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En réal­ité, en Turquie, par­ti­c­ulière­ment pour une généra­tion, le terme “12 sep­tem­bre 80” cou­vre et décrit toute une péri­ode. Les généra­tions suiv­antes n’en n’ont pas été épargnées pour autant, et toute la gauche turque s’y réfère.

Express 53

Express, n° 53, sep­tem­bre 2005

Le coup d’E­tat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 en Turquie est passé sur le pays comme un rouleau com­presseur. Cette péri­ode cauchemardesque de per­sé­cu­tions inimag­in­ables, de tor­tures, d’exé­cu­tions, a lais­sé des mar­ques indélébiles.

Il existe beau­coup de livres, mais aus­si des témoignages comme celui de notre ami et auteur du Kedis­tan, Sadık Çelik qui a passé 8 ans der­rière les bar­reaux, pour être acquit­té ensuite, tant d’an­nées plus tard. Et des témoignages pic­turaux qui, pour être regardés en face, deman­dent du courage, telles que les oeu­vres de Zül­fikar Tak, qui a dess­iné les méth­odes de tor­tures. Ou encore comme la BD de Zehra Doğan, exposée actuelle­ment à la Bien­nale de Berlin, et qui paraitra chez Del­court, en mars 2021, dans laque­lle elle livre son quo­ti­di­en dans la prison de Diyarbakır d’au­jour­d’hui, et remonte l’his­toire de cette sin­istre geôle jusque dans les années 80.

Cet entre­tien, avec une des témoins des pris­ons des années 80 en Turquie jette une lumière crûe sur les pris­ons et les méth­odes… Il fut ini­tiale­ment pub­lié dans le n°53 de la revue Express, parue en Sep­tem­bre 2005. 1+1 le pub­lie à nou­veau pour le 25ème anniver­saire du coup d’E­tat, et Kedis­tan en partage la tra­duc­tion française, comme archive de référence.


Seza Mis Horoz, témoin des emprisonnements du 12 septembre

Un entre­tien réal­isé par Siren İdem­en et Ayşegül Oğuz

L’of­fici­er d’in­ter­roga­toire avait dit, “Lorsque vous sor­tirez, vous allez retrou­ver une telle jeunesse, qu’on ne vous recon­naitra pas, ni que vous ne la recon­naitrez”. Qui étaient ces jeunes qu’ils empris­on­naient, tor­tu­raient ? Que voulaient-ils ? Que leur ont-ils fait dans les pris­ons du 12 sep­tem­bre ? Nous écou­tons Seza Mis Horoz, mem­bre act­if de İns­an Hak­ları Derneği (İHD, Asso­ci­a­tion des droits humains), de Tutuk­lu ve Hüküm­lü Yakın­ları Bir­liği (Union des proches des con­damnés et incar­cérés), et de 78’liler Vak­fı (Fon­da­tion des 78ards), qui a vécu la per­sé­cu­tion pra­tiquée dans les pris­ons d’Erz­in­can, Mamak (Ankara), Metris (Istan­bul) et Çanakkale, . Numéro spé­cial “25 ans du 12 sep­tem­bre”, de la revue Express.

Où étais-tu avant 1980, que faisais-tu ?

Il est vrai que pour notre généra­tion il y a eu une frac­ture comme “avant 80” et “après 80”. Jusqu’à ce que je ter­mine le lycée en 1973, j’é­tais dans une petite ville à Iğdır. Qua­tre d’une fratrie de huit, sommes arrivéEs à Istan­bul pour faire des études. Je me suis inscrite à l’U­ni­ver­sité d’Is­tan­bul, à la Fac­ulté de Sci­ences Économiques. En réal­ité, mes notes étant hautes, j’au­rais pu fréquenter une meilleure école, mais comme j’é­tais oblig­ée de tra­vailler, j’ai du faire le voeux d’une école qui n’ex­igeait pas l’as­siduité. C’est aus­si une par­tic­u­lar­ité de notre généra­tion ; nous fai­sions des études tout en tra­vail­lant, et à la fois, nous étions au coeur de la politique.

Où tra­vail­lais-tu ?

En même temps que l’u­ni­ver­sité, je fus inté­grée comme fonc­tion­naire à la Direc­tion régionale de la Sécu­rité Sociale (SSK). Là, j’ai com­mencé à m’in­stru­ire sur les sujets poli­tiques. Lorsque j’é­tais au pays, on n’é­tait pas très au courant de tout. Avec mon arrivée dans une grande ville et à l’u­ni­ver­sité, il y a eu un change­ment très rapi­de dans mon monde. Mes hori­zons se sont élargis…

Quelle était l’am­biance poli­tique à l’Université ?

Comme je tra­vail­lais en con­tinu, et que je fréquen­tais l’é­cole d’ex­a­m­en en exa­m­en, je me con­sid­érais plutôt comme tra­vailleuse, ouvrière, plutôt qu’é­tu­di­ante. Je fais encore des rêves, où je n’ai pas fini l’université.

C’est à dire, que le mou­ve­ment étu­di­ant n’a pas eu d’in­flu­ence sur ta politisation…

A l’époque où j’ai com­mencé à tra­vailler, on était entré dans une péri­ode de trans­for­ma­tion des ouvri­erEs en fonc­tion­naires, afin de con­fis­quer leurs droits de grève et de con­ven­tion col­lec­tive. En tant que fonc­tion­naires, nous avons soutenu la résis­tance des ouvri­erEs. Ce fus ma pre­mière étape de poli­ti­sa­tion. Là, j’ai com­mencé à voir la réal­ité : ils ont licen­cié en masse, sans se préoc­cu­per de l’hiv­er, de la neige. Pour nous ren­dre le statut de fonc­tion­naire sym­pa­thique, ils nous ont ver­sé trois, qua­tre primes sup­plé­men­taires. La plu­part d’en­tre nous avons ver­sé ces bonus aux ouvri­erEs. Pour moi, c’é­tait quelque chose de grandiose, nous par­tici­p­i­ons à la résis­tance des ouvri­erEs, de tout notre coeur, il y avait une solidarité.

Y avait-il un syn­di­cat, une organ­i­sa­tion qui menait cette résistance ?

Il y avait Sosyal-İş, dont les tra­vailleurs étaient mem­bres, et les fonc­tion­naires étaient en proces­sus d’or­gan­i­sa­tion asso­cia­tive avec Mem-Der. Par ailleurs, des per­son­nes social­istes, révo­lu­tion­naires, démoc­rates, par­tic­i­paient à ce type de résis­tances. A cette époque, j’al­lais à chaque meet­ing du mou­ve­ment étu­di­ant. L’am­biance des amphis était très poli­tique, s’y déroulaient des dis­cus­sions… Les étu­di­antEs voulaient éclair­cir, rechercher, essay­er de com­pren­dre la vie. Ils, elles étaient très dif­férentEs des êtres que le Con­seil de l’en­seigne­ment supérieur (YÖK) fab­rique actuelle­ment. Le tra­vail, l’é­cole, la vie du quarti­er, les syn­di­cats, les activ­ités en bidonvilles, tout fai­sait par­tie d’un ensemble…

Com­ment es-tu passé à une lutte plus organisée ?

Au pays, nous étions plus proche du MHP [Par­ti d’action nation­al­iste]. Mais notre démarche n’é­tait pas vécue comme une appar­te­nance nation­al­iste, fas­ciste. Nous sommes d’o­rig­ine azérie, et comme les Azéris étaient con­tre la Russie, nous étions sym­pa­thisants du MHP. Après mon arrivée à Istan­bul, je suis dev­enue sym­pa­thisante du CHP [Par­ti répub­li­cain du peu­ple, laïc, kémal­iste]. (Rlle rit) C’é­tait des temps où Ece­vit [alors, Prési­dent du CHP] dis­ait “ouvri­ers, tra­vailleurs, étu­di­ants”

Par­tic­i­pais-tu aux activ­ités au sein du CHP ?

Comme je tra­vail­lais, je n’ai pas eu de telles occa­sions, mais en prenant le risque de per­dre mon tra­vail, j’al­lais pour­tant aux meet­ings. Dans cette péri­ode, j’ai ren­con­tré des amiEs poli­tiséEs, au tra­vail, ensuite dans des asso­ci­a­tions. J’ai com­mencé à appren­dre la pen­sée social­iste, les idées révo­lu­tion­naires, j’ai inté­gré le proces­sus poli­tique d’une façon très rapi­de et intense.

Dans quel genre d’ac­tiv­ités poli­tiques pre­nais-tu place ?

Au début, il s’agis­sait des travaux d’as­so­ci­a­tion afin d’or­gan­is­er les fonc­tion­naires. A cette époque, plusieurs activ­ités pou­vaient être menées en même temps. Il y avait une lutte dans les bidonvilles, avec la pop­u­la­tion sur place, nous par­tici­p­i­ons à divers­es résis­tances ouvrières, je fréquen­tais égale­ment les asso­ci­a­tions et les activ­ités étu­di­antes. Ouvri­ers, fonc­tion­naires, étu­di­ants, pop­u­la­tion des bidonvilles étaient tous dans mon champ d’in­térêts, comme d’ailleurs beau­coup de jeunes de l’époque.

Dans la deux­ième par­tie des années 70, l’at­mo­sphère changeait de plus en plus. Le “Mas­sacre de Beyazıt” le 16 mars, à l’U­ni­ver­sité d’Is­tan­bul, l’in­ten­si­fi­ca­tion des attaques. Com­ment as-tu vécu cette péri­ode brûlante ? 

