La musique de Beethoven comme bande sonore de man­i­fes­ta­tions de rue, de tor­tures et d’ef­fu­sions de sang ? Dans cette mise en scène de l’opéra “Fide­lio”, pour l’an­née de l’an­niver­saire de Beethoven, l’Opéra de Bonn prend un cap radical.


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Suite au retours admi­rat­ifs de nos amiEs présentEs, Kedis­tan s’au­torise une tra­duc­tion libre de l’ar­ti­cle de DW.

L’opéra de Bonn transporte le “Fidelio” de Beethoven en Turquie

Il est éton­nant de voir à quel point l’ou­ver­ture est bien adap­tée pour accom­pa­g­n­er les séquences de film. Des paysages pais­i­bles sur le grand écran alter­nent avec des man­i­fes­ta­tions de rue. Les grenades qui explosent et les tirs des chars sont par­faite­ment syn­chro­nisés avec le roule­ment des tim­bales. Dans les dernières mesures jubi­la­toires, des bateaux en caoutchouc échouent sur le rivage et les réfugiés sont accueil­lis dans leur nou­velle patrie.

Il est clair dès le début que ce n’est pas une mise en scène ortho­doxe de Fide­lio : Les mes­sages ne sont ni cachés ni codés, mais sont d’une grande clarté.

Entre les arias, des mil­i­tants lisent des textes sur la sit­u­a­tion actuelle des pris­on­niers poli­tiques en Turquie, musique et réc­i­ta­tions accom­pa­g­nées d’im­ages sur le grand écran. Le prési­dent turc Recep Tayyip Erdo­gan est présen­té comme un sul­tan, les chars turcs Made in Ger­many tra­versent le nord de la Syrie, et les man­i­fes­ta­tions de rue se multiplient.

Karl-Heinz Lehn­er comme sur­veil­lant de prison, Roc­co et Mark Morouse, et comme gou­verneur Don Pizarro.

Ce qu’est “Fidelio”

Tout d’abord, jetons un regard sur l’o­rig­i­nal. La musique de Lud­wig van Beethoven est sou­vent décrite comme poli­tique, ce qui est par­fois dif­fi­cile à prou­ver dans ses sym­phonies et sa musique de cham­bre. Mais son unique opéra Fide­lio est claire­ment un plaidoy­er pour la lib­erté d’ex­pres­sion et une mise en accu­sa­tion deu despo­tisme et de l’oppression.

Le per­son­nage cen­tral est une femme, Leonore, qui s’ha­bille comme un homme, et cherche à gag­n­er la con­fi­ance d’un sur­veil­lant de prison. Elle veut retrou­ver son mari, Flo­restan, un pris­on­nier poli­tique dont le seul crime a été de s’être exprimé ouverte­ment con­tre le pou­voir en place.

Comme il s’ac­croche à la vie plus longtemps que sa mort rapi­de, prévue par la famine, le gou­verneur décide de tuer per­son­nelle­ment Flo­restan. Leonore, alias Fide­lio, inter­vient courageuse­ment, et au bon moment : Le min­istre entre en scène, le gou­verneur est déposé, les pris­on­niers sont libérés.

À la fin, tous salu­ent le courage et la loy­auté du per­son­nage principal.

bonn fidelio

Mise en scène difficile

Beethoven s’est débat­tu avec l’his­toire, et le genre Opéra dans son ensem­ble. Après la pre­mière à Vienne en 1805, il l’a retra­vail­lé plusieurs fois. Il existe trois ver­sions dif­férentes de l’ou­ver­ture — avant de présen­ter la ver­sion finale en 1814.

C’est une pièce qui pose un défi aux met­teurs en scène d’au­jour­d’hui égale­ment : un sujet sérieux, mais avec une fin heureuse et des textes par­lés qui font avancer l’in­trigue, mais inter­rompent le flux de la musique.

