de rats, où les égouts coulent, et où des lits superposés sont placés.
Le lendemain matin ils sont arrivés, et ont annoncé “vous aussi êtes des militaires, vous devez faire le garde-à-vous/repos !”. Là aussi, il y avait la menace de la prison de Mamak, “si vous résistez, vous irez à Mamak !”. Durant trois, quatre jours, ils nous ont persécutées, battues, certaines jusqu’à l’évanouissement.
Les policières participaient-elles aussi aux passages à tabac ?
Bien sûr ! Particulièrement les crânes de fascistes. Elles étaient très virulentes. Par exemple une fois, j’étais épuisée, bras dans le plâtre, et une de ces femmes me battait. Il y avait autour de nous, quelques jeunes camarades. Une d’entre elles, ne supportant pas la scène s’est jetée sur elle, “elle est malade, ne la frappe pas !”. Profitant de l’occasion toutes les autres s’y sont mises ; en voilà qui arrachent ses cheveux, qui pincent, qui donnent des coups de poing… Elle a paniqué, et les autres l’ont retirée de là…
Que s’est-il passé après le sous-sol ?
Nous sommes restées là, durant près d’une semaine. Ensuite, ils nous ont remises sur pied, propres sur nous, et amenées à Mamak, dans le bloc D.
Savais-tu combien de temps tu serais incarcérée ?
Personne ne le savait exactement. En vérité, dans la première période de la junte, les peines n’étaient pas aussi lourdes qu’elles sont aujourd’hui. A l’époque, pour “appartenance à une organisation illégale” c’était une peine de prison de 4 ans 2 mois. Une de nos camarades a pris 5 ans, pour “être responsable d’organisation illégale”. On m’avait condamnée à 4 ans 2 mois.
Quelles furent tes premières observations à Mamak ?
Le premier jour, ils nous ont mises dans un quartier, très grand et longiligne. Nous étions cinquante, soixante. Des lits superposés en bois y étaient placés. Les lits étaient en bois, pour que la matière ne serve pas d’arme. Les sommiers étaient une cata, il n’était pas possible d’y dormir. Les repas dégoutants… Une huile, à l’allure de bitume, couvrait la surface. Nous la jetions pour manger, et rincions les ingrédients du plat, comme les pois chiches.
Ils ont voulu imposer la mise en rang militaire, le “garde-à-vous, repos !”. Mais nous avons résisté. A Mamak il y avait beaucoup de pressions sur les hommes, mais aussi pas mal de redditions. Les hommes se pliaient plus facilement aux ordres.
Comment expliques-tu que les femmes résistaient davantage ?
Les femmes étaient plus volontaires pour défendre leur libertés. Je pensais qu’il était très important de pratiquer les valeurs que le fait d’être révolutionnaire t’avait apporté. La qualité de révolutionnaire apporte beaucoup plus aux femmes dans la vie quotidienne. Lorsque tu rentres dans la vie politique, ton monde change totalement, tu deviens plus efficiente. Tu ressens alors que tu dois t’approprier et défendre tout ce que tu as acquis. Et aussi, je pense que l’entêtement des femmes, c’est toute une autre chose. Nous avions pu acquérir cet esprit. Il y avait des langues qui se déliaient de temps à autre, mais nous étions plutôt bien résistantes.
Par exemple, ils nous ordonnaient, “vous devez vous adresser à nous par ‘mon commandant’ ou bien vous ouvrez vos mains” ; ils vont matraquer les paumes. Ces matraques t’arrachaient tes tripes. Nous ne leur disions pas “mon commandant”, nous ouvrions nos mains. En fait, tu ne devrais pas ouvrir tes mains. Une fois, une amie a ouvert ses paumes. Le soldat a frappé, frappé… Il est devenu tout rouge de fatigue… Il a dit “baisse tes mains, baisse les salope !”. Et nous, nous disions à notre amie “arrête donc, arrête, tu vas finir handicapée”. Finalement c’est le soldat qui a jeté l’éponge, et s’en est allé. Bien évidemment, notre amie n’a pas eu l’usage de ses mains durant des mois.