Nous avions un ressen­ti binaire et, d’un autre côté, de nom­breuses per­son­nes s’y rejoignant, la lutte s’él­e­vait. La plu­part d’en­tre nous pou­vions voir cette force, cette union. Nous étions con­va­in­cus de notre légitim­ité. Il y a eu des cama­rades blesséEs ou qui sont tombéEs à côté de nous. La vision générale était de panser nos blessures et de con­tin­uer la lutte. Nous étions dans un état d’âme de ce genre. Bien évidem­ment, il y avait aus­si beau­coup de provo­ca­tions. Nous tâchions avec nos col­lègues, nos amiEs à l’é­cole, de faire face à ces attaques. Notre con­fi­ance prove­nait de la con­vic­tion que notre cause était légitime. Nous étions con­va­in­cuEs que nous allions vain­cre, car nous pen­sions que ceux aux­quels on fai­sait face, avaient tort, étaient des tyrans. Je suis restée à Istan­bul jusqu’en févri­er 79. Et, après l’u­ni­ver­sité, je suis allée vers les villes de l’Est, Erz­in­can, Elazığ.

Seza Mis Horoz

Seza Mis Horoz

Dans quel groupe étais-tu à cette époque ?

Dans le groupe “Par­ti­zan” [Organ­i­sa­tion com­mu­niste révo­lu­tion­naire en Turquie]. C’é­tait le pre­mier groupe avec lequel j’avais fait connaissance.

Alors, tu es passée du CHP à Partizan ?

Oui. (Elle rit) Chez-moi, il y a eu un saut rapi­de. Un ans après mon arrivée à Istan­bul, je suis dev­enue une per­son­ne très dif­férente. Sur plusieurs sujets, ma tête s’est ouverte, je me suis débar­rassée de ma timid­ité, j’ai pu touch­er à dif­férents domaines de la vie. La poli­ti­sa­tion m’a fait évoluer très vite.

 

Qu’est-ce qui t’at­ti­rait dans le mou­ve­ment révolutionnaire ?

Le fait que les per­son­nes soient proches les unes des autres, qu’elles s’op­posent à l’in­jus­tice… L’op­po­si­tion à l’in­jus­tice avec beau­coup de coeur, et un réflexe naturel, la défense de l’é­gal­ité, l’é­gal­ité femme-homme… Pour moi, c’é­tait une grande lib­erté. Je venais d’un endroit où les principes de juge­ment féo­daux étaient dom­i­nants. Les idées social­istes me sédui­saient plus, en tant que femme… Il arrivait que je ren­tre à la mai­son, à une heure, deux heures du matin, et si c’é­tait avant, on aurait dit “une femme doit rester à la mai­son”. J’ai vu que les femmes pou­vaient faire tout ce que les hommes font, et que la lutte pour la lib­erté rend les per­son­nes encore plus effi­caces. Tout cela m’a séduite. Bien sûr, le plus impor­tant, c’est la posi­tion con­tre l’in­jus­tice, l’ex­ploita­tion, et la demande d’un monde, d’une société plus juste et égalitaire…

Quand j’ai enten­du tout cela, j’avais pen­sé que tout le monde, ma famille, même les patrons, les per­son­nes d’E­tat allaient accepter le social­isme. Parce que c’é­tait beau et humain. La sueur des gens trou­verait réponse, il y aurait du tra­vail, il y aurait un Etat social­iste… Je pen­sais que tous ceux et celles qui souhait­ent vivre digne­ment diraient “oui”. Je n’au­rais jamais pu imag­in­er que celles et ceux qui défendaient cette vision ren­con­tr­eraient une immense per­sé­cu­tion, et subi­raient une lourde vio­lence. Au début, je ne savais pas que les us et tra­di­tions allaient mon­tr­er une si forte réac­tion. Moi, avec ma logique, je l’avais accep­té telle­ment facile­ment que, je pen­sais que tout le monde le percevrait de la même façon. C’est en avançant dans la vie, que j’ai com­mencé à voir com­bi­en la force de l’am­bi­tion de car­rière et de pro­priété était puis­sante. Nous avons con­staté la tyran­nie de l’E­tat, en le subis­sant. Et mes pieds ont com­mencé à être plus assurés sur la terre.

Tu vivais à Istan­bul, tu venais d’être diplômée de l’en­seigne­ment supérieur, et de nom­breuses pos­si­bil­ités s’ou­vraient devant toi, as-tu hésité en prenant la déci­sion d’aller à l’Est ?

Absol­u­ment pas. Je savais que nous lut­tions pour de belles choses, que nous aspiri­ons à une société juste qui per­me­t­trait à toutes et tous de vivre heureux, humaine­ment. Alors, je n’ai même pas regardé der­rière moi. Et là, aujour­d’hui, j’ai peut être des dif­fi­cultés, mais je ne le regrette aucune­ment. Nous avons alors fait ce que notre coeur nous a dicté.

En 1979, pressen­tiez-vous, deviniez-vous qu’un coup d’E­tat se rapprochait ?

En fait, cela se dis­cu­tait. La présence de divers­es provo­ca­tions, le fait qu’ils envoient les mil­ices fas­cistes civiles sur nous, le mas­sacre de Maraş, c’é­taient les bruits de bottes précurseurs du coup d’E­tat. On com­men­tait déjà l’ar­rivée d’un coup d’E­tat avec des pro­pos du genre “querelles de frères, je suis con­tre, à la gauche, et à la droite”. La junte s’est bâtie la dessus. Les provo­ca­tions étaient organ­isées pour créer chez les gens la pen­sée “que quelqu’un nous sauve”.

Com­ment te sou­viens-tu du Mas­sacre de Maraş ?

A cette époque, j’é­tais à Istan­bul. J’ai ressen­ti une immense colère et nous étions très tristes. Mal­gré tout, tu te dis “une cru­auté d’un tel niveau, ce n’est pas pos­si­ble”. Des femmes enceintes, des enfants, furent tués, les gens brûlés… Cela a éveil­lé encore plus de colère ; alors, tu t’ac­croches encore plus à la lutte. Il y a eu aus­si cer­tains qui ont dit “si l’E­tat est si cru­el, je me mets de côté”. Dans notre généra­tion il y a eu une pro­gres­sion très rapi­de, mais égale­ment, du à cette vitesse, des évo­lu­tions mal­saines. Un enfant marche à qua­tre pattes, puis marche, grandit… Ce n’est pas notre cas ; dès qu’on a pris con­science de nous-mêmes, nous avons été oblig­éEs de courir. Nous avons eu des man­ques sur l’ob­ser­va­tion des choses en pro­fondeur, les intéri­oris­er, pétrir sa per­son­nal­ité selon… Mais c’é­tait naturel, il ne faut pas cri­ti­quer, juger.

Com­ment as-tu vécu le jour du 12 septembre ?

Nous avions démé­nagé d’E­lazığ à Erz­in­can. Moi et mon com­pagnon, étions dans notre mai­son au cen­tre d’Erz­in­can. Nous avons appris par la radio, qu’un coup d’E­tat se déroulait. La loi mar­tiale, le cou­vre-feu, tout a pris des pro­por­tions ter­ror­isantes. Les chars étaient déployés partout. Avant le 12 sep­tem­bre, vous le savez, il y avait une crise prési­den­tielle. Aucun Prési­dent de la République ne pou­vait être élu, et même le nom du chanteur Bülent Ersoy sor­tait des urnes. Quand j’ai enten­du à la radio l’an­nonce du coup d’E­tat, j’ai machi­nale­ment posé la ques­tion “qui sera le Prési­dent ?”. (Elle rit) Mon mari m’a dit, “il n’y a plus per­son­ne, ni Prési­dent de République, ce sont les mil­i­taires qui sont partout”. Evidem­ment, la vie est dev­enue encore plus difficile.

Quand t’é­tais-tu mariée ?

Nous nous étions mar­iés, lorsque nous avions décidé de par­tir à l’Est. Notre mariage a duré env­i­ron un an et demi. Mais avec l’in­ten­sité des choses, nous avons passé ensem­ble à peine un mois, un mois et demie. Lui aus­si s’est fait arrêter, deux mois après mon arrestation.

Com­ment ton arresta­tion s’est-elle passée ? Où as-tu été amenée ?

Ils m’ont arrêtée peu de temps après le 12 sep­tem­bre, le 30 octo­bre, sur le chemin d’Erz­in­can à Elazığ en bus. Ils nous ont encer­clés, ils sont venus directe­ment vers moi. Juste avant, nous étions avec un groupe de cama­rades, je sup­pose que l’un d’en­tre eux a par­lé. A cette époque il y avait beau­coup de délation.

Ils m’ont amenée à Elazığ. Ils met­taient les gens dans des endroits comme dans des camps Nazis, dans des recoins. Ils m’ont amenée dans un bâti­ment où les ren­seigne­ments turcs (MİT) et la con­tre-guéril­la tra­vail­laient ensem­ble, orné d’un pan­neau por­tant l’in­scrip­tion “Direc­tion régionale du traf­ic” [de la cir­cu­la­tion], situé dans un lieu dit “1800 Evler” en dehors de la ville d’E­lazığ. La pre­mière inter­ro­ga­tion y a débuté.

La durée d’in­ter­roga­toire avait été aug­men­tée alors, à 90 jours, non ?

Oui, mais moi, j’y suis restée 115 jours. J’agis­sais avec ma réelle iden­tité, je n’é­tais pas recher­chée, j’ai pen­sé alors que j’al­lais m’en sor­tir rapi­de­ment. Un tas de polici­er, hommes et femmes, sont arrivés, m’ont désha­bil­lée, fouil­lée. Ils m’ont pris aus­sitôt à l’in­ter­roga­toire. C’é­tait la pra­tique de l’époque, pour arrêter rapi­de­ment, si un nom était don­né. Parce que dès lors où tes amiEs appre­naient ton arresta­tion, ils-elles pre­naient des mesures. Pour cette rai­son, la pre­mière agres­sion était colossale.

