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Il est évi­dent que la douleur de la pop­u­la­tion d’E­lazığ, qui a subi, le 24 jan­vi­er, un séisme de mag­ni­tude 6,8 est partagée avec tristesse par tous et que le monde entier est touché par les vies per­dues, les blessés et les dom­mages. Mais la tristesse est aus­si forte que la colère, car le con­stat d’in­suff­i­sance de l’E­tat et des insti­tu­tions, comme lors de cat­a­stro­phes antérieures, est encore une fois patent. Par dessus tout, les déc­la­ra­tions des autorités et des respon­s­ables des organ­i­sa­tions qui devraient être pré­parés à ce type de cat­a­stro­phe ont provo­qué une grande indignation.

Face à des gens dému­nis, qui ont per­du leurs maisons, leurs biens, leurs proches, et qui hurlent “l’E­tat n’est pas venu jusqu’i­ci !”, com­ment un min­istre peut-il déclar­er tran­quille­ment à pro­pos d’aides insuff­isantes, qu“il ne faut pas tout atten­dre de l’E­tat” ? Que doivent faire les gens dont les toits se sont écroulés sur leur tête ? Faut-il se taire devant les dénon­ci­a­tions comme relaie Eren Keskin sur Twit­ter “La Pré­fec­ture d’E­lazığ n’a pas autorisé les 2 camions d’aide human­i­taire envoyés par la mairie d’Er­gani (HDP) à accéder à la ville, et les a ren­voyés”. Bien sûr que des ini­tia­tives de sol­i­dar­ité ont com­mencé à être organ­isées par des groupes cor­po­rat­ifs ou des organ­i­sa­tions de la société civile, par le peu de mairies qui sont tou­jours sous l’ad­min­is­tra­tion des éluEs du HDP, par chance non révo­quéEs… Mais quelles sont les respon­s­abil­ités de l’E­tat, surtout dans un pays situé sur une zone à haut risque ?

Ces autorités et respon­s­ables, en s’ap­pro­pri­ant l’ar­gent du peu­ple, se mobilisent de toutes leurs forces, pour la per­pé­tu­ité de leur pou­voir, pour des opéra­tions mil­i­taires menées dans le pays ou au delà des fron­tières, ou pour des pro­jets de prof­it inutiles, pharaoniques et néfastes, empêchant ain­si que les vraies besoins des pop­u­la­tions trou­vent des solu­tions d’ur­gence ou préven­tives. Et quand la cat­a­stro­phe survient, tout va de tra­vers. Pour couron­ner le tout, ils ont déclaré que les “mécon­tents” qui expri­maient leur indig­na­tion, et qui cri­ti­quaient l’E­tat, seraient pour­suiv­is, car ils fai­saient de “la poli­tique d’op­por­tunisme sur le dos d’une cat­a­stro­phe” !

L’opportunisme…

Il ne faut donc pas rap­pel­er que plusieurs sci­en­tifiques ont effec­tué des recherch­es, émis des rap­ports, pro­posé des pro­jets préven­tifs ces dernières décen­nies. Ils ont dit que Elazığ et les vil­lages envi­ron­nants devaient se pré­par­er à des trem­ble­ment de terre impor­tants. Le Con­seil de la recherche sci­en­tifique et tech­nologique de Turquie (TÜBİTAK), ain­si que l’Or­gan­i­sa­tion de plan­i­fi­ca­tion de l’É­tat (DPT) ont refusé d’en­ten­dre. Ce serait de l’op­por­tunisme politique ?

Ne peut-on pas deman­der pourquoi les médias larbins du pou­voir ont pris comme cible la comé­di­enne Berna Laçin, avec des manchettes indignes, parce qu’elle a annon­cé à la télé que la force du séisme était de 6,8 et non 6,5 comme l’E­tat déclarait… Et qu’elle a réa­gi sur les réseaux “Nous don­nerons tout ce que nous avons, ce n’est pas là le pro­pos, mais pourquoi la pre­mière idée qui vient en cas de séisme, c’est récolter de l’ar­gent ? Qu’est-il devenu ‘des tax­es de trem­ble­ment de terre’ ?”. Aujour­d’hui, elle est pour­suiv­ie pour “provo­ca­tion”. Pour­tant, comme Veli Saçılık le pointe sur Twit­ter “Suite à l’at­ten­tat de Suruç, pour ceux qui ont pub­lié des dizaines de mil­liers de twitt ‘c’est la fête à Suruç !’, pour ceux qui ont exprimé ‘bien fait’ à la mort de Vey­sel, tué à 9 ans… Les pro­cureurs de l’E­tat n’ont pas ouvert une seule enquête à l’en­con­tre de ces émet­teurs de bassesse”.