Y a‑t-il des moment d’aveux dont tu te souviens encore ?
Oui. Par exemple, lorsqu’ils nous avaient mises dans le sous-sol, il y a eu quelques personnes qui ont dit “j’accepte !”. Ce genre de comportements ne sont pas liés aux carrières politiques des personnes. Il y avait par exemple une personne d’une sacrée carrière, qui dès le premier jour s’est retirée dans un coin, pourtant à côté, il y avait de très jeunes sympathisants qui résistaient jusqu’au bout. Nous avons témoigné de ce type d’aveux.
Combien de temps es-tu restée à Mamak ?
Peu de temps. Parce qu’ils n’ont pas su quoi faire de moi, là-bas non plus. (Elle rit) Ensuite ils m’ont amenée à la prison militaire d’Erzincan. Mon procès s’est terminé là. Avec tout ce ramdam, j’ai fait en totalité un an et demi de prison.
A cette époque, certaines chaines de télévision affichaient les prisonniers, particulièrement certaines femmes, avec des bandeaux “flash ! flash !”. Ils leur attribuaient divers surnoms, “Filiz la poulpe”, “Leyla la bombeuse”… Lorsque j’étais à cet “école des langues” (Ankara), nous regardions la télé. Que vois-je ? Ma photo sur l’écran : “terroriste femelle recherchée”. (Elle rit)
Quel atmosphère dans la prison d’Erzincan ?
C’était un lieu plutôt petit. Nous étions neuf femmes, c’était plus calme. Vers le milieu de 1982, je fus libérée.
Comment ton compagnon s’est-il fait arrêter ?
Mon mari fut arrêté à Erzincan. Ils l’ont amené, lui aussi, à Ankara. Il a été condamné à 5 ans de prison, il a fait environ 2 ans et demi.
Qu’as-tu fait après ta libération ?
Je suis retournée près de ma famille, à Istanbul. J’ai essayé de gagner mon pain, comme comptable. Je travaillais dans le bureau d’un citoyen arménien, à Sultanahmet. La police l’a inquiété, lui aussi. Il m’a dit “ne m’en veux pas mais je vais me trouver dans la mouise, tu ne peux plus travailler ici”. Je me suis retrouvée au chômage. Pour élargir mes savoirs-faire j’ai fait des formations de dactylo, de santé…
Quoi que je fasse, les policiers ne m’ont pas lâchée. Ils me suivaient, ils importunaient aussi ma famille. A ce moment là, beaucoup de personnes furent placées en garde-à-vue, des associations, syndicats fermés, c’était une ambiance terrorisante. J’ai vu que je ne pouvais rien faire, impossible de construire une vie, j’ai quitté la maison. J’ai repris la vie politique. Et au mois de mars 1984, je fus arrêtée à nouveau.
Comment ton arrestation s’est-elle passée cette fois ?
A Istanbul. Un de nos camarades a balancé notre lieu de rendez-vous à la police.
Quel ressenti éveille cette situation ? Un grand sentiment de trahison, ou cela parait comme une partie ordinaire de l’ensemble ?
Un très mauvais ressenti. Tu as honte à sa place. Tu ressens une grande colère. A vrai dire, c’était un camarade très dévoué, très modeste. Tu connais son passé. Tu ressens une double émotion : d’une part, malgré tout, il ne faut pas trahir. Personne ne s’engage dans cette cause en étant forcé par un tiers. Et d’autre part, en voyant dans quel état la torture met les gens, tu ressens la colère. Tu te ressens opprimé.
Etait-ce un homme, une femme ?
Un camarade homme. Je n’ai jamais reçu de coup de la part des femmes. (Elle rit)
Le fait que certaines personnes résistent aux pires des tortures, mais que d’autres se livrent à la première pichenette, peut-il être expliqué, as-tu en tête une explication à cela ?