Ils m’ont désha­bil­lée et accrochée à l’estra­pade. Et, dans le même temps ils me don­naient de l’élec­tric­ité. Je n’ai pas com­pris ce qui se pas­sait. Pas de ques­tions, sur qui es-tu, d’où viens-tu, où vas-tu, aucune recherche sur l’identité.

Es-tu mise sur l’es­tra­pade tout de suite ?

Oui, aus­sitôt désha­bil­lée, et mise sur l’es­tra­pade. Ça fait pani­quer. C’est d’ailleurs leur objectif.

Y avait-il beau­coup de per­son­nes placées en garde-à-vue ?

Bien sûr, avec des cris… Tu ne sais pas s’il y a des gens que tu con­nais, car ils ban­dent tes yeux tout de suite.

Je suis restée sur l’es­tra­pade cinq, dix pre­mières min­utes. J’é­tais con­fuse. Notre généra­tion a tout appris en le vivant… Je suis accrochée là, et je dis “s’il vous plait, pour­riez-vous me descen­dre ?”(Elle rit) Ils ont éclaté de rire,  en dis­ant “on doit descen­dre madame !”. Après ces éclats de rire, “voyons Seza” me suis-je dit, “prends donc con­science de l’en­droit où tu es, de la réal­ité”.

Quel âge avais-tu à ce moment là ?

Je venais de finir l’u­ni­ver­sité, j’avais 23 ans.

Y avait-il des insultes, des humiliations ?

Injures mon­u­men­tales, j’avais du mal à les saisir. Les agres­sions sex­uelles, les injures sex­uelles me parais­saient telle­ment bass­es… Tout était com­plet. L’es­tra­pade, l’élec­tric­ité, les injures, fala­ka (coups de bâton sur la plante des pieds), tabas­sage… Mal­gré tout, je me suis res­saisie rapi­de­ment. Quand j’ai com­pris que je pou­vais et devais sup­port­er, je me suis déten­due. Je voulais un monde meilleur, une société meilleure ; j’é­tais entrée dans cette cause avec con­vic­tion et con­sen­te­ment. Lorsque je me suis dit “je vais faire face peu importe le prix à pay­er, je ne dénon­cerai per­son­ne”, dans ma tête tout est devenu clair, ma force de résis­tance est remontée.

Après com­bi­en de temps ont-ils cessé les tortures ?

Pen­dant deux jours ils m’ont bien abimée. Ils m’ont relâchée, puis remise à nou­veau sur l’es­tra­pade. Ils se sont occupés de moi pen­dant six, sept heures… Ils m’ont relâchée, reprise, relâchée, reprise…

Si, lors du pre­mier inter­roga­toire la per­son­ne était défaite, c’é­tait fait. Sinon, après, les gens arrivaient à se res­saisir. Ils dis­aient “pour chaque per­son­ne arrêtée, cinq armes, cinq hommes”. C’é­tait le min­i­mum accep­té. Ils se sont beau­coup acharnés sur moi. Dès la pre­mière tor­ture, mon bras droit est devenu inutil­is­able. Peu après, ils m’ont jetée dans une cel­lule d’isole­ment. J’y suis restée 25 jours, seule. Les pre­miers jours, je gra­vais des crans sur le mur, le 20ème jour, j’ai lais­sé tomber. Et durant ces jours, ils me pre­naient sans cesse pour des tortures.

Y a‑t-il eu des fois où tu as pen­sé que tu ne t’en sor­ti­rais pas ?

Evidem­ment. Ils créent chez-toi une psy­cholo­gie par­ti­c­ulière, qui te fait penser que tu ne sor­ti­ras pas de là, sans faire une dépo­si­tion. La porte reste ouverte. Tu peux t’en aller. Mais ils diront “on l’a tuée en délit de fuite”. Devant cette porte, j’ai réelle­ment vécu un moment de con­flit : “aucun moyen d’une libéra­tion, je m’en vais, qu’ils tirent, et que cette tor­ture cesse”. Mal­gré tout, le fait de s’ac­crocher à la vie a pesé dans la balance.

Ils m’ont tor­turée durant près d’un mois, sans cesse. Ils ame­naient par groupes, des élèves de col­lège, parce qu’ils avaient scan­dé des slo­gans, accroché des pan­car­tes… Des cris d’en­fants, sup­pli­ant… Ils fai­saient venir les par­ents, de leur vil­lage, pour qu’ils leur don­nent leurs fils, leurs filles… Sans inter­rup­tion, des cris de tor­ture, des cris des per­son­nes âgées, des cris des enfants… C’é­tait terrifiant.

Le dernier jour que j’ai passé là-bas, le com­mis­saire est venu à minu­it, “aujour­d’hui soit tu par­les, soit tu meurs” m’a-t-il dit. Il m’a amenée avec haine. Un autre polici­er s’est rap­proché de moi : “ma fille, j’ai une fille de ton âge. Je n’ar­rive pas à dormir le soir, je ne sup­porte pas que tu subiss­es autant de souf­frances. Dis leur un ou deux trucs, tu auras une chance pour rester en vie”… Rôle de prêtre. Je lui ai répon­du “si tu avais autant de con­science, tu ne pour­rais pas tra­vailler dans un tel lieu”, lui ai-je dit. Il s’est bar­ré. Cinq, six per­son­nes se sont engouf­frées dans la pièce. Le com­mis­saire a débandé mes yeux. Si tu le voy­ais dehors, tu penserais qu’il était enseignant, bien habil­lé, par­fumé… Mais extrême­ment féroce. “Tu ne me fais pas peur, somme toutes, tu par­leras !” m’a-t-il dit. En plus il avait fait un pari. Moi, je suis plutôt petit gabar­it ; “sexe-faible”. Tu résistes, sa fierté en prend un coup. Le terme “tu ne me fais pas peur” fut pour moi, extra­or­di­naire­ment stim­u­lant. J’é­tais là depuis un mois. Mes cheveux longs se sont emmêlés, des poux se bal­adaient dessus. Mon corps est meur­tri et gon­flé de partout. Ils m’ont fait regarder dans une glace. C’é­tait ter­ri­fi­ant, j’ai eu peur de moi-même. Et cette phrase “tu ne me fais pas peur” pronon­cée devant mon état, m’a fait penser que “ceux-là, avaient peur en réal­ité, de notre légitim­ité”. Il a dit “aujour­d’hui cette affaire se ter­min­era !”. Il a pris dans sa main, un gros bâton. J’ai levé instinc­tive­ment mon bras, pour pro­téger la tête. Au pre­mier coup, mon bras s’est cassé avec fra­cas. Un de mes bras était déjà inutil­is­able, l’autre s’est cassé aus­si. J’ai demandé “vous avez pris mes deux bras, et vous me deman­dez des noms ?”. Il lâchait le bâton, il frap­pait avec la matraque. Il lâchait la matraque, il don­nait du courant… Pour la pre­mière fois, ils m’ont désha­bil­lée totale­ment. Avant, ma culotte restait sur moi… Ils m’ont amenée aux toi­lettes. Fin novem­bre, il fait froid. Ils m’ont aspergé e d’eau froide sous pres­sion. Puis ce fut encore l’es­tra­pade. La pre­mière fois, j’ai sen­ti que je per­dais con­nais­sance. Ensuite, ils ont du m’ha­biller, puis m’ont jetée dans une cel­lule où se trou­vaient d’autres femmes. Il y avait quelques femmes qu’ils avaient amenées de la campagne.

seza mis horoz

Prison de Çanakkale, jan­vi­er 1991.

Y avait-il des cas de viol ?

Il y en avait beau­coup. Là, il n’y a pas eu d’acte de viol mais, régulière­ment, des agres­sions sex­uelles. Une fois, alors que j’é­tais amenée de la tor­ture à la cel­lule, il y avait un mil­i­taire âgé, il était je pense, ser­gent… un type dégoutant. Ils me tien­nent par dessous les bras, me trainent, et il pelote mes seins. J’ai eu la nausée. En te don­nant du courant, il met­tent l’ap­pareil dans ton vagin. C’est un truc immonde. Comme si tous tes organes intérieurs allaient jail­lir de là. Les tétons font aus­si beau­coup d’ef­fet, parce qu’ils sont tout près du coeur…

Dans toutes ces tor­tures, laque­lle te parais­sait la plus dif­fi­cile à sup­port­er ? Ou, peut-on faire une telle comparaison ?

La plus dure c’est l’es­tra­pade. C’est impres­sion­nant. Comme si ton bras allait se sépar­er de ton corps. Tu as l’im­pres­sion que si ton pied pou­vait touch­er sur un petit point, un instant, tu atteindrais le par­adis. L’es­tra­pade est hor­ri­ble. L’élec­tric­ité, c’est très mau­vais aus­si. A ce moment, ton coeur sem­ble s’ar­rêter. Mais quand ça s’ar­rête, tu respires.

Il y avait aus­si, le fala­ka, inten­sive­ment. Le dessous de nos pieds était lacéré. Je me sou­viens encore, il y avait un gar­di­en qui s’ap­pelait Ahmet. Il souf­frait réelle­ment beau­coup de ce qu’il voy­ait. Lui, il essayait d’aider. Quand tout le monde était par­ti, pour que mes pieds ne se gan­grè­nent, il me fai­sait marcher sur de l’eau salée.

Au bout d’un mois, lorsque tu as été placée dans cette cel­lule où des femmes se trou­vaient, que s’est-il passé ?