Le choix d’une solution radicale

Le met­teur en scène, Volk­er Lösch, qui a pu présen­ter sa reprise de l’œu­vre le 1er jan­vi­er à l’Opéra de Bonn, dans la pre­mière nou­velle pro­duc­tion de “Fide­lio” pour l’an­née anniver­saire de Beethoven, a opté pour une approche rad­i­cale. Il renonce aux textes par­lés dans la par­ti­tion et actu­alise l’œu­vre par des textes lus par des obser­va­teurs, et par­fois de vic­times directes des per­sé­cu­tions de l’É­tat en Turquie. Les textes “com­plè­tent et pro­lon­gent les thèmes de l’in­trigue”, a expliqué Lösch à DW. “L’e­spoir, la lutte pour la lib­erté, l’in­car­céra­tion, la tor­ture et la liberté”.

Hier et aujourd’hui, en juxtaposition

On y apprend l’ex­is­tence de Hakan Akay, empris­on­né en Turquie il y a 27 ans, libéré et main­tenant act­if au nom de son frère, qui est tou­jours en prison et souf­fre d’un can­cer. Il est ques­tion égale­ment du jour­nal­iste et écrivain turc Ahmet Altan, empris­on­né depuis 2018 et récom­pen­sé par le prix Scholl alle­mand pour son livre Ich werde die Welt nie wieder­se­hen (Je ne rever­rai plus jamais le monde).

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Quarante pour cent de mots, soixante pour cent de musique

Env­i­ron quar­ante pour cent de la représen­ta­tion à l’Opéra de Bonn est con­sacrée à la parole, la plu­part du temps lue à une table, située sur un côté de la scène. Peu à peu, les témoins con­tem­po­rains ont été inté­grés à l’action.

Trop de choses pos­i­tives ? se demandaient prudem­ment cer­tains spec­ta­teurs. La ques­tion cen­trale étant le con­flit entre l’É­tat turc et la minorité kurde du pays, même la fon­da­tion de l’É­tat lui-même est remise en ques­tion — ce qui pour­rait mobilis­er les nation­al­istes turcs et les par­ti­sans d’Er­do­gan. Les futures représen­ta­tions auront-elles lieu sous la pro­tec­tion de la police ? On ne l’e­spère pas.

Les soix­ante pour cent restants — la musique de Beethoven — se dis­tinguent par une dis­tri­b­u­tion excep­tion­nelle, dirigée par Thomas Mohr dans le rôle de Flo­restan. La sopra­no dra­ma­tique de Mar­ti­na Welschen­bach était bien adap­tée au rôle de Leonore. Dirk Kaf­tan  dirige avec vigueur l’orchestre Beethoven de Bonn, avec des accents aigus et des moments de repos et de beauté, comme dans le quatuor des per­son­nages Marzelline, Fide­lio, Roc­co et Jaquino.

Beethoven mis à jour

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Les activistes sont ensuite inté­grés dans l’ac­tion, ici avec Thomas Mohr dans le rôle de Fide­lio (en vert)

Tout cela se déroule dans une mise en scène élaborée qui, comme l’a expliqué le directeur du théâtre de Bonn Bern­hard Helmich lors de la célébra­tion suiv­ante, n’a été pos­si­ble que grâce au sou­tien de la société anniver­saire de la BTHVN.

Le fond vert pré­dom­i­nant est lié à l’u­til­i­sa­tion de fil­tres verts, comme il est d’usage dans des pro­duc­tions télévisées : les objets verts dis­parais­sent devant le fond cor­re­spon­dant, y com­pris les per­son­nes vêtues de vert, sym­bol­isant les pris­on­niers poli­tiques, qui sont invis­i­bles pour le grand public.

C’est du théâtre pour tous”, dit Lösch, “qui ne néces­site aucune infor­ma­tion ou édu­ca­tion préal­able”. Rien n’est exigé, si ce n’est de la patience : les protes­ta­tions inces­santes ont lais­sé ce spec­ta­teur pren­dre plusieurs res­pi­ra­tions profondes.

Le con­cept opti­miste et utopique de Beethoven peut-il fonc­tion­ner aujour­d’hui ? “Bien sûr”, dit Lösch. “Si vous prenez posi­tion pour les autres, comme le fait Leonore, dont l’ac­tiv­ité au nom d’un indi­vidu trans­forme la société, il est pos­si­ble de ren­forcer une cul­ture libre et démocratique”.

