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Avec plusieurs morts suspectes récemment de soldats appelés dans des casernements, les violences allant jusqu’au meurtre subies par des conscrits dans l’armée et la gendarmerie turque reviennent dans l’actualité.
Les efforts des autorités pour étouffer la nature suspecte de ces décès, en les maquillant comme “suicide”, “accident” dû à une balle perdue, ou encore “crise cardiaque subite” ne suffisent pas à convaincre les familles, ni une partie de l’opinion publique. En réalité, ces cas existent bel et bien depuis de longues années, et se perpétuent particulièrement dans des périodes tendues comme celle d’aujourd’hui, marquées par la polarisation de la société, par un nationalisme outrancier et du racisme. La discrimination monte en flèche, ces dernières années, et est à l’origine de ces morts récurrentes.
“Bienheureux celui qui se dit turc”
Il est quasi impossible de donner des chiffres exacts, car même les organisations de société civile et d’objection de conscience ont des difficultés à suivre et à lister ces cas d’une façon saine.
Les derniers chiffres officiels remontent à la période de 1992 à 2002 et révèlent que 2 220 décès suspects de conscrits sont enregistrés… comme “suicide”. A partir de 2002, le début du “règne” de l’AKP et d’Erdoğan, le nombre des décès dans les casernes est officieusement de plus en plus important, mais les registres officiels se taisent. Aucune enquête n’est menée, les requêtes des familles restent sans suite, se perdent dans les voies de la Justice et de la bureaucratie sous l’étau du pouvoir. Tout est fait pour les faire passer inaperçus. Il n’y a plus que les témoignages de proches qui montrent le courage de s’exprimer face aux médias, et des éluEs qui s’efforcent de porter le sujet au Parlement turc.
Selon l’Association des victimes et morts suspectes de militaires (Askeri Şüpheli Ölümler ve Mağdurları Derneği), et d’après les informations récoltées depuis les médias et à partir des questions posées dans le Parlement, ces cas sont au nombre de 69 pour l’an 2012, en 2013 de 59, en 2014 de 43 et en 2015 de 13.
Quelques exemples parmi tant d’autres…
Suite à la mort de Yılmaz Köse annoncée par les forces armées turques comme un “suicide”, la requête déposée par sa famille auprès de la Cour européenne des droits humains (CEDH), a trouvé une réponse favorable le 1er avril 2014 ; la Turquie fut condamnée à payer des indemnités à ses parents. Même si la vie de Yılmaz pèse, selon cette décision, la modique somme de 10 000 €, le fait que la Turquie soit reconnue coupable de la violation du droit à la vie, selon l’article 2 de la Convention européenne, marque un point important.
Le 24 janvier 2017, la CEDH prend une décision semblable, pour le cas de Davut Cengiz, un jeune de Diyarbakır. L’indemnité est cette fois, d’une hauteur de 15 000 €.
Le 20 Octobre 2018, dans la caserne Orbay, de Sarıkamış à Kars, un jeune conscrit est mortellement blessé à la tête, par une balle de son camarade. Selon les autorités “ils se taquinaient entre eux”.
Le 26 Octobre 2018, Ahmet Çevik, l’avocat de l’Association des victimes et morts suspectes de militaires, revient sur les “suicides” de Ömer Faruk Demirkol, soldat au commissariat de la gendarmerie d’İslahiye, et de Mehmet Boztepe, jeune conscrit d’Urfa, affecté à Ankara. Il attire également l’attention sur le fait que toutes les démarches juridiques concernant les décès suspects survenus dans les casernes se terminent par un non-lieu et réitère la nécessité de la reconnaissance du “droit à l’objection de conscience”.
Le 6 Mars 2019, à Silopi, district de Şırnak, Uğur Çakmak a perdu la vie alors qu’il tenait la garde, Encore une mort “accidentelle” survenue avec “une balle d’un camarade”. Comme Muhammed Altuğ, conscrit à Lice, district de Diyarbakır, tué le 25 juin 2019, 5 jours avant le terme de son service, par un autre soldat, “accidentellement”…
L’armée turque ayant une structure totalement fermée vers l’extérieur, il n’est pas difficile d’estimer que les cas semblables sont bien au dessus de ceux qui se reflètent dans les médias
Ce n’est pas le fruit du hasard, les soldats qui perdent leur vie sont quasi toujours des Kurdes, des Alévis, Arméniens ou membres d’autres minorités opprimées et discriminées, dans une Turquie moniste, où “bienheureux celui qui se dit turc”.
Si tu parles en kurde, tu es terroriste
Un des derniers cas récent est celui d’un jeune kurde, Osman Özçalımlı, conscrit gendarme depuis tout juste un mois, affecté à la prison Aliağa à Izmir. Osman a perdu la vie d’une façon très obscure, peu de temps après avoir appelé son père au téléphone à plusieurs reprises, et lui avoir dit “ils s’en prennent à moi, me traitent de traitre à la Patrie, je suis menacé”. Son père a réussit à joindre son supérieur à la caserne, et lui a fait part des craintes de son fils. Le militaire a rassuré le père, “nous avons réglé le problème”. Problème réglé pourtant par la mort du fils le lendemain… Les déclarations des supérieurs hiérarchiques auprès de la famille sont décousues et non concordantes. La raison du décès est annoncée une fois comme crise cardiaque, une autre fois comme défenestration, ou encore comme “Osman aurait pu tomber et se heurter la tête”, phrase dite à son père par un des supérieurs… Les parents sont prévenus d’abord d’une hospitalisation suite à un malaise, puis du décès de leur fils et on leur conseille ensuite, de déclarer une crise cardiaque, afin de ne pas générer de protestations dans le village natal.
