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Elle a été tuée dans la rue. Sa dépouille est restée là où elle est tombée, durant sept jours. Elle était mère de 11 enfants et son corps avait reçu 10 balles. Lorsqu’elle a été tuée, elle avait 57 ans, Taybet İnan, ou “mère Taybet”, son surnom avec lequel vous la connaissez…
Reyhan Hacıoğlu remonte le temps, nous fait part de son “témoignage” de journaliste et nous parle de la mère Taybet, mais aussi d’autres pertes…
“Tanıklığım” (Mon témoignage) de Reyhan Hacıoğlu publié sur Gazete Karınca, en turc le 19 décembre 2019.
Mon témoignage
Ceci est mon témoignage. Ceci est une histoire triste, celui qui l’a vécu n’a pu rester le même qu’avant, celui qui l’écoute se consume de l’intérieur, et celui qui l’apprend ne peut croire…
Il y a 4 ans, j’ai perdu ma mère. Elle s’appelait Taybet İnan. Vous l’avez connue comme “mère Taybet”.
Mère Taybet, par Zehra Doğan.
Ma mère, Taybet İnan, celle qui est mère de 11 enfants, celle qui a été tuée a 57 ans, en pleine rue et dont le corps est resté au sol, et dont nous n’avons pas pu nous rapprocher, pendant sept jours et sept nuits exactement.
Je voudrais vous parler de ces temps, où elle a été massacrée à 150 mètres de distance de nous, où nous sommes autant mortEs avec elle. Ces temps qui font que rien n’est plus comme avant…
Oui, vous me connaissez toutes et tous, comme “la fille de Taybet İnan”. Est-ce un problème [que je ne la sois pas vraiment] ? Non. J’ai du tellement ressentir intensivement et tant m’approprier la douleur que le sentiment éveillé chez les lecteur et lectrices fut certainement “elle ne peut être que sa fille”. C’est ainsi que tout le monde a entendu son nom et a su ce qui s’est passé…
J’étais alors, toute nouvelle dans la presse kurde. J’avais d’abord vécu Suruç, et ensuite j’avais vu les morts interminables. Ma raison, ayant intégré la réalité que le monde dont je rêvais ne pourrait pas être gagné facilement, avait aussi accepté “la guerre” jusqu’à un certaine mesure. Les guerres étaient menées et hélas les gens mourraient. Parce que la révolution était une chose comme ça. Les tyrans ne rendaient pas ce qu’ils vous avaient volé, facilement.
Mais ce dont nous témoignions là, était difficile. A cette époque, j’ai laissé, nous avions été des milliers à laisser des choses derrière nous… Et rien n’est et ne peut être comme avant.
Pendant ces jours là, les dépouilles étaient trainées au sol, les corps étaient exposés, les gens étaient brûlés vivants et leurs restes étaient versés dans des sacs en plastique. Le fait qu’on trouve ta dépouille dans le sac qui porte ton nom était une chance ! Car il était possible que ce soit les restes du corps d’unE autre, ou la moitié du corps d’un fils pourrait être trouvé à Antep, l’autre moitié à Mardin. Ou encore la dépouille reçue comme ta fille, pouvait être celle de ton fils…
Les maisons étaient bombardées pour l’audience, les affaires pillées et revendues. Les dépouilles étaient “coupées convenablement” afin de les rendre méconnaissables, ou encore leurs yeux étaient crevés. Et même, et même, des corps ‑que j’espère sans vie- pendus aux arbres, étaient brûlés…
Pour que les corps ne se décomposent pas, les mères mettaient leurs enfants morts dans des congélateurs, des bébés de 3 mois étaient mitraillés…
Parler de la faim était déjà un luxe, l’eau était l’impossible. Sur les morts tombés dans la rue, il neigeait. L’hiver arrivant au Kurdistan, c’était comme si la vie était restée sous la neige.
Les mères tâtaient de leur main, les murs des sous-sols incendiés, cherchant la trace de leurs enfants. Une toubib trouvait dans les cendres, une mâchoire d’un enfant. Quant à la rivière Tigre, dans ses eaux, dérivaient gravats et ossements humains…
Le sous-sol n°23 devenait fosse commune, Şırnak mis au sol, Sur bombardé…
Le 7 mars 2016 le TRT, la chaîne de télévision étatique, informait qu’à Cizre, “dans le sous-sol n°23 près de 60 blesséEs ont été tuéEs”. Devant les réactions, ils ont supprimé l’info, mais plus tard, le fait que des dizaines de personnes ont été brûlées vives a été avéré.
Peu importe où tu essayais de toucher, ça saignait. Peu importe par où tu regardais, tu ne supportais plus. Chacun, chacune avait son épreuve de souffrance. Celui et celle qui souffrait ressemblaient à d’autres, mais personne ne pouvait se regarder.