Je pense que se livrer à la première pichenette, est en vérité, signe d’un délitement qui s’est fait à l’extérieur. Cette personne vient là, avec une conviction, mais est déjà altérée, à l’extérieur. Ce n’est pas une affaire facile que d’entrer dans un procès. Il faut agir en calculant continuellement, et en se rendant fortE. Il faut que tu reconnaisses ta propre réalité. Les êtres humains doivent endosser les responsabilités autant qu’ils peuvent les assumer. Les gens endurent les tortures jusqu’à un certain degré, et peuvent, à partir d’une limite, parler. Malgré tout, personne ne devrait passer aux aveux à la première pichenette.
Et la suite, après ta deuxième arrestation ?
Je suis amenée encore à la fameuse Gayrettepe (Istanbul). J’y suis restée environ un mois et demi.
L’interrogation était-elle de la même violence ?
Les méthodes étaient les mêmes. La violence était peut être un degré moindre. Encore, falaka, estrapade, électricité, tabassage… Le plus intense était ce qu’on appelle “meydan dayağı” [tabassage en groupe], une sorte de lynchage. Ensuite je fus envoyée à Metris.
Quand t’es-tu présentée à l’audience ?
Je me suis présentée à la première, deux ans après. Nous avions un troisième procès qui concernait 380 personnes. Elles ont eu leur première audience, quatre ans plus tard. Et lors de celle-ci, 49 personnes furent libérées. Si ces personnes avaient eu leur procès seulement quelques mois après leur arrestation, elles auraient été libérées à cette époque. Ces camarades ont subi pendant quatre ans, les plus intenses persécutions de la période de junte. La plupart furent d’ailleurs acquittéEs.
Comment était Metris en 1984 ?
Ils pratiquaient la torture sous couvert de “fouilles”. Une fouille était imposée aussi pour sortir à la “promenade”, nous ne l’acceptions pas, et nous ne pouvions alors pas sortir durant des mois. Les quartiers étaient pleins. Nous dormions sur un lit superposé, à trois. Parfois, dans les étages hauts des lits, pour ne pas tomber, nous nous attachions.
Y avait-il la pratique d’uniforme [dit “vêtement unique”] ?
Evidemment, ils ont imposé le port du vêtement unique. Il y a eu une grève de la faim de 28 jours contre cette pratique. Ils ne l’ont pas imposé aux femmes, mais nous avons lutté contre aussi contre tout ce qui était imposé aux hommes.
Avant les visites, ils voulaient qu’on se mette en rang. Il n’est pas possible de faire les visites en rang. L’objectif est de détruire notre identité politique.
Nous accrochions sur les murs, des images d’enfants, des paysages. Ils les arrachaient. Ils voulaient que nous n’ayons plus aucun lien avec la vie. Ils les arrachaient, nous en accrochions à nouveau. C’était une guerre de volonté. Il arrivait que nous subissions des coups durant des jours, juste pour une image. La question n’est pas l’image, ils voulaient détruire tout ce pour lequel tu avais de l’intérêt.
Dans les premières périodes, il y avait interdiction de journaux, de correspondances, de crayon, de visites… Nous racontions ce que nous avions dans la tête, entre nous, mutuellement, pour que nos cerveaux ne se rouillent pas. Nous essayions de faire des devinette, jouions des pièces de théâtre. Chacune apprenait aux autres ce qu’elle savait, l’une enseignait les maths, l’autre l’anglais, une autre, encore autre chose… Nous faisions tout ce que nous pouvions pour que nos cerveaux continuent à fonctionner.
Ils mettaient souvent des interdictions sur l’eau, qui est particulièrement importante pour les femmes. Il y a des périodes menstruelles, tout nécessite l’eau. Nous nous sommes adaptées au point de pouvoir prendre un bain, avec un petit bol d’eau.
Les périodes menstruelles étaient impactées par les conditions, non ?
Particulièrement à cause des tortures, la plupart d’entre nous avait des règles terriblement douloureuses. Chez certaines amies les périodes étaient bouleversées, trop fréquentes, ou encore une fois tous les deux, trois mois… Sur ce point, les femmes ont vécu beaucoup de difficultés. De toutes façons, lors des tortures, ils nous disaient “nous allons tarir votre descendance, sécher vos utérus”. C’était leur plus grande menace sur les femmes : “tu n’enfanteras plus jamais”. A vrai dire, je ne pensais pas que je pouvais mettre un enfant au monde. Tu es tellement esquintée ! Mais le corps humain est un mécanisme inouï, il se rénove.
