Début juin, Yüksekova, ville du sud est de la Turquie, est enfin sortie d’un couvre feu interminable. Comme tant d’autres villes ou quartiers, elle est détruite, et ses habitants découvrent les ruines de leur vie.
Voici une traduction française de l’article de Reyan Tuvi, de retour de Yüksekova, publié le 21 juin 2016.
Yüsekova est devenue une ville ferraille,
la population monte la garde devant l’épave…
Civan me fait visiter mentalement la maison où il est né et a grandi. Il me montre, sa médaille de réussite, encadrée, accrochée au mur dans le séjour, l’horloge décorée de prières, la machine à coudre de sa maman, les verres en porcelaine qu’il aime bien, les chambres de ses parents et de son frère.
Dans sa chambre, il y a son skateboard, sa passion du week-end, sa guitare accrochée au dessus de son lit, son bureau, son tableau en ardoise, ses tablettes, son iPod, la balançoire de son frère, et un bibelot qu’il adore, un vélo en métal…
Civan vit depuis 10 ans, dans cette maison, située au quartier Cumhuriyet à Yüksekova. Et sa maison est la preuve concrète du fait que le monde coloré d’un gamin peut avoir été incendié et s’être transformée en une photo noir et blanc. Il est maintenant, l’enfant d’une ville ferraille, détruite, brûlée.
A Yüksekova, après la déclaration de la levée du couvre feu et les affrontements qui ont duré 78 jours, en fin de mois, la population est revenue dans sa ville. Après avoir attendu des heures dans le convoi allant vers Yüksekova, après les contrôles d’identité, fouille des affaires et des voitures faites au premier check point à Yeniköprü à 30 km de la ville, après les contrôles d’identité et fouilles du deuxième check point à l’entrée de la ville, les habitants de Yüksekova ont retrouvé enfin leurs quartiers, leurs rues, leurs maison. Mais, ils ont retrouvé très peu de choses qui resteraient de leur vie d’avant.
Dans les maisons il n’y avait quasiment plus rien d’utilisable. Il n’y avait même pas l’odeur de leur maison, dont ils avaient l’habitude. Elle avait laissé place à la puanteur du brûlé et de la suie. Du séjour, aux chambres à coucher, de la salle de bain à la cuisine, tout était, soit cassé, soit brûlé ne laissant plus que des squelettes. Beaucoup ont cherché leur Coran dans les débris, mais ont trouvé des cendres.
Je demande à Cihan, qui me décrivait sa maison d’il y a trois mois, la façon dont il se souvenait : “Que ressens-tu ?”. “Je suis en colère !” me répond-t-il.
Il découvre, à son retour, les balles, les mortiers, les capsules de lance flammes, les caisses de munitions dispersées dans son jardin. Son oncle Erkan Öztekin qui accompagne son neveu, a du mal à croire à ce qu’il voit. Il montre les restes de guerre, “Le problème n’était pas les fossés, le problème était reformater la population en disant ‘fais ce que je veux, sinon je te ferais faire ce que je veux’ ”.
A Cumhuriyet et Güngör, les deux quartiers les plus endommagés, le premier choc n’est pas passé, mais chacun tient la garde devant l’endroit où se trouve sa maison. Pour la majorité des maisons la seule chose à faire c’est de ramasser la ferraille. Parce que les machines de démolition sont déjà en service. La démolition arrive sans avertissement, sans notification, et l’entreprise qui effectue la démolition part avec la ferraille. Les plaques de métal sur le toit de la villa duplex avec jardin et garage de la famille Demir, sont retirées une par une et transportées. L’immeuble Aybarlar qui appartient à une famille entière, les locataires aident le propriétaire en démontant les radiateurs, et d’autres ferrailles. Les Aybarlar sont 7 frères et soeurs, ils ont mis 21 ans pour construire cet immeuble. Maintenant ils espèrent survivre avec ses ferrailles. Ne pouvant pas rester dans l’immeuble, ils sont partis au village. Dans cette période les villages sont débordés, il n’est possible de trouver même une étable. En plus tout le monde n’a pas un village pour se réfugier.