Le 3 octobre 2015. Le corps de Hacı Lokman Birlik a été trainé derrière un blindé.
“Hacı était notre ami. Quand il est mort, on a voulu pleurer, mais il y avait un tel silence. J’appelais mon cousin, et on allait au parc, on pleurait silencieusement” m’avait dit quelqu’un. Il parlait de Hacı Lokman Birlik, dont le corps a été trainé derrière un blindé.
En racontant ses pleurs sur Murat, un jeune mort, un journaliste-témoin disait “une mère est arrivée. Elle m’a levé et m’a dit ‘ne pleure pas ! Notre tête est haute !’. Elle était la mère de Murat.”
Sans aucune exception, tout ceux et celles qui se disent être humain, saignait quelque part. CertainEs pour Miray, bébé de 3 mois, d’autres pour Cemile, ou Muhammed, nourrisson de 35 jours, ou Selamet tué à sa porte, ou pour mère Taybet, pour Orhan Tunç qui n’a pas pu connaitre son fils, ou encore pour la famille d’Amed, qui a reçu une bombe sur leur table de petit déjeuner…
Quant à nous, les journalistes kurdes, nous allions vivre plus tard, le statut d’ ”accusé” pour avoir été des témoins, mais ce n’était pas grave, nous prenions note pour l’Histoire…
Le jour où Tahir Elçi a été assassiné par exemple… D’abord la nouvelle est tombée. Un ami avait vu sur les médias sociaux. Des “Noon, pas possible !” se sont élevés de tout le monde. Ensuite, sur la télé dont le son était coupé, il y a eu la bande flash info. Malgré tout, nous n’arrivions toujours pas croire. Après, Sadık Topaloğlu, journaliste actuellement en prison d’ailleurs, nous a montré la photo. Il était allongé au milieu de Diyarbakır et saignait comme une blessure de tous les Kurdes… Ensuite, un silence. Mais quel silence. Je peux le nommer la mort, tu peux l’appeler “destin”. Personne n’a parlé, n’a pu parler.
Le 28 novembre 2015. Tahir Elçi, assassiné à Diyarbakır.
Ensuite, un ami ‑du fait de son âge, habitué aux morts- nous a dit “Allez on se réunit et on fait un nouveau plan”. A l’époque Özgür Gündem avait une table, car le journal n’avait pas encore été perquisitionné, la table et la télé n’étaient pas encore mis en morceaux. Nous nous sommes réunis donc autour de la table. Tout le monde pleurait, certainEs intérieurement, d’autres en tournant la tête pour cacher les larmes… Nous croisons les yeux de Sadık il remet ses lunettes, ils fuit ses regards… Pas besoin non plus de prononcer beaucoup de mots. L’ami fait le plan : “nous mettons la nouvelle au centre, les dossiers qu’il suivait, les réactions.…”. On distribuait les sujets. Telle page prend celle-ci, l’autre celle-là. Mais chacun avançait déjà sur le chemin de son destin. Par exemple pour moi, Tahir Elçi était l’avocat du Massacre de Digor 1, dont des membres de ma famille se trouvent aussi dans les victimes. Finalement les sujets ne changeaient rien. Des crimes se commettaient par des auteurs connus, encore et encore…
Ensuite Sur, ensuite Cizre, puis Şırnak. Les couvre-feux, les destructions, les morts, et sur les photos anciennes, des visages qui disparaissent, amiEs de lycée, amiEs d’enfance, cousins, cousines, frères, soeurs…
Lors d’une garde de nuit, un ami journaliste écrivait l’article sur la mort d’un collègue, et un autre ami l’illustrait avec la plus belle photo de son ami mort.
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Ça ne “passait” pas, mais on “s’habituait” aux pertes, avec le temps… Désormais, l’Histoire que nous lisions, c’était nous. Chaque jour qui passe, nous nous transformions en témoins. Au bout du compte, la presse kurde “vivait” les informations. Et voilà depuis des jours là, j’ai vécu la douleur jusqu’à la moelle de mes os. J’étais devenue depuis longtemps, amie de toutes nos “pertes”. L’histoire racontée, était la mienne. Qu’ils-elles soient étudiant, ou mère, ou père, toutEs voulaient sans exception, un monde libre…
C’est ainsi que “ma mère” tombée le jour du 19 décembre, se gravait en moi : c’est l’Histoire qui était allongée là, c’est moi qui étais allongée là. Le poète dit “Sans aucun doute tout le monde a ressenti cette douleur, mais moi, j’ai perdu ma chair”. C’était pareil. C’est comme ça que j’ai traversé, que nous avons vécu ces jours-là. Et nous continuons.
