Sol­idaire, Kedis­tan reprend cet arti­cle déjà pub­lié dans l’Hu­man­ité du 31 décem­bre 2019, à la demande et avec l’au­tori­sa­tion de l’au­teur, Joseph Andras, qui souhaite offrir la vis­i­bil­ité la plus large pos­si­ble sur le cas de notre amie Sara Aktaş.


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Sara Aktaş “Femmes des temps rouges”

Voilà affaire qui n’en finit pas d’étonner : l’espèce la plus let­trée d’entre les mam­mifères s’attache, avec un soin tout mil­lé­naire, à régen­ter sa moitié. Quand elle ne la par­que ni ne se plaît à con­trôler ce qui se trame entre ses cuiss­es. Pas l’entièreté des mâles, pour sûr. Mais les chiffres autorisent le recours à la louche – c’est bien en bloc que le mas­culin pose ques­tion, et, quelque part au Moyen-Ori­ent, un mou­ve­ment va pro­posant quelques répons­es. Il se trou­ve que ce mou­ve­ment est qual­i­fié de “ter­ror­iste”. Il se trou­ve aus­si que l’on ne qual­i­fie jamais inno­cem­ment. Il faut cette sorte de légitim­ité qu’on appelle le pou­voir. D’État, en l’espèce. Et quand l’État dresse des listes de salauds, on gagne à s’y pencher à deux fois : c’est qu’il a la loi pour lui, fût-elle l’autre nom de la terreur.

Dis­ons-le net : nous par­lons de la Turquie et du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde tel qu’il s’est con­sti­tué his­torique­ment autour du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan, le PKK, et de ses organ­i­sa­tions sœurs. Puis dis­ons cet autre nom, Sara Aktaş. Incon­nu de nos con­trées ; en cou­ver­ture de deux recueils de poésie, là-bas, quelque part entre deux mers : Ruines de guerre et Le Con­traire serait men­songe.

Tout com­mence à Îdir, non loin de la fron­tière arméni­enne – Iğdır, en turc. Une terre de coton et d’abricots. Sara Aktaş y vint au monde à la fin févri­er 1976. Puis étu­dia la philoso­phie à Ankara et s’engagea, dans les années 1990, au sein du mou­ve­ment de libéra­tion kurde. Tout n’y com­mence toute­fois pas tout à fait : en Irak, on comp­tait encore, à sa nais­sance, les morts de la dernière guerre qui opposa les pesh­mer­gas et l’armée du régime baathiste, vic­to­rieuse ; en Turquie, le PKK s’apprêtait à voir le jour : marx­iste, indépen­dan­tiste, autori­taire et par­ti­san de la lutte armée con­tre l’oppression his­torique turque. Ini­tiale­ment absente du cor­pus idéologique de l’organisation, la ques­tion de l’émancipation des femmes s’imposa courant 1980, jusqu’à devenir le socle du social­isme révo­lu­tion­naire kurde. Les femmes du mou­ve­ment, écrira-t-elle, “ont pris la tête de la lutte pour la lib­erté”.

Ain­si Sara Aktaş pour­fend-elle le “fas­cisme mas­culin”. Celui-là même qui, à suiv­re la “sci­ence de libéra­tion des femmes”, s’est érigé lors du néolithique sur les déblais de “la cul­ture de la femme-mère”, celle du “social­isme prim­i­tif” tel qu’il exis­tait avant la prise de pou­voir de la chas­se, du monothéisme, de l’État-nation et du cap­i­tal­isme. Aktaş fut l’une des porte-parole du Mou­ve­ment démoc­ra­tique des femmes libres, fondé au début des années 2000 puis rem­placé par le Con­grès des femmes libres, lui-même rem­placé par le Mou­ve­ment des femmes libres. Elle cofon­da le Par­ti de la société démoc­ra­tique et instau­ra en son sein un quo­ta féminin de 40 % : il se vit inter­dire par le régime en 2009 au motif qu’il entre­tiendrait des liens avec le PKK. La même année, la poétesse fut incar­cérée dans le cadre d’une rafle de masse con­duite par le despote de l’AKP, nous par­lons d’Erdoğan, con­tre le Groupe des com­mu­nautés du Kur­dis­tan, le KCK – s’ensuivront près de 8 000 arresta­tions. Aktaş n’ignorait pas ce qu’il en coûte de braver le nation­al­isme turc : ce sont dix ans de cachot, à Konya et Sivas, qu’elle avait eu à con­naître, déjà. La tor­ture, aus­si. La poésie est en cap­tiv­ité le moyen d’expression qu’elle a trou­vé – sim­ple et nue, nous con­fiera-t-elle. “La poésie n’a jamais relevé à mes yeux d’un quel­conque dis­cours onirique.”

