Traduction d’un article de Xane Anuş publié le 26 mars 2019 sur Gazete Karınca, “Antigone olmak”, “Être Antigone”.
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Les temps qui déchirent la poitrine doivent être ces temps là. Faim, mort, vie, désespoir… Ne ressentez-vous pas cette impression, vous aussi, comme si un dieu avait compressé pour tester, tout ce qui est lumineux et obscur et qui touche à l’humain, dans une tranche de temps, et qu’il nous avait emprisonné à l’intérieur ?
Quand avons-nous été jetéEs dans ce puits ? Y en-a-t-il certainEs d’entre nous qui s’en souviennent ? Si on nous le demandait, nous dirions que nous avons toujours été là, coincéEs dans ces temps, et que nous résistons. Mais il y avait peut être un autre ordre auparavant, où nous n’étions pas mis autant à l’épreuve, et où nous n’étions pas tombéEs dans ce vortex, où les jours deviennent leurs propres répétitions.
Chaque temps lègue ses propres inconnus et connus à celui qui le suit, pour qu’il n’y ait pas lieu, du singulier au pluriel, à un oubli trop désespéré, mélancolique.
Des gribouillis forcés s’écoulent du crayon, la plupart du temps. Mais on a envie d’écrire, absolument. Ces vers de Gülten Akın “Nous nous sommes arrêtéEs à l’endroit le plus complexe de l’ère / Quelqu’un a écrit sur nous / Si ce n’est pas nous-mêmes, qui écrira ?…”, ne sont-ils pas comme un ukase ?
Une femme, allongée dans sa faim, fond once par once et dit : “ne mourrez pas, vous”. A son chevet, sa fille. Elle regarde la fonte de sa mère. Puis d’autres mères arrivent, ayant perdu leurs enfants, n’ayant pas pu pleurer derrière eux. Des femmes qui ont résisté pour que “d’autres enfants ne meurent pas” arrivent, de loin, d’Argentine ou d’Amed, tout à côté…
Puis, une autre mère entre. Têtes hautes, elles se comprennent sans se parler. Signe de victoire. Tristesses sont les larmes aux yeux, mais les doigts qui font le signe, décrivent la conviction. Elle a perdu son enfant. C’est tout récent, il n’y a pas plus de deux jours. Une mère à qui on a retiré même le droit d’enterrer son enfant.…
La visite de la famille de Zülküf Gezen, qui, pour protester l’isolement, a mis fin à ses jours, dans la prison où il était incarcéré. Photo : Agence Mésopotamie.
Plus tard, il y a des sons qui arrivent d’ailleurs, depuis des murs invisibles. En vérité ce ne sont pas des sons, ce sont les dépouilles de celles et ceux qui se révoltent avec leurs corps, contre le silence, qui sortent de l’intérieur. Celles et ceux qui sont compriméEs entre les quatre murs, nous racontent des choses, par leur corps, par la mort, en dépit de ceux qui ne leur permettent pas de s’accrocher à vivre, à la vie.
Arriverons-nous à les entendre ?
Et un cycle ; Zülküf, Ayten, Zehra, Medya… Une nouvelle arrive, apportant nom et photo fanée. Puis, des partages avec “#.…. EstImmortel”, avec l’indication “révolutionnaire vivant” sur le clavier des médias sociaux…
Leurs dates de naissance sont si familières, n’est-ce pas ? Des enfants néEs au coeur de la tempête, et qui sont devenuEs tempêtes. TouTEs sont venueEs au monde après 1990. Leur histoire, leurs “destins” sont semblables.
Les enfants honorables des terres qui résistent, veulent être immortelLEs, veulent s’accrocher à la vie… par la porte.
Arriverons-nous à les voir ?
Puis, surviennent quelques unEs, donneurs de conseils, genre “leur vie est sacrée”. De leurs cerveaux obscurs et serviles, emplis de toiles d’araignées, naissent des propos contradictoires qui utilisent les corps morts de ces enfants.
Du plus opposant au plus ami, ou au plus ennemi, dans ces terres, les Kurdes sont misES à l’épreuve, avec leurs morts, depuis des lustres.
Une des plus grandes tragédies de Sophocle est une histoire mythologique héritée de mille ans ; Antigone. Dans toutes les règles écrites et non écrites qui parlent des “droits humains”, on la décrit comme “dans toute l’Histoire de l’être humain, le droit d’inhumer et de faire le deuil, est le droit le plus fondamental”. Alors, aujourd’hui, qui pourrait prétendre que la résistance qu’Antigone a menée, pour le droit d’inhumer, serait un mythe resté en arrière dans l’Histoire ?
De Taybet İnan, dont la dépouille est restée dans la rue pendant sept jours, aux jeunes dont les dépouilles ont été laissées durant des jours à deux mètres de leur famille, à Sur ; des corps déchiquetés par les chats dans les rues de Yüksekova, à Hatun Tuğluk, dont la dépouille a été exhumée ; et encore ce fait qu’on ne donne toujours pas aux familles, à Bitlis, les os de leurs proches, combattantEs de la guérilla, qui ont obtenu le droit d’inhumation pourtant depuis des années…
“Le droit d’inhumation” est soumis à confiscation centenaire. Hier comme aujourd’hui, nous sommes soumis à l’épreuve, toujours avec nos morts. La suite de cette histoire serait un long article.
Tous les jours, nous sommes encore mis à l’épreuve, par la mort, et par nos morts. Les dépouilles des enfants qui, entre ces quatre murs, ont mis leur corps dans la balance, contre l’insistance d’isolement d’un système qui piétine les valeurs instaurées par l’humanité, sont enlevées en plein nuit, sans autorisation des familles.
Un cimetière, l’obscurité ténébreuse, et le droit de voir une dernière fois est même volé à une mère, et les corps sont inhumés, en clandestins.
Nous sommes mis à l’épreuve avec nos morts par la main de l’Etat ; dominés par le dur labeur et la précarité, joug changeant au gré de ceux qui le tiennent ‑et, la plupart du temps, jouets de pouvoirs amoraux.
Les mères, corps prêtés à la faim, les mères, dont le droit de “voir une dernière fois” est confisqué… Notre conscience est mise à l’épreuve, dans le cycle de temps dont nous sommes prisonnierEs.
Et ils nous racontent des choses, les corps, qui fondent, qui donnent leur vie. Arriverons-nous, nous purifiant de tous nos à priori et des post priori, à comprendre ?
HONTE
il a laissé du rêve dans ma poitrine, le vent
dans le souffle d’une petite fille
depuis les cimes des montages
a donné la main à la vague d’une mer sans extrémité
je n’ai pas pu attraper…le souffle d’une fillette qui pèse sur le monde
elle, résignée à mourir, voulu être immortelleles visages suspendu au temps
comme vos prénoms sont nombreux
dans les jours d’oubli de la maudite mémoire
des vies mises au propre
des lendemains dont le prix est largement payé
des morts qui s’accrochent à la vie
des yeux qui sourient
un de mes côtés annonce le paradis
l’autre dans l’incendie de l’enfer
dans cette ère, ce qui vous reste est de mourir
ce qui nous reste, être mortelsl’être appelé l’humain
monstre datant du chaos
entasse des choses dans sa besace
certains du rêve
certains de l’argent
certains du souvenir
ce qui nous reste, c’est d’amasser la honteXane Anuş