Le 3 décembre 2019. Emine Aslan Aydoğan, incarcérée à la prison de type T à Urfa, est décédée à l’hôpital.
Par exemple, la semaine dernière, une mère qui s’appelle Emine Aslan Aydoğan est morte. Elle est morte en prison, à 64 ans. De plus encore en plein hiver. De plus, sa famille avait fait des demandes parce qu’elle était malade et pour qu’elle soit libérée… De plus, elle avait été opérée 4 fois en 10 jours. Je le sais bien, c’est difficile en prison, le médecin, l’infirmerie, l’hôpital. Ils ne t’y amènent pas, et quand ils t’y amènent, “il n’y a plus rien à faire”.
Je connais la prison. Vous allez me dire “tu as vécu ça aussi ?”, et comment. Les hivers y sont froids, et le médecin est présent quand tu es mort. J’étais avec une prisonnière malade, Fatma Tokmak. CertainEs connaissent son histoire, et je prie les autres d’en prendre conscience. Elle a sonné à la porte, 7 fois, seulement pour atteindre l’infirmerie. Et la porte ne lui a pas été ouverte ! Elle était cardiaque, il fallait qu’elle voit le médecin après avoir ingéré un traitement de trois jours. C’était la faute du calendrier sans doute ! L’infirmière a donné le traitement le jeudi et avait informé le gardien, qu’elle devait voir le médecin lundi. Sauf que Fatma n’avait pas eu ses autres médicaments. Il fallait qu’elle trouve une solution, car passer une fin de semaine sans ses médicaments voulait dire, la mort, pour elle. Fatma était une femme forte, elle ne pliait pas facilement. Elle s’exprimait sans hésiter sur les mots. Elle n’a pas cédé, elle a sonné la porte 7 fois, exactement 7 fois. “Vous confisquez mon droit à la santé” a‑t-elle dit. Mais personne n’est venu. Le lendemain, il fallait trouver une solution, quitte à casser cette porte. C’est comme ça que la solution a été trouvée.
Comme moi, toutes les personnes qui ont témoigné de ce genre de choses, et qui savent ce que c’est de mourir menottes sur les poignets et celles et ceux qui ne savaient pas, le savent maintenant à force de témoigner des souffrances. J’ai beaucoup réfléchi. Que ressentait-elle ? Quand elle avait vu ses enfants, la dernière fois ? Quand les a‑t-elle serrés dans ses bras ? Quand serait-elle libérée, et qu’allait-elle faire ? De quoi elle ressentait le manque en prison, comme on n’y trouve pas tout. Quels ont été ses derniers mots ? Qu’a-t-elle vu devant ses yeux en partant vers la fin ?
Ces pensées sont de plomb. Mais c’est impossible de ne pas penser. Mère Taybet est morte devant les yeux de sa famille. Mère Emine, loin de ses enfants, sans même pouvoir les entendre. Menottée, elle n’a pas eu d’imam, ni de corbillard. Il l’ont transférée dans un camion. Chacun vit son deuil. Mais certains deuils sont interminables.
Nedim Türfent, un autre journaliste kurde est actuellement en prison pour avoir relayé une vidéo et de l’information. Sur la vidéo le militaire disait “Que vous a‑t-il fait cet Etat ?”. Et là, alors que l’hiver s’installe, les prisons sont remplies, des villes sous couvre-feu, les mères sont abandonnées à la mort, on a envie de dire “Frère, soeur, que nous a‑t-il pas fait ?”…
Le photo journaliste Ümit Kıvanç est allé à Cizre, après la levée du couvre-feu et photographié la ville.
Ce que j’écris est mon témoignage. Parfois on se demande, “peut être”… “Peut être que c’est trop chargé d’émotion, trop plein de larmes”. Mais on se dit que tout cela s’est passé et continue encore de se passer.
En entrant dans une nouvelle année, un voeux pour que tout le monde soit libre, et surtout les Kurdes ? Ils, elles n’ont pas payé assez le prix pour la liberté ? Que toutes les prisons soient détruites par exemple, remplacées par des parc de jeux, et que les enfants affamés de cette belle région puissent aussi manger des bonbons…
Et avant de finir, une dernière chose, qui m’a donné tellement de force, à moi et à des milliers d’autres, que je voudrais partager : lorsqu’ils ont dit que tout était fini, à Cizre, le 21 mars 2016, au milieu de ces ruines et de ces morts, dans un immeuble détruit, la fumée d’un feu de Newroz s’est élevée.
Peut être que le peuple kurde disait “oui, une période est vécue certes, sa douleur est profonde, son prix est lourd, mais nous sommes encore là”…