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A l’heure où votre Comtesse de Ségur se fai­sait cor­riger ses “Petites filles mod­èles” par son fils aîné, la Sainte Sophie elle, se fai­sait refaire le por­trait par les frères suiss­es Gas­pare et Giuseppe Fos­sati, sur une com­mande du sul­tan ottoman Abdülme­cid. Voyez, je con­nais mes clas­siques. C’é­tait vers 1850.

La Sainte Sophie a donc été au coeur des préoc­cu­pa­tions durant des siè­cles, et elle est aujour­d’hui encore au cen­tre d’une querelle byzantine.

Voilà qu’à quelques enca­blures du cen­te­naire du traité de Lau­sanne, et donc de celui de la véri­ta­ble créa­tion de la république turque, Erdoğan proclame enfin le retour de la Sophie dans le giron islamique, réclamé à grands cris depuis 2012. Rien de nou­veau pour­tant sous le soleil d’Is­tan­bul, et Sainte Sophie con­tin­uera encore longtemps à jouer les ombres chi­nois­es au couch­er du soleil, nuage de pol­lu­tion aidant.

Mon­sieur et Madame, accom­pa­g­nés des élites méri­tantes et dévouées du pays, des dig­ni­taires et des indignes, des représen­tants à brelo­ques des par­tis mangeant dans l’assi­ette de la cor­rup­tion, ont donc ce ven­dre­di prié ensem­ble pour la pour­suite des affaires. Au dire de la presse qui s’empresse, la céré­monie était à la hau­teur. Seul un vieux comme moi n’a pas daigné pos­er pour la pho­to, comme si le par­ti CHP, dont il est prési­dent, n’avait pas depuis longtemps fait ses ablu­tions comme tout le monde. Laïc­ité mon …

Tapis neuf, la prière ne sera pas truquée, comme on dit au casi­no à pro­pos des cartes.

J’ai vu aus­si sur les réseaux soci­aux s’of­fus­quer du fait que l’of­fi­ciant, chef de l’Autorité des affaires religieuses (Diyanet) por­tait sabre dans la main gauche. Une tra­di­tion de chez-nous. Pour la main gauche, je vous ren­voie au dogme. Et d’ailleurs, puis-je moi aus­si m’of­fus­quer car ne par­lait-on pas de votre église en la citant par­fois dans une “alliance du sabre et du goupil­lon ?”. Per­son­ne ne s’est levé pour le Diyanet, mais tout le monde a écouté religieuse­ment le prêche, ottoman à souhait, retrans­mis pour le petit peu­ple de l’ex­térieur sur écran géant. Voilà une bonne chose de faite, une case cochée sur l’a­gen­da des promess­es d’Er­doğan. Case suiv­ante ! Bon, elle con­cerne les femmes, et le retour de la big­o­terie, là aussi.

Mais revenons à notre Sophie, à notre “fin d’une blessure pro­fonde dans le cœur de notre nation” (sic). Tout y est là. La turcité, nation­al­isme exclusif, et la fameuse syn­thèse tur­co islamique. Erdoğan a retrou­vé sa main gauche et peut s’emparer de l’épée d’Osman.

Vous en con­nais­sez, vous, des plans comm aus­si ron­de­ment menés, avec télés et jour­nal­istes occi­den­taux présents ? Si Pou­tine avait été invité, il aurait décliné, for­cé­ment, c’é­tait con­traire à son ortho­dox­ie, mais c’eut été encore plus grandiose. Une sug­ges­tion, comme ça, pour la prochaine fois, inviter l’employé du gaz, ça se fait.

Bref, vous avez vos culs bénis, on a eu nos culs levés.

J’ai lu quelque part qu’il y aurait là, un pas de franchi pour quit­ter la “laïc­ité” de notre cher Atatürk. Et j’ai même lu ça partout dans vos gazettes. Où avez-vous vu que la république de Turquie eut été un jour “laïque” ? Vous racon­tez ça depuis des décen­nies, et c’est aus­si vrai que notre roman nation­al qui oublie juste qu’être turc, c’est juste­ment être aus­si musul­man, faute de se voir reléguer au rang de minorité, d’en­ne­mi de l’in­térieur, voire de chien d’ar­ménien. Allez-donc lire un peu ce que des his­to­riens hon­nêtes qui ne trafiquent pas dans les dénis de géno­cide dis­ent de cette belle laïcité.

J’ai lu aus­si que les Kur­des seraient nos­tal­giques du traité de Lausanne.

Qu’est-ce encore ? Ce traité de 1923 juste­ment sup­prime la clause du traité de Sèvres, qui lui était antérieur, et par là, fait dis­paraître ce qui aurait pu être un Kurdistan.

Cette péri­ode de l’his­toire est bien mécon­nue du grand pub­lic en Europe, et, pire, sou­vent de vos jour­nal­istes, qui ensuite déblatèrent sur la Turquie, les Kur­des, la Syrie, avec en tête les fauss­es croyances.

Cette époque qui vit juste­ment l’ef­fon­drement et l’im­plo­sion de l’Em­pire Ottoman, celui-là même qui fait rêver tout haut notre Reis qui en singe l’ap­pa­rat, fut aus­si le moment où, cartes en main, les Empires européens tracèrent des fron­tières à la règle, con­fortèrent des rap­ports de force mil­i­taires, brossèrent dans le sens du poil des nation­al­ismes, manip­ulèrent des mar­i­on­nettes et bap­tisèrent des Etats-nation.

On peut même se deman­der si le Traité de Sèvres n’au­rait pas débouché pour les Kur­des, sur une con­struc­tion d’E­tat digne du nation­al­isme turc. Si quelqu’un me trou­ve un écrit sur le com­mu­nal­isme et le con­fédéral­isme démoc­ra­tique datant de cette époque, et par­lant de Kur­dis­tan inclusif, je veux bien retir­er ma ques­tion. J’ai quand même le sen­ti­ment que la réflex­ion du mou­ve­ment kurde ne s’est pas faite en deux jours, et que la cri­tique du nation­al­isme et de l’E­tat-nation n’est pas venue de chez Barzani.

On en lit bien des choses sur la Sophie, et autour de la Sophie.

En atten­dant, la police traque tou­jours, la police arrête, l’ar­mée bom­barde, en Syrie, en Irak, l’in­jus­tice con­damne et les pris­ons sont pleines d’in­no­centEs “ter­ror­istes”. Et on peut dire, c’est vrai, que tout cela était en germe dans le traité de Lausanne.

Créez moi deux Etats-nations, et je vous fais une guerre”, ma Sophie.


Image à la Une : Chat sage d’Is­tan­bul regar­dant Sainte Sophie, de loin. Pho­to : Emre M.

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Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…