Affiches et cartes postales

Le mes­sage était tout sauf codé. “Pour nous, cela sig­ni­fie inter­venir, pren­dre posi­tion, défendre nos valeurs et se bat­tre pour elles si néces­saire. Nous devons tous nous engager poli­tique­ment si nous ne voulons pas livr­er le monde aux opposants à la lib­erté”, déclare Lösch.

Au cours du dernier refrain, les acteurs bran­dis­sent des affich­es pour deman­der la libéra­tion des pris­on­niers. Des noms sont cités et des cartes postales adressées à dif­férents politi­ciens sont disponibles dans le foy­er. Par­mi les des­ti­natires, la chancelière Angela Merkel, accom­pa­g­née d’une demande de mora­toire sur les expor­ta­tions d’armes vers la Turquie. À ce moment, les applaud­isse­ments fusent dans le pub­lic — même si la musique con­tin­ue à jouer.

Aus­si per­ti­nent que tout cela soit, la seule chose éludée était l’oc­ca­sion d’en­ten­dre les deux côtés d’une ques­tion. Plutôt que d’ou­vrir un débat, la présen­ta­tion se polarise. Dif­fi­cile d’en­trevoir com­ment elle pour­rait aujour­d’hui con­tribuer à un échange d’opin­ions paci­fiques dans le con­flit tur­co-kurde qui se joue dans les rues allemandes.

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Rien n’est lais­sé au hasard : le pan­neau indique :
“Nous exi­geons la libéra­tion de tous les pris­on­niers poli­tiques en Turquie !”

Sentiments mitigés dans le public

L’ac­cueil a par­fois été mit­igé. Lorsque des scènes de tor­ture étaient pro­jetées sur l’écran, cer­tains vis­i­teurs se lev­aient et par­taient. Mais, à la fin, il y a eu des ova­tions debout, des huées et des bravos à peu près équivalents.

Et Beethoven lui-même ? Sa musique est assez durable. Le com­pos­i­teur aurait pu être heureux de savoir que son mes­sage est tou­jours com­pris plus de 200 ans plus tard — et tout aus­si trou­blé par le fait que la sit­u­a­tion des libres-penseurs, dans cer­tains endroits, est aus­si sin­istre qu’à son époque.


Nota bene de Kedistan :

Dans le con­texte de l’Alle­magne, ces choix de mise en scène rad­i­caux peu­vent sans doute exas­pér­er autant les pop­u­la­tions tur­co-alle­man­des kémal­istes que fâch­er celles qui four­nissent de gros batail­lons à l’AKP. Cet arti­cle l’ex­prime en pointil­lés. Con­sid­érant que le point de vue des opprimés peut s’ex­primer si rarement, et que celui des despotes a son per­son­nage sur scène et qu’il mon­tre son vrai vis­age, il nous sem­ble que les ter­mes qui sont posés, et là par l’Art, ne méri­tent guère débat entre vic­times et bour­reaux, mais action con­tre les totalitarismes.


Programmation

Tou­jours à l’Opéra de Bonn…
Am Boe­se­lager­hof 1, Bonn, Nor­drhein-West­falen, 53111 Bonn, Allemagne.
Après les représen­ta­tions du Jan­vi­er, les 4, 16, et 24… Qua­tre prochaines dates pro­posées sont les 2 et 15 févri­er à 16h, et les 14 et 15 mars 2020 à 19h30.

Quelques extraits en écoute :

Hakan Akay par­le de lui et de son frère.

MaMarie Heeschen dans le rôle de Marzelline, Mar­ti­na Welschen­bach dans celui de Leonore, Karl-Heinz Lehn­er pour le per­son­nage de Roc­co et Kier­an Car­rel, de Jaquino.

Dans cet extrait, la rai­son d’é­tat de la Turquie est mise en doute.

Thomas Mohr dans le rôle de Florestan.


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