Quand je suis rev­enue à moi, les femmes, en atten­dant que je meurs, pleu­raient autour de moi. Elle tapaient sur la porte : “elle va mourir, hos­pi­talisez-là !”. Ils ne m’ont pas tor­turée à nou­veau. Ils m’ont tenue là, pen­dant trois jours, dans la douleur. La rai­son qui a fait cess­er les tor­tures fut le fait qu’ils avaient tué un enfant. En pleine nuit, nous enten­dions, ils le claquaient d’un coin à l’autre, ils le jetaient. Les cris de l’en­fant arrivaient jusqu’à nous. Puis, tout à coup, les cris se sont arrêtés. Il y a eu un impres­sion­nant silence. Ont suivi des pas qui couraient. Le lende­main, ils n’ont tor­turé per­son­ne. Nous avons appris ensuite, que cet enfant était mort.

Y avait-il des médecins qui par­tic­i­paient aux tortures ?

Je ne sais pas. Mais il y avait cer­taine­ment ceux qui con­seil­laient les tor­tion­naires. Par exem­ple, pour ne pas tuer, ils remon­taient la dose de l’élec­tric­ité jusqu’à un niveau précis.

Trois jours plus tard, ils m’ont trans­férée à l’hôpi­tal mil­i­taire d’E­lazığ. Le 12 sep­tem­bre n’é­tait pas encore insti­tu­tion­nal­isé partout. Dans plusieurs endroits il y avait encore des gens dotés de con­science. Là-bas, il y avait une infir­mière en chef nom­mée Ayşe et son mari doc­teur. En me voy­ant dans l’é­tat où j’é­tais, ils se sont mis en colère. Cheveux hir­sutes, je suis sale, plus de bras, poux, puces, je suis dégoutée de moi-même. Je suis dans un état inhu­main… Je leur dis “excusez-moi, je suis dans un ter­ri­ble état”. Ils me répon­dent “com­ment peux-tu dire ça ? C’est la honte de ceux qui t’ont mise dans cet état”. Ils ont été très chaleureux.  Ils ont coupé mes cheveux, m’ont nettoyée.

Y avaient-ils des mil­i­taires ou policiers qui te surveillaient ?

Bien sûr. Des poli­cières tenaient la garde. Trois d’en­tre elles se com­por­taient cor­recte­ment, essayaient d’avoir un regard posi­tif. En réal­ité, le 12 sep­tem­bre fut un choc pour tout le monde. Elles se plaig­naient, elles aus­si, elles avaient du mal à sup­port­er. Les trois autres étaient des crânes de fas­cistes. Comme je ne pou­vais pas utilis­er mes mains, elles avaient l’oblig­a­tion de me faire manger. L’une le fai­sait en appuyant sur ma bouche, en déver­sant tout sur moi.

Le médecin a dit que je devais avoir des traite­ment pen­dant au moins un mois et demi et ils m’ont don­né un rap­port pour un mois et demi.  Neuf jours plus tard, une équipe est arrivée. Ils m’ont prise dans cet état, mise dans une Renault, amenée à Ankara. C’é­tait un voy­age dégoutant, sous agres­sions, insultes incessantes…

Quelle était la rai­son de ce trans­fert vers Ankara ?

Pas de dépo­si­tion, lien organ­i­sa­tion­nel non révélé, ils n’ont pu rien faire. A Ankara, il y a un lieu nom­mé “Müte­fer­ri­ka”, ils m’ont amenée là. Il y avait déjà un groupe de 28, 30 per­son­nes, arrêtées lors d’une opéra­tion. Ils ont voulu m’in­té­gr­er dans ce groupe. [Les procès post-coup d’E­tat, con­cer­nant les accu­sa­tions d’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale, furent qua­si tou­jours ouverts par groupe. Le plus impres­sion­nant est le procès dit “procès prin­ci­pal de Dev-Sol” avec 1243 accusés]

J’ai dit que je ne con­nais­sais aucune des per­son­nes. Les policiers qui m’ont accom­pa­g­née me dis­aient “si ici, tu révèles quelque chose, ont tire”. Ils se van­taient en dis­ant “per­son­ne ne peut faire avouer ceux que Elazığ n’a pas pu faire par­ler”.  Je suis restée un mois à Derin Araştır­ma Lab­o­rat­u­arı, [DAL — Lab­o­ra­toire de recherche appro­fondie]. Les quelques pre­miers jours, ils se sont acharnés. Ensuite, ils ont dit “on n’ob­tien­dra rien de celle-là”. Mes deux bras étaient dans le plâtre, ils se sont débar­rassé de moi. Ne pou­vant pas m’in­té­gr­er dans un procès à Ankara, ils m’ont amenée à Istan­bul, à Gayrettepe.

Ils ont essayé de m’in­té­gr­er cette fois dans d’autres groupes arrêtés lors d’opéra­tions à Istan­bul. J’ai dit que je n’avais pas de lien avec ces gens non plus. Istan­bul, c’é­tait une cat­a­stro­phe, ça débor­dait. Ils ame­naient là des gens des asso­ci­a­tions, des syn­di­cats, tout ceux et celles qui pas­saient sous leurs mains. Dans une toute petite cel­lule, nous étions, neuf, dix. Ils n’y avait pas de place pour bouger. On ne pou­vait même pas respir­er. Cha­cune à tour de rôle, rap­prochait sa tête vers la lucarne, res­pi­rait. Des poux se bal­adaient sur nous. Les toi­lettes, où rég­nait une odeur acérée, étaient hor­ri­fi­antes, tu avais l’im­pres­sion que ton cerveau allait s’é­clater. Même les policiers se plaig­naient : “à cause de vous, nos femmes ne vont pas nous pren­dre à la mai­son. Nous nous arrosons d’une bouteille d’eau de cologne, mais cette odeur ne dis­parait pas”. Des cen­taines, des mil­liers de per­son­nes y restèrent durant des mois…

Ils ont mise avec nous, une femme enceinte. Ils lui ont dit, “si tu par­les, on te libèr­era”. La femme est dans la panique “ici, mon enfant naitra hand­i­capé”… Tu ne sais pas quoi dire. D’un côté il ne faut pas bal­ancer, il est ques­tion de vies. D’un autre côté, tu essayes de com­pren­dre cette femme. On lui dis­ait “tu devrais résis­ter, on ne peut pas leur faire con­fi­ance”. Elle répondait, “ils m’ont promis, ils vont me relâch­er”. Elle a alors fait une dépo­si­tion, y a écrit les noms qu’elle con­nais­sait. Ils les ont amenés aus­si. Mais bien sûr, ils n’ont pas libéré cette femme. Elle deve­nait dingue, dans une crise de nerfs, elle frap­pait sa tête sur les murs,  “ici, mon enfant naitra hand­i­capé !”. Ses “bat­te­ments d’ailes”, comme un oiseau pris dans le filet, furent pour nous, une tor­ture encore plus lourde que les autres.

Seza Mis Horoz

Avec son com­pagnon Memik. Prison de Çanakkale, jan­vi­er 1991.

Et toi, à ce moment là, étais-tu encore torturée ?

Evidem­ment, ils con­tin­u­aient. Ils dis­aient “ici, c’est Istan­bul, toutes les langues se délient”. Mes bras étant tou­jours dans le plâtre, ils ne pou­vaient pas m’ac­crocher sur l’es­tra­pade, ils m’a­gres­saient, me frap­paient avec des matraques.

Je pen­sais qu’ils me libér­eraient à la fin de la durée légale de 90 jours. Ils m’ont retenue 15 jours de plus. Ensuite, ils m’ont envoyée à Ankara, à nou­veau. Et ils ont ouvert un procès pour moi toute seule.

Avec quelles accusations ?

Selon la loi 141/5, appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale, Partizan.

Il y avait un lieu en plein milieu de la ville d’Ankara, ils l’ap­pelaient “L’é­cole des langues”. C’est là où fus amenée. Je me suis sen­tie comme au par­adis. (Elle rit) Les plâtres de mes bras furent retirés. Les amies m’ont lavée, frot­tée. C’est la pre­mière fois que je me lavais, après mon place­ment en garde-à-vue, il y a trois mois et demi…

Y avait-il des per­sé­cu­tions, des vio­lences là-bas aussi ?

Dans un pre­mier temps, ils se sont rap­proché des femmes avec une pro­pa­gande du style “on vous a trompée, vous êtes des enfants de bonne famille. Faites donc la dépo­si­tion que le Pro­cureur demande et allez con­stru­ire votre vie”.

Lorsque de nou­velles per­son­nes se fai­saient arrêter lors des opéra­tions qui con­tin­u­aient, on pou­vait venir te chercher à nou­veau pour des inter­roga­toires. Cette prob­a­bil­ité de retourn­er à tout moment au com­mis­sari­at était aus­si une sorte de tor­ture psy­chologique. Nous étions près de 200 femmes. Toutes les organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires étaient là. C’é­tait une prison avec des quartiers.

Au début encore, ils ont essayé de nous acheter. Par exem­ple, ils sor­taient 4 dif­férents plats pour les repas. Ils nous menaçaient par le trans­fert vers la prison de Mamak. Ils essayaient d’anéan­tir notre iden­tité poli­tique. Nous ne savions pas trop com­ment nous devions organ­is­er la résis­tance. Par­mi nous, il y avait des mil­i­tantes très récentes. Tout le monde n’é­tait pas au même niveau. Mais nous pen­sions qu’il fal­lait com­mencer par un bout.

Vous oblig­eaient-ils à une dis­ci­pline militaire ? 

Il y a eu cer­taines choses imposées. En tout pre­mier, c’é­tait l’hymne nation­al. Une par­tie d’en­tre nous dis­ait “ne le chan­tons pas”, une autre “faisons sem­blant de chanter”. Nous avions des dis­cus­sions. Ils nous dis­ait tou­jours “par­mi vous il doit y avoir qua­tre cinq meneuses qui vous inci­tent, bal­ancez-les. Vous, vous êtes des gen­tilles demoiselles”.