Introduire des objets dans le corps, donner du courant par le vagin, étaient-elles des méthodes généralisées ?
Bien sûr. L’usage de l’électricité était très étendu. Ils avaient introduit des matraques dans le vagin de certaines femmes. Ils étaient peut être un peu plus réticent pour les jeunes filles [vierges], mais ne connaissaient aucune frontière .
Y‑a-t-il eu des femmes qui ont subi des viols ?
Bien sûr que oui.
Les femmes, parlaient-elles de ce type de tortures, les partageaient-elle ?
Cela changeait selon les niveaux de conscience, les façon de percevoir la vie. Il y en avait certaines qui hésitaient, qui se sentaient embarrassées. Certaines les cachaient, se ressentaient opprimées, vivaient des problèmes. Lorsque nous ressentions cela, nous essayions de leur parler, de partager, de s’entraider. En se ressaisissant, en recevant de l’attention, elles arrivaient à en parler et se réhabilitaient. Il y avait aussi celles qui n’arrivaient pas à parler. Tu préfères ne pas te souvenir, et ne pas revivre ces instants à nouveau. Et puis, bien évidemment, il y a ces jugements, critères féodaux. Elles avaient le sentiment d’être humiliées, souillées.
Combien de temps es-tu restée à Metris ?
Ils m’ont donné 20 ans.
Cette fois, de quoi étais-tu accusée ?
Cette fois, j’avais eu une promotion. (Elle rit) Selon la Loi 168/1, c’est à dire “fonder un gang, dirigeante de gang”… Eh oui, je suis devenue aussi chef de gang. (Elle rit)
Je ne suis pas restée trop longtemps à Metris. Peu de temps après je fus transférée à Çanakkale.
Quand on dit Metris, qu’est-ce qui t’a marquée le plus ?
Les résistances que nous avons faites contre les fouilles. Les amitiés. Nous avons vécu de belles choses, réellement. Les efforts que nous avons fait pour communiquer avec les camarades hommes…
Comment communiquiez-vous avec les hommes ?
Ils essayaient de nous tenir séparés autant qu’ils le pouvaient. Ils se comportaient comme si c’étaient les hommes qui étaient les seuls prisonniers politiques, et que nous étions là par hasard. Et ça, ça nous stimulait encore plus. C’est pour cette raison, que s’organiser d’une façon commune, et montrer une résistance commune, étaient très importants pour nous. Lorsqu’on leur faisait quelque chose, nous agissions comme si ça nous avait été fait à nous.
Nous essayions de communiquer en allant aux tribunaux, en passant dans les couloirs. Ou encore en morse, sur les murs… Plus tard, après de longs efforts, nous avons instauré une ligne aérienne. C’était incroyable.
Comment l’avez-vous fait ?
Entre notre quartier et celui des hommes, se trouvait une promenade. Les hommes devaient lancer une corde dont le bout était alourdi d’un poids, vers notre fenêtre. Nous avons attendu des nuits durant devant la fenêtre. Ça ne marchait pas. Et une nuit le miracle se produisit.
Avez-vous installé un système de poulies ?
Oui. Avant on communiquait avec des petits bouts de papier. On pouvait les lire à peine, avec des loupes. La ligne aérienne installée, des lettres, des photos furent envoyées, il y a eu des échanges personnels. Les gens ont vu les photos des unEs et des autres, ont connu les visages.
Ensuite, en nous battant, nous avons gagné le droit à la bibliothèque. Nous pouvions y aller certains jours de la semaine.
Tu étais là, au moment de “l’évasion de Metris”, que s’est-il passé ?