“J’ai parlé plusieurs fois en Kurde, avec mon fils au téléphone, il a alors subi des menaces, et a été traité de terroriste” dit le père d’Osman. Rien que cette phrase étale devant les yeux, la réalité de la situation grandeur nature.
Le militarisme tue
Pour le militarisme, l’essentiel est de fabriquer des ennemis, une méthode que la Turquie connait bien, et d’ailleurs pas seulement au sein de son armée… Et ensuite, le plus facile c’est de les tuer.
Les casernes sont des espaces de violences. Ces jeunes soldats sont tués par leurs paires et supérieurs. Osman Özçalımlı était kurde donc forcément “terroriste”. Uğur Kantar était kurde-alévi un “terroriste mécréant”. Comme lui, double crime, Deniz Yurtsever était kurde et socialiste… Quant à Sevag Şahin Balıkçı tué par une balle accidentellement partie, le 24 avril, le jour de la commémoration du génocide arménien, il était arménien, un “gavur“1.
Accidents, suicides… On se demanderait pourquoi un conscrit qui n’a plus que quatre heures au terme de son service militaire, se suiciderait ? Combien de jeunes perdront encore la vie, d’une balle tirée “involontairement” par un camarade ?
Un devoir “sacré” qui s’achète
Ces morts suspectes doivent être observées dans le contexte du service militaire obligatoire. Je voudrais préciser que celui-ci se pratique désormais dans très peu de pays, en dehors de ceux qui existent et s’organisent sur des fondations extrêmement militaristes et racistes, comme la Turquie.
Rappelons d’ailleurs qu’en Turquie, cette obligation n’a rien d’équitable, car grâce à l’exemption payante du service militaire obligatoire, les conscrits qui ont les moyens, peuvent “acheter” ce “devoir” qualifié de “sacré”. Ainsi, les jeunes appelés envoyés au front dans des sales guerres menées par l’Etat turc sont toujours les fils des familles modestes. Ce sont toujours les mêmes. Lorsqu’ils tombent, leur cercueil servent de tribune pour des discours militaristes et nationalistes.
En réalité, les autorités de la République turque pensent encore aujourd’hui et avec insistance, qu’en enfermant les jeunes de ce pays, par la force, dans des casernes, ils peuvent leur inoculer une forte “conscience nationale”.
Sacralisation des valeurs militaristes
L’historien militaire britannique Michael Howard, connu pour ses travaux sur la dimension sociologique de la guerre, dit que le militarisme est la perception des valeurs appartenant à la sous-culture militaire, comme les valeurs dominantes de la société. C’est pour cela que des Etats similaires à l’Etat turc, instrumentalisent cette institution particulière, usent et abusent de discours militaires et dominants pour modeler les perceptions. Autrement dit, il est question de la sacralisation des valeurs et pratiques militaristes pour modeler l’espace civil.
Des jeunes conscrits de 20, 21 ans meurent dans les casernes. Et la société se met à polémiquer autour des questions “doit-il être considéré comme martyr ?”, ou encore, “il portait un tatouage, mérite-t-il des obsèques religieuses ou non ?”. Cette société qui se déchaine avec de tels questionnements ne peut être qu’altérée, viciée…
Que faire ?
Cet esprit militariste, est une des plus grandes barrières érigées devant la possibilité de vivre dans un pays où la violence, l’oppression et la guerre ne seraient plus présentes.
C’est justement pour cette raison que les réflexions doivent être menées avec beaucoup de profondeur. Özçalımlı, la dernière victime, ne doit pas être oublié comme le furent les précédentes. Le militarisme se nourrit du nationalisme et du racisme.
Chaque cas de vie détruite sous les toits des casernes doit être mis en lumière. Les médias opposants, du moins ceux qui résistent dans ces conditions difficiles, les politiques progressistes qui se respectent doivent s’en faire écho.
Les jeunes kurdes, alévis, arméniens, socialistes ne doivent plus mettre leur pied dans ces casernes militaires qui n’ont plus de légitimité autre que de servir la pérennité de l’Etat, de plus, confisqué par un pouvoir belliqueux.
Parents, n’envoyez pas vos enfants au service militaire ! Ne confiez pas vos fils à l’armée. Le service militaire obligatoire c’est du militarisme. Et le militarisme veut dire la mort.
Même si les politiques militaristes menées semblent réussir à familiariser les populations avec la mort en présentant les vies de jeunes personnes comme “s’étant sacrifiées”, en s’efforçant de transformer ces meurtres en quelque chose de normal et d’habituel, nous, antimilitaristes, objecteurs et objectrices de conscience, nous refusons de nous y accoutumer.