Il ne faut donc pas deman­der quelle fut la des­ti­na­tion des tax­es dites “tax­es spé­ciales sur les com­mu­ni­ca­tions” (ÖİV). Cette taxe fut crée tem­po­raire­ment, suite au trem­ble­ment de terre de 1999, près de la mer Mar­mara, d’où son appel­la­tion pop­u­laire, “taxe de trem­ble­ment de terre” ou encore “taxe de sol­i­dar­ité” en faisant référence à “l’im­pôt de sol­i­dar­ité nationale” français de 1945. A sa mise en place, sa dis­pari­tion était prévue pour fin 2003. Mais, avec une nou­velle déci­sion en 2005, elle est dev­enue pérenne. Au début, il s’agis­sait de 25% sur les prix des com­mu­ni­ca­tions. Depuis 2005 jusqu’à ce jour, les com­mu­ni­ca­tions mobiles sont taxées de 25%, les fix­es de 15% et l’in­ter­net de 5%. Il aurait été recueil­li ain­si env­i­ron 65 mil­liards de Livres turques, et prob­a­ble­ment plus (63,7  mil­lards en 2018). Ce serait donc de la poli­tique d’op­por­tunisme, que de ques­tion­ner et dire “où est passé cet argent ?”, lorsque Kızılay (Le crois­sant rouge) se met immé­di­ate­ment à sol­liciter des dons d“au moins 10 LT” par SMS ?

Ce serait de la poli­tique d’op­por­tunisme, juste “his­toire de faire oppo­si­tion au régime” et se mon­tr­er cri­tique, que de point­er les respon­s­ables qui don­nent des autori­sa­tions pour des zones incon­structibles, et qui fer­ment les yeux devant le ciment man­quant, le béton-armé non con­forme, les étages illé­gaux… Non, il n’est pas per­mis de cri­ti­quer ces respon­s­ables et ces organ­i­sa­tions éta­tiques, engluées jusqu’au cou dans la cor­rup­tion, et qui sont ani­mées par prof­its et copinage.

For­cé­ment, il est surtout inter­dit de dire où se place le véri­ta­ble oppor­tunisme. “Ne faites pas de poli­tique d’op­por­tunisme sur une cat­a­stro­phe, lais­sez-nous la trans­former en oppor­tu­nité pour solid­i­fi­er et ren­dre pérenne l’u­nion nationale”.

Toute cri­tique est inter­dite, au risque d’être pour­suivi. Mais la “com” peut aller à fond…

Erdoğan, ren­du sur place, exhibe ses larmes… A Elazığ, il se rend sur le site d’une mai­son écroulée, dans le quarti­er Mustafa Paşa Mahalle­si, où les sauve­tages se pour­suiv­ent. Abdulka­dir Tez­can, le prési­dent de l’AFAD (Direc­tion de la ges­tion des cat­a­stro­phes et des urgences) donne aux équipes qui s’af­fairent, un ordre de sa main “Envoyez- le”. Le blessé tout juste sor­ti des décom­bres est “porté” sur un civière, devant Erdoğan. Et la TRT, la chaine de télévi­sion ‘la voix de son maître’ a de la matière pour “com­mu­ni­quer” : “Pen­dant que le Prési­dent de la République Recep Tayyip Erdoğan suiv­ait les travaux de sauve­tage sur place, un autre blessé a été sauvé”. Le média sendika.org, titre son arti­cle “Etes-vous en train de tourn­er un film ?”.