Cette évasion était pour moi, privée. (Elle rit) Dans le quartier des femmes, j’étais la seule à être au courant. Elle était organisée majoritairement par nos camarades. Il existait un endroit qu’on appelait “Block de Sibérie”, ils devaient sortir de là. Lorsqu’ils m’en ont parlé la première fois, je n’en croyais pas mes oreilles. A cette époque on dit “même un oiseau ne peut sortir de Metris”. Je dis, “ce n’est pas possible”, je suis traversée par la peur. Je ressens deux choses à la fois : la liberté et la mort. S’ils ne réussissent pas, c’est la destruction ! Et ce n’est pas peu de personnes, ils étaient 29.
En combien de temps ont-ils creusé le tunnel ?
Ça a duré quatre, cinq mois.
Connaissais-tu aussi le jour de l’évasion ?
Oui, parce que mon fiancé était là-bas. (Elle rit) Je m’étais séparée de mon premier mari. Avec mon fiancé, nous nous étions rencontrés en prison.
Comment as-tu passé le jour de l’escapade ?
C’était terrifiant. Je n’ai pas pu dormir. Ils devaient s’évader entre minuit et 5 heures du matin. Comme ils étaient 29, ils allaient sortir par petits groupes. Bien évidemment, j’étais morte de peur toute la nuit. Je ne savais rien de ce qui se passait… Je vivais la peur et la joie en même temps.
L’administration s’en est rendue compte au comptage du matin. Il n’y avait plus que quelques personnes dont les peines arrivaient à la fin. Le militaire demanda “où ils sont ?” et le camarade répondit “évadés”. Le militaire insista “arrête la blague, qu’ils sortent !”. Ils n’arrivaient pas y croire. Ils ont cherché partout.
Après l’évasion, la violence a‑t-elle augmenté ?
C’est ce à quoi nous nous attendions. Mais ils étaient sous le choc. Ensuite, les transferts ont commencé et je fus envoyée à la prison de Çanakkale. J’y suis restée jusqu’en 1991.
Comment était Çanakkale ?
Après 1989 et à la suite des luttes, certains droits avaient été obtenus. Beaucoup de personnes étaient condamnées à la mort ou à la perpétuité. Les conditions de la première période du 12 septembre étaient un peu changées. Nous avions alors à Çanakkale, un peu plus de droits. Nous pouvions rencontrer les prisonniers hommes, il y avait des visites ouvertes [NDLT sans cabine], nous pouvions recevoir de la nourriture de l’extérieur.
En dehors de jours particuliers, comment se passait la routine de tous les jours ?
Ma vie à l’extérieur était tellement remplie. Je dormais cinq, six heures, je courais sans cesse. Je ne pouvais même pas imaginer vivre dans la prison, enfermée entre quatre murs. Mais je fus incarcérée en totalité neuf ans, et même là, ce temps a passé.
En prison je me couchais à minuit, et me levais à 6 heures du matin. Je faisais du sport dans la matinée. Nous lisions beaucoup, nous écrivions, nous avions des activités formatives. J’aimais travailler avec mes mains, je tricotais des chapeaux, des trousses à crayons. Parfois on se trouvait sans un sou, on les vendait alors.
Qu’est-il devenu ton fiancé, après l’évasion ?
Un mois et demi plus tard, 9 camarades se sont fait arrêter. Ils furent envoyés à Metris, puis déportés à la prison Bartın. J’ai demandé alors, mon transfert à Bartın, pour qu’on puisse se marier. Mais il y a eu un empêchement et le mariage ne s’est pas fait. Et ensuite, tous les deux fumes envoyés avec peu d’espace de temps à la prison de Çanakkale. Nous nous sommes mariés le 8 mars 1990.
Après votre mariage, pouviez-vous vous voir ?
Oui. Il y avait des visites d’époux. Par ailleurs on pouvait voir les prisonniers hommes.
Quelle peine avait-il reçu ton mari ?
La perpétuité. En 1991, ils ont été libérés sous conditions.
A ta libération en 1991, comment as-tu trouvé l’atmosphère sociale ?
Ce qui me paraissait le plus étrange, c’était de voir que tout était mesuré avec l’argent. Avant, nous nous entrelacions très fort, en nous retrouvant, nous ressentions un très grande enthousiasme. J’ai trouvé que cet aspect avait diminué. Et aussi, le peu d’intérêt porté à la politique… Dehors, le 12 septembre avait atteint son réel objectif.