Une fois, alors qu’ils nous avaient demandé de chanter l’hymne nation­al, une par­tie a chan­té, l’autre non. Ils sont venus vers nous et nous ont dit “asseyez-vous toutes par terre”. Nous ne savions pas ce qu’il fal­lait faire, et il faut tou­jours agir en groupe. Sept, huit amies sommes restées debout, les autres se sont assis­es. Ils ont com­mencé à nous charg­er, matraques, coups de pied, vio­lem­ment. Puis, il y a eu quelque chose de beau, comme on voit dans des films. Qu’avons nous vu, une femme s’est lev­ée d’abord, ensuite d’autres, une par une. Toutes les femmes se sont mis­es debout, à égal­ité. C’é­tait beau.

Peut-on dire que ce moment fut un tour­nant pour la résistance ?

Oui, quelque part, c’est réelle­ment ça. Les mil­i­taires étaient paniqués. Nous étions près de 200, ils nous ont pris, une soix­an­taine, et fait descen­dre dans le sous-sol. Un lieu étouf­fant dont les fenêtres sont peintes en noir, rem­pli de rats, où les égouts coulent, et où des lits super­posés sont placés.

Le lende­main matin ils sont arrivés, et ont annon­cé “vous aus­si êtes des mil­i­taires, vous devez faire le garde-à-vous/re­pos !”. Là aus­si, il y avait la men­ace de la prison de Mamak, “si vous résis­tez, vous irez à Mamak !”. Durant trois, qua­tre jours, ils nous ont per­sé­cutées, battues, cer­taines jusqu’à l’évanouissement.

Les poli­cières par­tic­i­paient-elles aus­si aux pas­sages à tabac ?

Bien sûr ! Par­ti­c­ulière­ment les crânes de fas­cistes. Elles étaient très vir­u­lentes. Par exem­ple une fois, j’é­tais épuisée, bras dans le plâtre, et une de ces femmes me bat­tait. Il y avait autour de nous, quelques jeunes cama­rades. Une d’en­tre elles, ne sup­por­t­ant pas la scène s’est jetée sur elle, “elle est malade, ne la frappe pas !”. Prof­i­tant de l’oc­ca­sion toutes les autres s’y sont mis­es ; en voilà qui arrachent ses cheveux, qui pin­cent, qui don­nent des coups de poing… Elle a paniqué, et les autres l’ont retirée de là…

Que s’est-il passé après le sous-sol ?

Nous sommes restées là, durant près d’une semaine. Ensuite, ils nous ont remis­es sur pied, pro­pres sur nous, et amenées à Mamak, dans le bloc D.

Savais-tu com­bi­en de temps tu serais incarcérée ?

Per­son­ne ne le savait exacte­ment. En vérité, dans la pre­mière péri­ode de la junte, les peines n’é­taient pas aus­si lour­des qu’elles sont aujour­d’hui. A l’époque, pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale” c’é­tait une peine de prison de 4 ans 2 mois. Une de nos cama­rades a pris 5 ans, pour “être respon­s­able d’or­gan­i­sa­tion illé­gale”. On m’avait con­damnée à 4 ans 2 mois.

Quelles furent tes pre­mières obser­va­tions à Mamak ?

Le pre­mier jour, ils nous ont mis­es dans un quarti­er, très grand et longiligne. Nous étions cinquante, soix­ante. Des lits super­posés en bois y étaient placés. Les lits étaient en bois, pour que la matière ne serve pas d’arme. Les som­miers étaient une cata, il n’é­tait pas pos­si­ble d’y dormir. Les repas dégoutants… Une huile, à l’al­lure de bitume, cou­vrait la sur­face. Nous la jetions pour manger, et rin­cions les ingré­di­ents du plat, comme les pois chiches.

Ils ont voulu impos­er la mise en rang mil­i­taire, le “garde-à-vous, repos !”. Mais nous avons résisté. A Mamak il y avait beau­coup de pres­sions sur les hommes, mais aus­si pas mal de red­di­tions. Les hommes se pli­aient plus facile­ment aux ordres.

Com­ment expliques-tu que les femmes résis­taient davantage ?

Les femmes étaient plus volon­taires pour défendre leur lib­ertés. Je pen­sais qu’il était très impor­tant de pra­ti­quer les valeurs que le fait d’être révo­lu­tion­naire t’avait apporté. La qual­ité de révo­lu­tion­naire apporte beau­coup plus aux femmes dans la vie quo­ti­di­enne. Lorsque tu ren­tres dans la vie poli­tique, ton monde change totale­ment, tu deviens plus effi­ciente. Tu ressens alors que tu dois t’ap­pro­prier et défendre tout ce que tu as acquis. Et aus­si, je pense que l’en­tête­ment des femmes, c’est toute une autre chose. Nous avions pu acquérir cet esprit. Il y avait des langues qui se déli­aient de temps à autre, mais nous étions plutôt bien résis­tantes. 

Par exem­ple, ils nous ordon­naient, “vous devez vous adress­er à nous par ‘mon com­man­dant’ ou bien vous ouvrez vos mains” ; ils vont matra­quer les paumes. Ces matraques t’ar­rachaient tes tripes. Nous ne leur disions pas “mon com­man­dant”, nous ouvri­ons nos mains. En fait, tu ne devrais pas ouvrir tes mains. Une fois, une amie a ouvert ses paumes. Le sol­dat a frap­pé, frap­pé… Il est devenu tout rouge de fatigue… Il a dit “baisse tes mains, baisse les salope !”. Et nous, nous disions à notre amie “arrête donc, arrête, tu vas finir hand­i­capée”. Finale­ment c’est le sol­dat qui a jeté l’éponge, et s’en est allé. Bien évidem­ment, notre amie n’a pas eu l’usage de ses mains durant des mois.

Y a‑t-il des moment d’aveux dont tu te sou­viens encore ?

Oui. Par exem­ple, lorsqu’ils nous avaient mis­es dans le sous-sol, il y a eu quelques per­son­nes qui ont dit “j’ac­cepte !”. Ce genre de com­porte­ments ne sont pas liés aux car­rières poli­tiques des per­son­nes. Il y avait par exem­ple une per­son­ne d’une sacrée car­rière, qui dès le pre­mier jour s’est retirée dans un coin, pour­tant à côté, il y avait de très jeunes sym­pa­thisants qui résis­taient jusqu’au bout. Nous avons témoigné de ce type d’aveux.

Com­bi­en de temps es-tu restée à Mamak ?

Peu de temps. Parce qu’ils n’ont pas su quoi faire de moi, là-bas non plus. (Elle rit) Ensuite ils m’ont amenée à la prison mil­i­taire d’Erz­in­can. Mon procès s’est ter­miné là. Avec tout ce ram­dam, j’ai fait en total­ité un an et demi de prison.

A cette époque, cer­taines chaines de télévi­sion affichaient les pris­on­niers, par­ti­c­ulière­ment cer­taines femmes, avec des ban­deaux “flash ! flash !”. Ils leur attribuaient divers surnoms, “Fil­iz la poulpe”, “Ley­la la bombeuse”… Lorsque j’é­tais à cet “école des langues” (Ankara), nous regar­dions la télé. Que vois-je ? Ma pho­to sur l’écran : “ter­ror­iste femelle recher­chée”. (Elle rit)

Quel atmo­sphère dans la prison d’Erzincan ?

C’é­tait un lieu plutôt petit. Nous étions neuf femmes, c’é­tait plus calme. Vers le milieu de 1982, je fus libérée.

Com­ment ton com­pagnon s’est-il fait arrêter ?

Mon mari fut arrêté à Erz­in­can. Ils l’ont amené, lui aus­si, à Ankara. Il a été con­damné à 5 ans de prison, il a fait env­i­ron 2 ans et demi.

Qu’as-tu fait après ta libération ?

Je suis retournée près de ma famille, à Istan­bul. J’ai essayé de gag­n­er mon pain, comme compt­able. Je tra­vail­lais dans le bureau d’un citoyen arménien, à Sul­tanah­met. La police l’a inquiété, lui aus­si. Il m’a dit “ne m’en veux pas mais je vais me trou­ver dans la mouise, tu ne peux plus tra­vailler ici”. Je me suis retrou­vée au chô­mage. Pour élargir mes savoirs-faire j’ai fait des for­ma­tions de dacty­lo, de santé…

Quoi que je fasse, les policiers ne m’ont pas lâchée. Ils me suiv­aient, ils impor­tu­naient aus­si ma famille. A ce moment là, beau­coup de per­son­nes furent placées en garde-à-vue, des asso­ci­a­tions, syn­di­cats fer­més, c’é­tait une ambiance ter­ror­isante. J’ai vu que je ne pou­vais rien faire, impos­si­ble de con­stru­ire une vie, j’ai quit­té la mai­son. J’ai repris la vie poli­tique. Et au mois de mars 1984, je fus arrêtée à nouveau.

Com­ment ton arresta­tion s’est-elle passée cette fois ?

A Istan­bul. Un de nos cama­rades a bal­ancé notre lieu de ren­dez-vous à la police.

Quel ressen­ti éveille cette sit­u­a­tion ? Un grand sen­ti­ment de trahi­son, ou cela parait comme une par­tie ordi­naire de l’ensemble ?

Un très mau­vais ressen­ti. Tu as honte à sa place. Tu ressens une grande colère. A vrai dire, c’é­tait un cama­rade très dévoué, très mod­este. Tu con­nais son passé. Tu ressens une dou­ble émo­tion : d’une part, mal­gré tout, il ne faut pas trahir. Per­son­ne ne s’en­gage dans cette cause en étant for­cé par un tiers. Et d’autre part, en voy­ant dans quel état la tor­ture met les gens, tu ressens la colère. Tu te ressens opprimé.

Etait-ce un homme, une femme ?

Un cama­rade homme. Je n’ai jamais reçu de coup de la part des femmes. (Elle rit)

Le fait que cer­taines per­son­nes résis­tent aux pires des tor­tures, mais que d’autres se livrent à la pre­mière pich­enette, peut-il être expliqué,  as-tu en tête une expli­ca­tion à cela ?