La révo­lu­tion­naire fut libérée à l’été 2014 puis fon­da une asso­ci­a­tion fémin­iste au sud-est de la Turquie – bien­tôt interdite.

Nous qui, / Avec notre révolte ensevelie / Notre sérénité tapie au fond des lacs / Quar­ante tress­es dans nos cheveux / Venons des val­lées ver­tig­ineuses / Nous sommes les femmes des temps rouges.“1

Deux ans plus tard, le gou­verne­ment l’interpella à l’aéroport Atatürk. Il pré­tend qu’elle s’apprêtait à fil­er vers l’Allemagne munie d’un faux passe­port ; elle assure qu’elle se bor­nait à rejoin­dre sa famille, à Îdir, dotée de ses papiers d’identité. Ses poèmes – ain­si que ses arti­cles et son man­u­scrit romanesque inédit – furent ver­sés au dossier (“Si mes livres sont exam­inés, on ver­ra qu’au­cune phrase ne poussera le peu­ple à la haine”, se défendra-t-elle). Elle fut assignée à domi­cile, puis incar­cérée à deux repris­es. Der­rière les bar­reaux, aux ques­tions de la jeune pein­tre Zehra Doğan, elle-même embastil­lée pour avoir dif­fusé sur Inter­net un dessin de sa créa­tion ain­si que le témoignage de quelque enfant kurde, Aktaş répon­dit : “Chaque coin de la Terre où les femmes sont mas­sacrées doit être un espace de lutte pour les femmes.” Daech se trou­vait alors à l’agonie ; Erdoğan envahi­rait prochaine­ment le nord de la Syrie, bas­tion révo­lu­tion­naire à majorité kurde, aux côtés des troupes rebelles syri­ennes. Fin 2017, elle apprit, à peine relâchée, qu’elle était à nou­veau la cible d’un man­dat d’arrêt : après dix-sept années total­isées en prison, elle prit la déci­sion de s’enfuir. Se cacha à Istan­bul puis, avec le con­cours de con­tre­bandiers, dans le Kur­dis­tan irakien. Elle y séjour­na un an, malade, œuvrant comme jour­nal­iste. Au print­emps 2019, elle par­tit pour la France. Accusée d’être l’une des fig­ures du KCK, deux con­damna­tions la visent à ce jour : dix et dix-sept ans de détention.

Nous sommes les éveil­lées du néant / Adossées aux flancs des mon­tagnes / D’in­nom­brables aurores se sont couchées dans nos yeux / Ont repris vie dans nos corps / Entre lamen­ta­tions incrustées en nos peaux / Et sons des tam­bours / Nous avons brisé notre cage”.2

Sara Aktaş demande à présent l’asile à notre pays : un refus aurait tout du déshonneur.

Joseph Andras

 

joseph andras

Joseph Andras a publié en 2016 son premier roman, “De nos frères blessés”, consacré à Fernand Iveton, ouvrier pied-noir et indépendantiste. Il reçoit à cette occasion le Prix Goncourt du premier roman, qu’il refuse. En mai 2017, aux côtés de D’ de Kabal, il sort un livre-disque “S’il ne restait qu’un chien”, poème sur le port du Havre. Début 2018, il passe près de deux mois au Chiapas. En septembre 2018, il publie “Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou” : une enquête sur un militant du FLNKS  tué en 1988. En avril 2017, il avait fait partie des signataires d’une tribune dénonçant l’incarcération de journalistes en Turquie. Le 25 mars 2019, il a publié dans L’Humanité une tribune sur la chanteuse kurde Nûdem Durak.

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