Comme nous avions toujours des proches, des camarades en prison, nous fréquentions régulièrement les organisations démocratiques, on se retrouvait avec les familles. Peu de temps après, mon mari fut libéré, et nous avons continué ensemble dans les remous de l’extérieur…
Avez-vous décidé de faire un enfant tout de suite ?
J’aimais beaucoup les enfants et je souhaitais en avoir. Mais il y avait aussi des peurs. J’avais traversé de telles difficultés que je ne pensais pas en avoir tout de suite. Mais il est bien possible que je fus enceinte dès la première nuit. (Elle rit)
Après la libération de mon mari, nous avons vécu comme si nous voulions rattraper le temps passé en prison. Nous avons voyagé, nous sommes baladés, montagnes, vallées, avons fait des marches, retrouvé des amis… C’était une vie de fou furieux. Pour la première fois dans ma vie, je me suis baignée dans la mer…
Un jour, nous étions avec des amis, j’ai eu de drôles de pertes, mes gencives se sont endolories. J’étais enceinte. Mon fils a maintenant 14 ans.
Au fait, ton mari est retourné en prison, n’est-ce pas ?
Ils l’ont arrêté en 2001 et lui ont donné une peine de 15 ans.
Si tu compares les conditions de prison d’aujourd’hui [2005] avec celles des années 80 ?
Les conditions des prisons de type F, sont vraiment très lourdes. Malgré toutes les souffrances, au moins nous étions tous ensemble. Le type F est dégoutant, inhumain. Mon mari était au type F de Tekirdağ, il fut ensuite déporté à Bolu. Et à Bolu les conditions sont encore pires.
Combien de temps d’emprisonnement lui reste-t-il ?
En réalité, jusqu’en 2012, mais on va voir comment la nouvelle loi sera appliquée. Nous pensons qu’il lui reste deux ans, deux ans et demie.
Aujourd’hui il est encore plus difficile d’être prisonnier politique. Le but des types F est d’intimider la société à travers les personnes en prison, la tenir en dehors de la politique. Mais les gens luttent dans toutes les conditions, il n’est pas possible de les paralyser totalement.
Comment analyses-tu, les actions de “jeûne de la mort” [Grève de la faim sans absorption de fortifiants], menées dans les types F, et qu’une large et forte réaction ne puisse voir le jour, malgré de nombreux morts des handicapés ?
Il faut considérer le jeûne de la mort comme la dernière phase de la lutte. Parce qu’il n’y a rien [à défendre] au delà de la vie. Je pense que c’est le dernier point où on arrive. La société devrait pouvoir voir ceci : si les gens mettent leur vie en jeu, ce contre lequel ils luttent est grave. Ils imposent des choses pires que la mort : l’isolement, la purification de l’identité politique… Le “massacre du 19 décembre” [2000] en était aussi une autre jauge ; ils ont diffusé la sauvagerie en direct. En face de cette politique de destruction, les gens n’avaient plus d’autre choix que mettre leur corps en danger. Des prix lourds ont été payés, des choses graves ont été vécues. Mais, malheureusement cela n’a pas trouvé écho au sein de la société, ni ailleurs. Il ne s’agissait pas d’un problème de prison, mais c’est le résultat du 12 septembre qui a poussé la société vers ce point. Sans réaction de la société, il aurait fallu cesser l’action à partir d’un moment. En fait, de nombreuses personnes ont analysé la situation et ont arrêté le jeûne de la mort.
Finalement, tout cela sera inscrit dans l’histoire. Je pense qu’il faut regarder, non pas les morts mais ceux qui les ont tués.
Quand tu compares la jeune génération opposante avec ta jeunesse d’avant les années 80, quelles différences fondamentales observes-tu ?