“L’Immeuble Triangulaire” Photo de Zeki Dara
Juste en face, il y a “l’Immeuble Triangulaire”, symbole du quartier, habitation qui en a fait rêver plus d’un. La veille du couvre feu, les locataires l’ont quitté, et le propriétaire est parti en dernier. Enfin, il “y avait”… Parce que la bâtisse de 7 étages, logeant 14 appartements est transformée en une colline de gravats comme un exemple pour tout le quartier. Son propriétaire, Şemsettin Fırtına, chaussé de gants de travail, court dans tous les sens, comme un capitaine décidé à ne pas quitter son bateau. Les colonnes de Refik Yıldırım n’ont aucun dégât mais il y a une décision de démolition pour elle aussi. Alors la seule chose qu’il peut faire c’est de démonter le toit.
Quand on regarde le nombre de personnes qui circulent dans le quartier Cumhuriyet, sans prendre en compte ce qu’il vient de vivre, on pourrait penser que c’est un quartier nouveau, en pleine construction. Chaque passant en hâte à une chose à régler, à résoudre.
Deux amis, réfléchissent désespérément comment ils vont prouver que l’épicerie détruite leur appartenait. L’épicerie ayant un tout petit chiffre d’affaires et ne pouvant pas payer les taxes, comme cela arrive très souvent à Yüksekova, ils n’ont pas pu déclarer leur commerce à temps. Pour ceux qui n’ont pas de titre de propriété c’est un autre problème. Quand je demande à des jeunes hommes couverts de peinture, s’ils ont pu réparer leur propre maison, un d’entre eux me répond avec un sourire amer sur ses lèvres “Nos maisons sont démolies aussi, mais comme le cordonnier mal chaussé, nous travaillons pour d’autres comme main d’oeuvre. La plupart des maisons sont dans un état irréparable, nous pouvons juste cacher les impacts de balles.”
La maison d’İskender Işık n’est pas détruite, mais il n’est pas indifférent : “Si je me sens tranquille alors que la maison de mon voisin est détruite, sachez que je ne fais pas partie de ce peuple. Ils ont critiqué Israël pour la Palestine, mais ils nous ont fait pire. Bientôt nous aurons une ville fantôme entièrement rasée. Ils vont proposer des entourloupes de T2 à la place des maisons habitées par trois familles auparavant, où les enfants courraient, jouaient dans le jardin.”
Dans les maisons détruites, il y a toujours des signes de l’attachement à leur lieu de vie et de l’hospitalité des habitants de Yüksekova. Tahir Güneş, dit avoir eu beaucoup de mal à quitter sa maison au début du couvre feu. Il est allé se réfugier dans le quartier le plus proche de sa maison. Lors du couvre feu, pendant que les bombes explosaient il se rongeait. Il n’a pas pu se retenir, et a défié l’interdiction. Il s’est fait attraper dans la rue, en allant à son quartier. Il a eu une amende de 219 livres turcs (68€). Et l’aide alimentaire qu’il a reçue pendant deux mois de couvre feu est seulement de 40 livres turcs (12€).
A part, les quartiers Cumhuriyet et Güngör, il y a des dégâts également dans les quartiers Eski Kışla et Mezarlık. L’école primaire Vali Erdoğan Gürbüz, prend petit à petit sa nouvelle identité de commissariat. Des rumeurs courent entre les habitants. Des murmures disent que des dégâts sont commis consciemment sur des grands bâtiments comme des écoles, et que ceux-ci seront “transformés tous en commissariat”.
Le soir arrivant, ceux qui ont des casseroles cuisinent sur les feux de bois dans les jardins. Par défaut de frigidaires, certains produits comme le concentré de tomates, sont apportés d’autres quartiers. Pour ceux qui n’ont pas un lit pour dormir, une table pour manger, ni de nourriture, il n’y a plus que “l’exil” pour rompre le jeûne. Le couvre feu recommence le soir à 23h. Les habitants qui partent chez leur proches, leurs voisins, vont après le dîner, se recroqueviller dans un coin et au petit matin, ils reviendront sur leur épave pour reprendre la garde. Ils ont fait la demande d’une tente sur la place de la ville, pour rester près de leur maison mais leur demande a été refusée pour des raisons de sécurité.