turquie elazig

sendika.org

Que dire de l’en­voyé spé­cial de CNN Türk, qui inter­pelle avec insis­tance des rescapés du séisme réfugiés sous des tentes ? Il mon­tre les enfants qui dor­ment “sere­ine­ment au chaud” dans une tente “qui est arrivée et fut instal­lée, vrai­ment très rapi­de­ment”, puis demande : “Vous êtes sauvés, vous êtes au chaud ici sous la tente, vous avez du thé. Etes-vous heureux ?”. Quand les per­son­nes com­men­cent à dire “nous ne pou­vons pas retourn­er à l’in­térieur [des maisons], il coupe et rede­mande “Etes-vous heureux d’être ici?”. Ain­si il arrive à décrocher la réponse recher­chée, enfin en par­tie… La dame répond avec toute son inno­cence “Que le Dieu bénisse notre Etat, notre Prési­dent, nous sommes entassés ici sous des tentes…”. Il clos son reportage “Vous êtes donc heureux d’être dans ce paysage”… (Nous avons comp­té, le ‘reporter’ a pronon­cé les mots bon­heur et heureux, 9 fois en 1:41, la durée de la vidéo du CNN Türk). Après l’indig­na­tion générale, le jour­nal­iste de ce reportage a présen­té des excus­es publique­ment . Faisant pour­tant par­tie des jour­nal­istes à qui l’E­tat a sup­primé les cartes de jour­nal­iste, l’ex­pres­sion est la suiv­ante : “J’ai regardé la vidéo plusieurs fois et je me suis fâchée con­tre moi-même. Comme la pop­u­la­tion était restée dehors, dans un froid glacial, toute la nuit précé­dente, la ques­tion est sor­tie naturelle­ment, et non pour léch­er les bottes de qui que ce soit.”

Juste quelques exem­ples par­mi d’autres…

Que dire aus­si d’un maire CHP fraîche­ment élu d’Is­tan­bul, qui fait 1 200 kilo­mètres, “pour enquêter” et pour se mon­tr­er lui aus­si, alors que sa tâche immé­di­ate serait de soulign­er à Istan­bul la dis­pari­tion de véri­ta­bles aires de sécu­rité et de regroupe­ment en cas de séisme, aires rem­placées par des cen­tres com­mer­ci­aux, et de ques­tion­ner lui aus­si sur les “tax­es” envolées. Mais il a aus­si quelque ambi­tion prési­den­tielle… Et appelle der­rière lui lui aus­si “l’u­nité nationale”, comme d’ailleurs il le fait pour le sou­tien aux mil­i­taires turcs en Syrie…

Immé­di­ate­ment après la nou­velle du trem­ble­ment de terre, sur les moteurs de recherch­es Inter­net, la ques­tion “Elazığ est-elle une ville kurde?” a mon­té en flèche… Réa­giri­ons-nous selon nos affinités ? Ça en dit large­ment sur la polar­i­sa­tion de la pop­u­la­tion de Turquie. Et ces polémiques sur “ter­ri­toire kurde ou non” sont là de trop, sauf à soulign­er que juste­ment, ces ter­ri­toires ne firent l’ob­jet d’au­cune poli­tique finan­cière de préven­tion venue de l’E­tat… Pas plus aujour­d’hui qu’hier.

Les failles sis­miques sur ces ter­ri­toires n’ont pas de fron­tières, comme en témoigne cette carte. Celle-ci véri­fie par con­tre l’ur­gence de la préven­tion et l’ig­no­minie des poli­tiques qui en détour­nent les fonds et la rem­place par des for­mules creuses au mieux, par de grands travaux renta­bles et inutiles, bien souvent.

Et, con­cer­nant la préven­tion des risques, on sait que l’ex­trême cen­tral­i­sa­tion des pou­voirs d’E­tat, hyper­trophié en Turquie, ne peut que con­tribuer à ne rien faire et favoris­er toutes les cor­rup­tions dans la pyra­mide, lorsque les sommes en jeu sont impor­tantes. A l’heure où ce même pou­voir rem­place les élus locaux qui lui déplaisent par des admin­is­tra­teurs, ces éloigne­ments dans l’im­pli­ca­tion des pop­u­la­tions locales s’am­pli­fient encore.

Ce séisme ne fera pas vac­iller le régime, mais il révèle les failles géantes, groupées der­rière “l’u­nité nationale”, et un oppor­tunisme poli­tique d’un bout à l’autre de l’échiquier de la turcité, avide du gâteau d’avenir. Les pop­u­la­tions se con­tenteront des prières et des interdits.

L’op­por­tunisme cache donc la forêt de la cor­rup­tion, dont les racines appa­rais­sent à l’oc­ca­sion du séisme.


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Lila Montana
REDACTION | Journaliste
Voyageuse, pho­tographe, jour­nal­iste. Lib­er­taire, fémin­iste, activiste têtue et déterminée.
Trav­eller, pho­tog­ra­ph­er, jour­nal­ist. Lib­er­tar­i­an, fem­i­nist, stub­born and deter­mined activist.