Je pense que se livr­er à la pre­mière pich­enette, est en vérité, signe d’un délite­ment qui s’est fait à l’ex­térieur. Cette per­son­ne vient là, avec une con­vic­tion, mais est déjà altérée, à l’ex­térieur. Ce n’est pas une affaire facile que d’en­tr­er dans un procès. Il faut agir en cal­cu­lant con­tin­uelle­ment, et en se ren­dant fortE. Il faut que tu recon­naiss­es ta pro­pre réal­ité. Les êtres humains doivent endoss­er les respon­s­abil­ités autant qu’ils peu­vent les assumer. Les gens endurent les tor­tures jusqu’à un cer­tain degré, et peu­vent, à par­tir d’une lim­ite, par­ler. Mal­gré tout, per­son­ne ne devrait pass­er aux aveux à la pre­mière pichenette.

Et la suite, après ta deux­ième arrestation ?

Je suis amenée encore à la fameuse Gayret­te­pe (Istan­bul). J’y suis restée env­i­ron un mois et demi.

L’in­ter­ro­ga­tion était-elle de la même violence ?

Les méth­odes étaient les mêmes. La vio­lence était peut être un degré moin­dre. Encore, fala­ka, estra­pade, élec­tric­ité, tabas­sage… Le plus intense était ce qu’on appelle “mey­dan dayağı” [tabas­sage en groupe], une sorte de lyn­chage. Ensuite je fus envoyée à Metris.

Quand t’es-tu présen­tée à l’audience ?

Je me suis présen­tée à la pre­mière, deux ans après. Nous avions un troisième procès qui con­cer­nait 380 per­son­nes. Elles ont eu leur pre­mière audi­ence, qua­tre ans plus tard. Et lors de celle-ci, 49 per­son­nes furent libérées. Si ces per­son­nes avaient eu leur procès seule­ment quelques mois après leur arresta­tion, elles auraient été libérées à cette époque. Ces cama­rades ont subi pen­dant qua­tre ans, les plus intens­es per­sé­cu­tions de la péri­ode de junte. La plu­part furent d’ailleurs acquittéEs.

Com­ment était Metris en 1984 ?

Ils pra­ti­quaient la tor­ture sous cou­vert de “fouilles”. Une fouille était imposée aus­si pour sor­tir à la “prom­e­nade”, nous ne l’ac­cep­tions pas, et nous ne pou­vions alors pas sor­tir durant des mois. Les quartiers étaient pleins. Nous dormions sur un lit super­posé, à trois. Par­fois, dans les étages hauts des lits, pour ne pas tomber, nous nous attachions.

Y avait-il la pra­tique d’u­ni­forme [dit “vête­ment unique”] ?

Evidem­ment, ils ont imposé le port du vête­ment unique. Il y a eu une grève de la faim de 28 jours con­tre cette pra­tique. Ils ne l’ont pas imposé aux femmes, mais nous avons lut­té con­tre aus­si con­tre tout ce qui était imposé aux hommes.

Avant les vis­ites, ils voulaient qu’on se mette en rang. Il n’est pas pos­si­ble de faire les vis­ites en rang. L’ob­jec­tif est de détru­ire notre iden­tité politique.

Nous accro­chions sur les murs, des images d’en­fants, des paysages. Ils les arrachaient. Ils voulaient que nous n’ayons plus aucun lien avec la vie. Ils les arrachaient, nous en accro­chions à nou­veau. C’é­tait une guerre de volon­té. Il arrivait que nous subis­sions des coups durant des jours, juste pour une image. La ques­tion n’est pas l’im­age, ils voulaient détru­ire tout ce pour lequel tu avais de l’intérêt.

Dans les pre­mières péri­odes, il y avait inter­dic­tion de jour­naux, de cor­re­spon­dances, de cray­on, de vis­ites… Nous racon­tions ce que nous avions dans la tête, entre nous, mutuelle­ment, pour que nos cerveaux ne se rouil­lent pas. Nous essayions de faire des devinette, jouions des pièces de théâtre. Cha­cune appre­nait aux autres ce qu’elle savait, l’une enseignait les maths, l’autre l’anglais, une autre, encore autre chose… Nous fai­sions tout ce que nous pou­vions pour que nos cerveaux con­tin­u­ent à fonctionner.

Ils met­taient sou­vent des inter­dic­tions sur l’eau, qui est par­ti­c­ulière­ment impor­tante pour les femmes. Il y a des péri­odes men­stru­elles, tout néces­site l’eau. Nous nous sommes adap­tées au point de pou­voir pren­dre un bain, avec un petit bol d’eau.

Les péri­odes men­stru­elles étaient impactées par les con­di­tions, non ?

Par­ti­c­ulière­ment à cause des tor­tures, la plu­part d’en­tre nous avait des règles ter­ri­ble­ment douloureuses. Chez cer­taines amies les péri­odes étaient boulever­sées, trop fréquentes, ou encore une fois tous les deux, trois mois… Sur ce point, les femmes ont vécu beau­coup de dif­fi­cultés. De toutes façons, lors des tor­tures, ils nous dis­aient “nous allons tarir votre descen­dance, séch­er vos utérus”. C’é­tait leur plus grande men­ace sur les femmes : “tu n’en­fan­teras plus jamais”. A vrai dire, je ne pen­sais pas que je pou­vais met­tre un enfant au monde. Tu es telle­ment esquin­tée ! Mais le corps humain est un mécan­isme inouï, il se rénove.

Intro­duire des objets dans le corps, don­ner du courant par le vagin, étaient-elles des méth­odes généralisées ?

Bien sûr. L’usage de l’élec­tric­ité était très éten­du. Ils avaient intro­duit des matraques dans le vagin de cer­taines femmes. Ils étaient peut être un peu plus réti­cent pour les jeunes filles [vierges], mais ne con­nais­saient aucune frontière .

Y‑a-t-il eu des femmes qui ont subi des viols ?

Bien sûr que oui.

Les femmes, par­laient-elles de ce type de tor­tures, les partageaient-elle ?

Cela changeait selon les niveaux de con­science, les façon de percevoir la vie. Il y en avait cer­taines qui hési­taient, qui se sen­taient embar­rassées. Cer­taines les cachaient, se ressen­taient opprimées, vivaient des prob­lèmes. Lorsque nous ressen­tions cela, nous essayions de leur par­ler, de partager, de s’en­traider. En se res­sai­sis­sant, en rece­vant de l’at­ten­tion, elles arrivaient à en par­ler et se réha­bil­i­taient. Il y avait aus­si celles qui n’ar­rivaient pas à par­ler. Tu préfères ne pas te sou­venir, et ne pas revivre ces instants à nou­veau. Et puis, bien évidem­ment, il y a ces juge­ments, critères féo­daux. Elles avaient le sen­ti­ment d’être humil­iées, souillées.

Com­bi­en de temps es-tu restée à Metris ?

Ils m’ont don­né 20 ans.

Cette fois, de quoi étais-tu accusée ?

Cette fois, j’avais eu une pro­mo­tion. (Elle rit) Selon la Loi 168/1, c’est à dire “fonder un gang, dirigeante de gang”… Eh oui, je suis dev­enue aus­si chef de gang. (Elle rit)

Je ne suis pas restée trop longtemps à Metris. Peu de temps après je fus trans­férée à Çanakkale.

Quand on dit Metris, qu’est-ce qui t’a mar­quée le plus ?

Les résis­tances que nous avons faites con­tre les fouilles. Les ami­tiés. Nous avons vécu de belles choses, réelle­ment. Les efforts que nous avons fait pour com­mu­ni­quer avec les cama­rades hommes…

Com­ment com­mu­niquiez-vous avec les hommes ?

Ils essayaient de nous tenir séparés autant qu’ils le pou­vaient. Ils se com­por­taient comme si c’é­taient les hommes qui étaient les seuls pris­on­niers poli­tiques, et que nous étions là par hasard. Et ça, ça nous stim­u­lait encore plus. C’est pour cette rai­son, que s’or­gan­is­er d’une façon com­mune, et mon­tr­er une résis­tance com­mune, étaient très impor­tants pour nous. Lorsqu’on leur fai­sait quelque chose, nous agis­sions comme si ça nous avait été fait à nous.

Nous essayions de com­mu­ni­quer en allant aux tri­bunaux, en pas­sant dans les couloirs. Ou encore en morse, sur les murs… Plus tard, après de longs efforts, nous avons instau­ré une ligne aéri­enne. C’é­tait incroyable.

Com­ment l’avez-vous fait ?

Entre notre quarti­er et celui des hommes, se trou­vait une prom­e­nade. Les hommes devaient lancer une corde dont le bout était alour­di d’un poids, vers notre fenêtre. Nous avons atten­du des nuits durant devant la fenêtre. Ça ne mar­chait pas. Et une nuit le mir­a­cle se produisit.

Avez-vous instal­lé un sys­tème de poulies ?

Oui. Avant on com­mu­ni­quait avec des petits bouts de papi­er. On pou­vait les lire à peine, avec des loupes. La ligne aéri­enne instal­lée, des let­tres, des pho­tos furent envoyées, il y a eu des échanges per­son­nels. Les gens ont vu les pho­tos des unEs et des autres, ont con­nu les visages.

Ensuite, en nous bat­tant, nous avons gag­né le droit à la bib­lio­thèque. Nous pou­vions y aller cer­tains jours de la semaine.

Tu étais là, au moment de “l’é­va­sion de Metris”, que s’est-il passé ?