Hatem Evin, 60 ans, qui vivait avec sa fille, ne quitte jamais sa maison, sous aucune condition. C’est avec ses propres moyens qu’elle a fait réparer le toit de sa maison détruite par des tirs à canon et elle n’a aucune envie d’aller ailleurs, et elle n’a nulle part d’autre à aller.
Et il y a aussi ceux qui disent “C’est en ramassant des taules que nous assurons notre repas de jeûne”. La maison dont Hekim Demir et son fils, qui ramassent de la ferraille avec leur charrette, étaient locataires, est brûlée.
“Pourtant…” dit-il avec des larmes aux yeux, “j’avais retapé cette maison, avec 20 ans d’efforts, en travaillant comme concierge, en avalant de la poussière. Je l’avais installée pour que mes enfants réussissent. Nous avions confié nos maisons à l’Etat, pour qu’il nettoie ces rues1, je ne comprends pas ce qu’il s’est passé.”
Un petit peu plus loin, près d’un immeuble brûlé, il y a un large espace de ferrailles tenue par un homme.
Lui aussi, une partie de sa maison est détruite. “C’est de la ferraille merdique, il doit en avoir à tout casser 12 tonnes. Je les vends à l’usine à Iskenderun.” dit-il. Ce qu’il appelle “merdique”, sont des portails de jardin, tables, toiture en taule, fours, chauffages, barrières de fenêtre… autrement dit, des souvenirs déchiquetés.
Un locataire de l’immeuble brûlé, avait rénové l’appartement du dernier étage il y a peu de temps, ils paye encore les traites. Les tags sur les murs de son appartement qui donne l’impression d’être cible d’intensifs tirs de canon, lui ont fait saigner le coeur. “Saison de chasses 50” par exemple. En déchirant les photos de famille dispersées sur le sol, au lieu de les garder, il dit, “C’est une destruction très haineuse. Tout ce mal a été fait après le 38ème jour des affrontements. Pendant 40 jours, ils ont détruit, brûlé tout ce qui s’est passé sous leur mains. Qui pouvait attendre une chose comme ça”.
Quant à Naci Demirel, il s’y attendait. Tout en chargeant dans le camion, les portants en bois, qui il fût un temps, tenaient debout sa maison en terre, pour les utiliser comme bois de chauffage, il parle sur de lui : “Après Cizre, nous pensions bien qu’il allait se passer quelque chose comme ça. Les 95% des habitants de Yüksekova qui ont deviné que la situation allait s’aggraver, ont quitté la commune. Yüksekova allait être bien sur puni, pour sa posture fier depuis des années, et du fait qu’il ne fait pas tout ce qu’on lui dit.”
Une autre expression murale s’expose : “Le Dieu nous a envoyé pour vous punir…”
Une grande partie de la population de Yüksekova, sont des gens qui sont venus s’exiler des villages limitrophes expropriés et brûlés dans les années 90. Sur le panneau de Yüksekova, la population est annoncée 65 milles mais tout le monde sait qu’en réalité c’est le double. Les exilés sont venus ici se reconstruire une nouvelle vie, en vendant leurs animaux, avec toutes leurs économies, et les indemnités de village.
Pendant le processus de Paix2, le projet d’ouverture de certaines facultés de l’Universite de Hakkari, ici, la construction d’un nouvel aéroport, poussent les gens à investir dans l’immobilier et accélère le secteur du bâtiment à partir du 2013.
Or aujourd’hui, Yüksekova est une épave géante. Tout ce qui reste de la maison en terre battue, de l’immeuble de sept étages, de la construction qui n’a pas eu le temps d’être finie, à la rénovation dont le crédit est toujours en cours, ce sont des gravats.
Zeki Dara, journaliste de Yüksekova Haber qui a suivi cette période de près, précise qu’il a du mal à mettre Yüksekova dans l’actualité, du fait de sa géolocalisation isolée, et ajoute que concernant les habitations détruites, un plan doit être mis en route en urgence.