Le 12 septembre a éjecté une grande partie de la jeunesse en dehors de la vie, du point de vue politique, culturel, d’activité dans la vie.… Je vois le fait de naitre après le 12 septembre comme une malchance. Il a tué leurs espoirs, fetichisé l’égoïsme, a mis sens dessous dessus les valeurs… Malgré cela, il existe une jeunesse qui montre une résistance politique. Mais naturellement, tu ne peux dissocier personne de la société. Ils-elles portent les traces d’une existence plus individualiste, moins dévouée, mais sont plus questionnante.
Que dis-tu pour la littérature de “soeur” (bacı) qui s’est formée à propos de l’avant 1980 ?
Il faut analyser les vécus dans leurs propres conditions. A cette époque, certes il existait un certain féodalisme dans les relations, mais ce serait injuste de rester bloqué dessus. De nombreuses femmes ont fait connaissance de la lutte politique à cette période, se sont émancipées dans un certaine mesure, sont devenues actives. Bien sûr, dans la lutte politique, il n’a pas été possible d’instaurer tout de suite l’équilibre entre hommes et femmes. Une vraie conscience socialiste ne domine pas tout de suite chez tout le monde. Par moment, il a pu être question de rester au deuxième plan. Mais, lorsque vous regardez l’état des femmes d’aujourd’hui, vous voyez encore une masse de femmes loin de la société, manquant de confiance.
Moi, je pense personnellement que cette période m’a beaucoup apportée. Je me comportais très différemment de ma mère, de ma petite soeur. Je pensais que je pouvais choisir mon compagnon, participer à la lutte politique, et malgré les contestations de ma famille, pouvais prendre place dans la vie. Ce qui m’a procuré cela, fut la lutte politique.
Bien sût, tu ne commences pas la lutte d’un pied d’égalité avec les hommes. Il y a eu même des femmes qui, pour se faire accepter, ont ressenti le besoin de se comporter comme des hommes. Il y a eu des expériences pour y arriver en se virilisant, des sentiments d’éloignement de son propre genre. Cela arrive aussi aujourd’hui. A l’époque, il existait une certaine culture révolutionnaire, on portait des pantalons, on ne se maquillait pas, on ne donnait pas d’importance aux habits. Bien sûr c’était des manques, mais c’était aussi des choses que tu adoptais volontiers. Mais on aurait pu être plus souples.
Quand vous analysez maintenant, certaines approches peuvent paraitre sectaires. Mais nous ne brûlions pas non plus pour nous maquiller. Nous vivions une vie dans laquelle nous nous sentions heureuses, nous nous trouvions réussies, en confiance.
Tu gagnes ton pain, tu aides ta famille, tu fais des études à l’université, tu es au coeur de la lutte… Aujourd’hui les gens n’arrivent pas à se dépêtrer juste avec la vie professionnelle, ou encore avec l’école seule… A l’époque nous pouvions faire plusieurs choses à la fois, nous y arrivions, nous avions confiance en nous. Et en passant, il y avait des manques, nous aurions pu mieux vivre notre féminité, la mettre en avant. Ce serait plutôt beau.
Si tu regardes depuis aujourd’hui, d’une façon générale vers le mouvement révolutionnaire de l’époque, quels sont pour toi, les manques et erreurs fondamentales ?
Je pense que politiquement on aurait du être plus profonds et questionnants. Nous l’étions déjà bien plus que la généralité de la société, mais, dans un domaine ambitieux comme la révolution, nous aurions du questionner encore plus profondément. Par ailleurs, tu veux dépasser les comportements existants, les traditions, les habitudes, un monde archaïque. Pour cela, il est nécessaire de lutter contre les archaïsmes et habitudes dans tous les domaines de la vie, sans interruption. Je pense qu’il y a des manques sur ces points. Il aurait fallu questionner les relations traditionnelles plus viscéralement et percevoir que ce sont des calamités et les dépasser dans nos propres vies. Tant que tu vis cette incapacité, tu ne peux pas porter la société plus en avant. Ce manque existait, et les relations hommes-femmes en font partie.
Que peut être l’héritage le plus positif de cette époque, qu’il faut protéger ?