Cette éva­sion était pour moi, privée. (Elle rit) Dans le quarti­er des femmes, j’é­tais la seule à être au courant. Elle était organ­isée majori­taire­ment par nos cama­rades. Il exis­tait un endroit qu’on appelait “Block de Sibérie”, ils devaient sor­tir de là. Lorsqu’ils m’en ont par­lé la pre­mière fois, je n’en croy­ais pas mes oreilles. A cette époque on dit “même un oiseau ne peut sor­tir de Metris”. Je dis, “ce n’est pas pos­si­ble”, je suis tra­ver­sée par la peur. Je ressens deux choses à la fois : la lib­erté et la mort. S’ils ne réus­sis­sent pas, c’est la destruc­tion ! Et ce n’est pas peu de per­son­nes, ils étaient 29.

En com­bi­en de temps ont-ils creusé le tunnel ?

Ça a duré qua­tre, cinq mois.

Con­nais­sais-tu aus­si le jour de l’évasion ?

Oui, parce que mon fiancé était là-bas. (Elle rit) Je m’é­tais séparée de mon pre­mier mari. Avec mon fiancé, nous nous étions ren­con­trés en prison.

Com­ment as-tu passé le jour de l’escapade ?

C’é­tait ter­ri­fi­ant. Je n’ai pas pu dormir. Ils devaient s’é­vad­er entre minu­it et 5 heures du matin. Comme ils étaient 29, ils allaient sor­tir par petits groupes. Bien évidem­ment, j’é­tais morte de peur toute la nuit. Je ne savais rien de ce qui se pas­sait… Je vivais la peur et la joie en même temps.

L’ad­min­is­tra­tion s’en est ren­due compte au comp­tage du matin. Il n’y avait plus que quelques per­son­nes dont les peines arrivaient à la fin. Le mil­i­taire deman­da “où ils sont ?” et le cama­rade répon­dit “évadés”. Le mil­i­taire insista “arrête la blague, qu’ils sor­tent !”. Ils n’ar­rivaient pas y croire. Ils ont cher­ché partout.

Après l’é­va­sion, la vio­lence a‑t-elle augmenté ?

C’est ce à quoi nous nous atten­dions. Mais ils étaient sous le choc. Ensuite, les trans­ferts ont com­mencé et je fus envoyée à la prison de Çanakkale. J’y suis restée jusqu’en 1991.

Com­ment était Çanakkale ?

Après 1989 et à la suite des luttes, cer­tains droits avaient été obtenus. Beau­coup de per­son­nes étaient con­damnées à la mort ou à la per­pé­tu­ité. Les con­di­tions de la pre­mière péri­ode du 12 sep­tem­bre étaient un peu changées. Nous avions alors à Çanakkale, un peu plus de droits. Nous pou­vions ren­con­tr­er les pris­on­niers hommes, il y avait des vis­ites ouvertes [NDLT sans cab­ine], nous pou­vions recevoir de la nour­ri­t­ure de l’extérieur.

En dehors de jours par­ti­c­uliers, com­ment se pas­sait la rou­tine de tous les jours ?

Ma vie à l’ex­térieur était telle­ment rem­plie. Je dor­mais cinq, six heures, je courais sans cesse. Je ne pou­vais même pas imag­in­er vivre dans la prison, enfer­mée entre qua­tre murs. Mais je fus incar­cérée en total­ité neuf ans, et même là, ce temps a passé.

En prison je me couchais à minu­it, et me lev­ais à 6 heures du matin. Je fai­sais du sport dans la mat­inée. Nous lisions beau­coup, nous écriv­ions, nous avions des activ­ités for­ma­tives. J’aimais tra­vailler avec mes mains, je tri­co­tais des cha­peaux, des trouss­es à crayons. Par­fois on se trou­vait sans un sou, on les vendait alors.

seza mis horoz

Mariage dans la prison de Çanakkale, 8 mars 1990.

Qu’est-il devenu ton fiancé, après l’évasion ?

Un mois et demi plus tard, 9 cama­rades se sont fait arrêter. Ils furent envoyés à Metris, puis déportés à la prison Bartın. J’ai demandé alors, mon trans­fert à Bartın, pour qu’on puisse se mari­er. Mais il y a eu un empêche­ment et le mariage ne s’est pas fait. Et ensuite, tous les deux fumes envoyés avec peu d’e­space de temps à la prison de Çanakkale. Nous nous sommes mar­iés le 8 mars 1990.

Après votre mariage, pou­viez-vous vous voir ?

Oui. Il y avait des vis­ites d’époux. Par ailleurs on pou­vait voir les pris­on­niers hommes.

Quelle peine avait-il reçu ton mari ?

La per­pé­tu­ité. En 1991, ils ont été libérés sous conditions.

A ta libéra­tion en 1991, com­ment as-tu trou­vé l’at­mo­sphère sociale ?

Ce qui me parais­sait le plus étrange, c’é­tait de voir que tout était mesuré avec l’ar­gent. Avant, nous nous entrela­cions très fort, en nous retrou­vant, nous ressen­tions un très grande ent­hou­si­asme. J’ai trou­vé que cet aspect avait dimin­ué. Et aus­si, le peu d’in­térêt porté à la poli­tique… Dehors, le 12 sep­tem­bre avait atteint son réel objectif.

Comme nous avions tou­jours des proches, des cama­rades en prison, nous fréquen­tions régulière­ment les organ­i­sa­tions démoc­ra­tiques, on se retrou­vait avec les familles. Peu de temps après, mon mari fut libéré, et nous avons con­tin­ué ensem­ble dans les remous de l’extérieur…

Avez-vous décidé de faire un enfant tout de suite ?

J’aimais beau­coup les enfants et je souhaitais en avoir. Mais il y avait aus­si des peurs. J’avais tra­ver­sé de telles dif­fi­cultés que je ne pen­sais pas en avoir tout de suite. Mais il est bien pos­si­ble que je fus enceinte dès la pre­mière nuit. (Elle rit)

Après la libéra­tion de mon mari, nous avons vécu comme si nous voulions rat­trap­er le temps passé en prison. Nous avons voy­agé, nous sommes bal­adés, mon­tagnes, val­lées, avons fait des march­es, retrou­vé des amis… C’é­tait une vie de fou furieux. Pour la pre­mière fois dans ma vie, je me suis baignée dans la mer…

Un jour, nous étions avec des amis, j’ai eu de drôles de pertes, mes gen­cives se sont endo­lo­ries. J’é­tais enceinte. Mon fils a main­tenant 14 ans.

Au fait, ton mari est retourné en prison, n’est-ce pas ?

Ils l’ont arrêté en 2001 et lui ont don­né une peine de 15 ans.

Si tu com­pares les con­di­tions de prison d’au­jour­d’hui [2005] avec celles des années 80 ?

Les con­di­tions des pris­ons de type F, sont vrai­ment très lour­des. Mal­gré toutes les souf­frances, au moins nous étions tous ensem­ble. Le type F est dégoutant, inhu­main. Mon mari était au type F de Tekir­dağ, il fut ensuite déporté à Bolu. Et à Bolu les con­di­tions sont encore pires.

Com­bi­en de temps d’emprisonnement lui reste-t-il ?

En réal­ité, jusqu’en 2012, mais on va voir com­ment la nou­velle loi sera appliquée. Nous pen­sons qu’il lui reste deux ans, deux ans et demie.

Aujour­d’hui il est encore plus dif­fi­cile d’être pris­on­nier poli­tique. Le but des types F est d’in­timider la société à tra­vers les per­son­nes en prison, la tenir en dehors de la poli­tique. Mais les gens lut­tent dans toutes les con­di­tions, il n’est pas pos­si­ble de les paral­yser totalement.

Com­ment analy­ses-tu, les actions de “jeûne de la mort” [Grève de la faim sans absorp­tion de for­ti­fi­ants], menées dans les types F, et qu’une large et forte réac­tion ne puisse voir le jour, mal­gré de nom­breux morts des handicapés ?

Il faut con­sid­ér­er le jeûne de la mort comme la dernière phase de la lutte. Parce qu’il n’y a rien [à défendre] au delà de la vie. Je pense que c’est le dernier point où on arrive. La société devrait pou­voir voir ceci : si les gens met­tent leur vie en jeu, ce con­tre lequel ils lut­tent est grave. Ils imposent des choses pires que la mort : l’isole­ment, la purifi­ca­tion de l’i­den­tité poli­tique… Le “mas­sacre du 19 décem­bre” [2000] en était aus­si une autre jauge ; ils ont dif­fusé la sauvagerie en direct. En face de cette poli­tique de destruc­tion, les gens n’avaient plus d’autre choix que met­tre leur corps en dan­ger. Des prix lourds ont été payés, des choses graves ont été vécues. Mais, mal­heureuse­ment cela n’a pas trou­vé écho au sein de la société, ni ailleurs. Il ne s’agis­sait pas d’un prob­lème de prison, mais c’est le résul­tat du 12 sep­tem­bre qui a poussé la société vers ce point. Sans réac­tion de la société, il aurait fal­lu cess­er l’ac­tion à par­tir d’un moment. En fait, de nom­breuses per­son­nes ont analysé la sit­u­a­tion et ont arrêté le jeûne de la mort.

Finale­ment, tout cela sera inscrit dans l’his­toire. Je pense qu’il faut regarder, non pas les morts mais ceux qui les ont tués.

Quand tu com­pares la jeune généra­tion opposante avec ta jeunesse d’a­vant les années 80, quelles dif­férences fon­da­men­tales observes-tu ?

Le 12 sep­tem­bre a éjec­té une grande par­tie de la jeunesse en dehors de la vie, du point de vue poli­tique, cul­turel, d’ac­tiv­ité dans la vie.… Je vois le fait de naitre après le 12 sep­tem­bre comme une malchance. Il a tué leurs espoirs, fetichisé l’é­goïsme, a mis sens dessous dessus les valeurs… Mal­gré cela, il existe une jeunesse qui mon­tre une résis­tance poli­tique. Mais naturelle­ment, tu ne peux dis­soci­er per­son­ne de la société. Ils-elles por­tent les traces d’une exis­tence plus indi­vid­u­al­iste, moins dévouée, mais sont plus questionnante.