Le réflexe de s’opposer à l’injustice, la volonté de rechercher, la demande d’une société juste et d’un monde meilleur… Le fait d’être conscient qu’on peut s’opposer à l’injustice et obtenir des droits, et ce désir, sont très importants. Nous devons transmettre cela jusqu’à aujourd’hui.
Le 12 septembre a confisqué le rêve d’un monde meilleur.
La conscience de pouvoir se battre contre les injustice s’est effacée, les gens ont été rendus passifs. Aujourd’hui, la question n’est pas le jugement de Kenan Evren ou quatre cinq autres généraux. Ce sont les résultats crées par le 12 septembre qui devraient être jugés et condamnés.
Tu ne voudrais pas malgré tout, que les responsables du coup d’Etat, et ses exécuteurs de différents niveaux soient jugés un jour ?
Si, absolument, comment ne le voudrais-je pas ?! C’est également nécessaire pour créer une conscience dans la société, comme quoi les injustes sont jugés. Mais si tu dis juste “qu’ils soient jugés” ce serait un simple sentiment de vengeance. Aujourd’hui le problème est, au delà de ce que j’ai subi, le dynamitage du 12 septembre pour toute une société. Il faut que le Droit, la culture, l’idéologie du 12 septembre soient jugés. Et leur exécuteurs, absolument.
Tu observes les autres pays. Tu y vois que les résistances, se font dans des sociétés plus saines. Par exemple la Grèce, tout près d’ici, on peut y vivre des choses plus démocratiques aujourd’hui. L’Argentine, c’est pareil. Dans des sociétés qui jugent les injustices, les peuples élaborent des réflexes d’opposition à l’injustice.
La mentalité du 12 septembre, ce fut d’infuser dans la tête des populations, qu’on ne peut juger l’Etat, qu’on ne peut s’y opposer. Sinon ils auraient sacrifié Kenan Evren. Ils auraient utilisé les uns et les autres, pour les jeter ensuite comme des mouchoirs sales. Si la 25ème année pouvait apporter une contribution pour cela, ce serait la joie pour la société.
Que fais-tu aujourd’hui, de quoi t’occupes-tu ?
Le 12 septembre nous a poussés en dehors de la vie, mais nous insistons avec entêtement pour être dans la vie, être le sujet. Je m’intéresse de très près aux prisons. J’essaye d’épauler chaque activité, chaque organisation démocratique concernant les prisons. Je suis membre de Tutuklu ve Hükümlü Yakınları Birliği (TÜYAB, Union des proches des condamnés et incarcérés). Nous avons fondé une association intitulé Dayanışma Ağı (Réseau de solidarité). Par ailleurs, je suis au 78’liler Vakfı (Fondation des 78ards). Nous essayons tous ensemble, avec nos moyens, pour que le le 12 septembre soit jugé, et que l’éloignement entre les générations disparaisse. Je suis partout où la lutte pour les droits humains est menée.
Comment subviens-tu à tes besoins ? Ton passé a‑t-il été une barrière pour trouver du travail ?
Evidemment. Après notre libération, mon mari et moi avons travaillé pendant dix ans comme ouvriers de presse. Nous étions avec des camarades et essayions de vivre modestement. Après son arrestation, j’ai commencé à m’activer d’une façon plus centrée sur la prison. J’essaye de rester debout avec ma propre force. Je connais bien le métier de journaliste, je l’ai exercé pendant 10 ans. Mais il n’est pas possible que je travaille dans des journaux bourgeois. Ni eux, m’embaucheront, ni moi j’irai.
Pour moi, l’accès aux visites de prison est très important. Après tant d’années de vie politique, une vie tournée seulement vers la survie me parait lourde. Je fais le ménage dans des bureaux et maisons, ainsi je peux me consacrer du temps pour le reste.
Cet article a déjà quinze ans, en ce mois de septembre 2020. A vous de le mettre en abîme avec la situation vécue aujourd’hui en Turquie.
Image à la Une : Seza Mis Horoz (devant à droite), la militante féministe kurde “Sara” Sakine Cansız figure également sur cette photo (à droite en haut). Prison de Çanakkale, Janvier 1981.