Que dis-tu pour la lit­téra­ture de “soeur” (bacı) qui s’est for­mée à pro­pos de l’a­vant 1980 ?

Il faut analyser les vécus dans leurs pro­pres con­di­tions. A cette époque, certes il exis­tait un cer­tain féo­dal­isme dans les rela­tions, mais ce serait injuste de rester blo­qué dessus. De nom­breuses femmes ont fait con­nais­sance de la lutte poli­tique à cette péri­ode, se sont éman­cipées dans un cer­taine mesure, sont dev­enues actives. Bien sûr, dans la lutte poli­tique, il n’a pas été pos­si­ble d’in­stau­r­er tout de suite l’équili­bre entre hommes et femmes. Une vraie con­science social­iste ne domine pas tout de suite chez tout le monde. Par moment, il a pu être ques­tion de rester au deux­ième plan. Mais, lorsque vous regardez l’é­tat des femmes d’au­jour­d’hui, vous voyez encore une masse de femmes loin de la société, man­quant de confiance.

Moi, je pense per­son­nelle­ment que cette péri­ode m’a beau­coup apportée. Je me com­por­tais très dif­férem­ment de ma mère, de ma petite soeur. Je pen­sais que je pou­vais choisir mon com­pagnon, par­ticiper à la lutte poli­tique, et mal­gré les con­tes­ta­tions de ma famille, pou­vais pren­dre place dans la vie. Ce qui m’a procuré cela, fut la lutte politique.

Bien sût, tu ne com­mences pas la lutte d’un pied d’é­gal­ité avec les hommes. Il y a eu même des femmes qui, pour se faire accepter, ont ressen­ti le besoin de se com­porter comme des hommes. Il y a eu des expéri­ences pour y arriv­er en se vir­il­isant, des sen­ti­ments d’éloigne­ment de son pro­pre genre. Cela arrive aus­si aujour­d’hui. A l’époque, il exis­tait une cer­taine cul­ture révo­lu­tion­naire, on por­tait des pan­talons, on ne se maquil­lait pas, on ne don­nait pas d’im­por­tance aux habits. Bien sûr c’é­tait des man­ques, mais c’é­tait aus­si des choses que tu adop­tais volon­tiers. Mais on aurait pu être plus souples.

Quand vous analy­sez main­tenant, cer­taines approches peu­vent paraitre sec­taires. Mais nous ne brûlions pas non plus pour nous maquiller. Nous viv­ions une vie dans laque­lle nous nous sen­tions heureuses, nous nous trou­vions réussies, en confiance.

Tu gagnes ton pain, tu aides ta famille, tu fais des études à l’u­ni­ver­sité, tu es au coeur de la lutte… Aujour­d’hui les gens n’ar­rivent pas à se dépêtr­er juste avec la vie pro­fes­sion­nelle, ou encore avec l’é­cole seule… A l’époque nous pou­vions faire plusieurs choses à la fois, nous y arriv­ions, nous avions con­fi­ance en nous. Et en pas­sant, il y avait des man­ques, nous auri­ons pu mieux vivre notre féminité, la met­tre en avant. Ce serait plutôt beau.

Seza Mis Horoz

Le cou­ple Seza et Memik avec leur fils Coşku­can. Prison de Tekir­dağ, 17 mai 2004.

Si tu regardes depuis aujour­d’hui, d’une façon générale vers le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de l’époque, quels sont pour toi, les man­ques et erreurs fondamentales ?

Je pense que poli­tique­ment on aurait du être plus pro­fonds et ques­tion­nants. Nous l’é­tions déjà bien plus que la général­ité de la société, mais, dans un domaine ambitieux comme la révo­lu­tion, nous auri­ons du ques­tion­ner encore plus pro­fondé­ment. Par ailleurs, tu veux dépass­er les com­porte­ments exis­tants, les tra­di­tions, les habi­tudes, un monde archaïque. Pour cela, il est néces­saire de lut­ter con­tre les archaïsmes et habi­tudes dans tous les domaines de la vie, sans inter­rup­tion. Je pense qu’il y a des man­ques sur ces points. Il aurait fal­lu ques­tion­ner les rela­tions tra­di­tion­nelles plus vis­cérale­ment et percevoir que ce sont des calamités et les dépass­er dans nos pro­pres vies. Tant que tu vis cette inca­pac­ité, tu ne peux pas porter la société plus en avant. Ce manque exis­tait, et les rela­tions hommes-femmes en font partie.

Que peut être l’héritage le plus posi­tif de cette époque, qu’il faut protéger ?

Le réflexe de s’op­pos­er à l’in­jus­tice, la volon­té de rechercher, la demande d’une société juste et d’un monde meilleur… Le fait d’être con­scient qu’on peut s’op­pos­er à l’in­jus­tice et obtenir des droits, et ce désir, sont très impor­tants. Nous devons trans­met­tre cela jusqu’à aujourd’hui.

Le 12 sep­tem­bre a con­fisqué le rêve d’un monde meilleur.

La con­science de pou­voir se bat­tre con­tre les injus­tice s’est effacée, les gens ont été ren­dus pas­sifs. Aujour­d’hui, la ques­tion n’est pas le juge­ment de Kenan Evren ou qua­tre cinq autres généraux. Ce sont les résul­tats crées par le 12 sep­tem­bre qui devraient être jugés et condamnés.

Tu ne voudrais pas mal­gré tout, que les respon­s­ables du coup d’E­tat, et ses exé­cu­teurs de dif­férents niveaux soient jugés un jour ?

Si, absol­u­ment, com­ment ne le voudrais-je pas ?!  C’est égale­ment néces­saire pour créer une con­science dans la société, comme quoi les injustes sont jugés. Mais si tu dis juste “qu’ils soient jugés” ce serait un sim­ple sen­ti­ment de vengeance. Aujour­d’hui le prob­lème est, au delà de ce que j’ai subi, le dyna­mitage du 12 sep­tem­bre pour toute une société. Il faut que le Droit, la cul­ture, l’idéolo­gie du 12 sep­tem­bre soient jugés. Et leur exé­cu­teurs, absolument.

Tu observes les autres pays. Tu y vois que les résis­tances, se font dans des sociétés plus saines. Par exem­ple la Grèce, tout près d’i­ci, on peut y vivre des choses plus démoc­ra­tiques aujour­d’hui. L’Ar­gen­tine, c’est pareil. Dans des sociétés qui jugent les injus­tices, les peu­ples éla­borent des réflex­es d’op­po­si­tion à l’injustice.

La men­tal­ité du 12 sep­tem­bre, ce fut d’in­fuser dans la tête des pop­u­la­tions, qu’on ne peut juger l’E­tat, qu’on ne peut s’y oppos­er. Sinon ils auraient sac­ri­fié Kenan Evren. Ils auraient util­isé les uns et les autres, pour les jeter ensuite comme des mou­choirs sales. Si la 25ème année pou­vait apporter une con­tri­bu­tion pour cela, ce serait la joie pour la société.

Que fais-tu aujour­d’hui, de quoi t’occupes-tu ? 

Le 12 sep­tem­bre nous a poussés en dehors de la vie, mais nous insis­tons avec entête­ment pour être dans la vie, être le sujet. Je m’in­téresse de très près aux pris­ons. J’es­saye d’é­pauler chaque activ­ité, chaque organ­i­sa­tion démoc­ra­tique con­cer­nant les pris­ons. Je suis mem­bre de Tutuk­lu ve Hüküm­lü Yakın­ları Bir­liği (TÜYAB, Union des proches des con­damnés et incar­cérés). Nous avons fondé une asso­ci­a­tion inti­t­ulé Dayanış­ma Ağı (Réseau de sol­i­dar­ité). Par ailleurs, je suis au 78’liler Vak­fı (Fon­da­tion des 78ards). Nous essayons tous ensem­ble, avec nos moyens, pour que le le 12 sep­tem­bre soit jugé, et que l’éloigne­ment entre les généra­tions dis­paraisse. Je suis partout où la lutte pour les droits humains est menée.

Com­ment sub­viens-tu à tes besoins ? Ton passé a‑t-il été une bar­rière pour trou­ver du travail ?

Evidem­ment. Après notre libéra­tion, mon mari et moi avons tra­vail­lé pen­dant dix ans comme ouvri­ers de presse. Nous étions avec des cama­rades et essayions de vivre mod­este­ment. Après son arresta­tion, j’ai com­mencé à m’ac­tiv­er d’une façon plus cen­trée sur la prison. J’es­saye de rester debout avec ma pro­pre force. Je con­nais bien le méti­er de jour­nal­iste, je l’ai exer­cé pen­dant 10 ans. Mais il n’est pas pos­si­ble que je tra­vaille dans des jour­naux bour­geois. Ni eux, m’embaucheront, ni moi j’irai.

Pour moi, l’ac­cès aux vis­ites de prison est très impor­tant. Après tant d’an­nées de vie poli­tique, une vie tournée seule­ment vers la survie me parait lourde. Je fais le ménage dans des bureaux et maisons, ain­si je peux me con­sacr­er du temps pour le reste.

Cet arti­cle a déjà quinze ans, en ce mois de sep­tem­bre 2020. A vous de le met­tre en abîme avec la sit­u­a­tion vécue aujour­d’hui en Turquie.


Image à la Une : Seza Mis Horoz (devant à droite), la mil­i­tante fémin­iste kurde “Sara” Sakine Can­sız fig­ure égale­ment sur cette pho­to (à droite en haut). Prison de Çanakkale, Jan­vi­er 1981.

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