“Le couvre feu est levé depuis début juin. La saison de construction à Yüksekova dure moins de trois mois. Cette période s’écoulera avant même que les gravats soient retirés. Actuellement, 35 mille personnes sont à la rue. Ici les conditions d’hiver sont très dures. En décembre, la température peut atteindre les ‑22°. Nous le voyons, aussi bien les habitants que les autorités sont perdus. Cette situation devrait être clarifiée en urgence.”
A part ceux qui ont perdu leurs biens obtenu en 30 ans, les commerçants aussi ont des soucis. Dans la période de guerre, la vie commerciale aussi, est tombée au point zéro. Le fait que la “contrebande”, source de subsistance locale que la population de Yüksekova préfère appeler “commerce frontalier” soit totalement arrêtée a paralysé l’économie de la commune.
Pendant que le seul espace marchand de Yüsekova, limité dans une avenue, essaye de se redresser, les rideaux de fer exposant des slogans restent baissés, et l’omniprésence palpable des forces spéciales armées, les blindés et TOMA [véhicules d’intervention anti emeute] empêchent le retour des habitants à la vie normale et renforcent le sentiment d’incertitude pour l’avenir. La population est comme prise au piège dans cette vallée à 2000 mètres de hauteur.
Saniye est une autre, dont la vie s’est obscurcie, alors qu’elle espérait que tout deviendrait plus agréable. Pendant 15 ans, aiguille à la main, elle a confectionné, brodé des couettes pour des jeunes mariés [en guise de “çeyiz” : dot], elle s’est trouvée une place, elle a contribué à son foyer, soutenu les études de ses enfants et aidé son mari ouvrier en bâtiment. Ses couettes étaient tellement soignées que personne ne croyait qu’elle étaient faites à la main. A 45 ans, quand ses mains ont commencé à la lâcher, l’hiver dernier, elle a pris un crédit de 190 mille livres turques (60 mille €) pour acheter une machine à couettes.
Elle avait des commandes de partout, de Hakkari à Istanbul. “Les fossés étaient en train de se mettre en place, j’ai fini la troisième couette et j’ai commencé le quatrième sur la machine. ‘Pourquoi tu as fait un investissement dans ces temps là, il ne va pas se passer de bonnes choses’ ” m’a-t-on dit. Mais je n’ai pas voulu y croire. Le technicien vient de Denizli, met la machine en route, les commandes tombent, mais le jour où ils doivent quitter le quartier arrive : “La quatrième couette n’était pas finie, je l’ai alors laissée consciemment sur la machine, en me disant, si quelques uns viennent à la maison, verront ma couette comme ça, toute blanche, comprendront que j’ai besoin [de travailler], et auront pitié de ma sueur.… Mais ils n’ont pas eu pitié.”
Elle évite de penser aux dots de ses filles qui ont brûlées dans la maison. Pendant qu’elle fait la garde de la maison et de l’atelier incendiés, d’une machine brûlée, la quatrième couette est toujours tendue sur la machine, comme un livre devenu cendres. Elle tombe en poussière quand on la touche.
Dans toutes ces souffrances, elle a honte de raconter sa propre histoire, elle n’arrive pas s’empêcher de dire : “Mon seul espoir pour donner un avenir heureux à mes enfants, était de rester debout et de vivre sans demander rien à personne.”
Serhat est élève de 3ème au collège du Lycée Anadolu Atatürk. Sa maison à lui, elle aussi, est détruite. Il est allé chez son oncle à Antalya. Il s’est senti seul.
A Yüksekova, les élèves n’ayant pas pu poursuivre leur année scolaire au deuxième semestre, les évaluations on été faites sur les résultats du premier semestre. Serhat est retourné à son école, il y a une semaine, pour prendre son bulletin. “Je vais vous balader dans mon quartier, vous montrer comment mon quartier est detruit” dit-il. Sur la route de l’école, il me montre le terrain de foot “en moquette”, où il aimait jouer, entièrement détruit. Serhat sera un jour un réalisateur, et tournera un documentaire sur son quartier.
Plusieurs villes du Sud-Est de la Turquie ou du Kurdistan Nord, se trouvent dans le même cas de figure. Certaines quartiers détruits sont totalement rasés, expropriés, comme par exemple au quartier Sur de Diyarbakir, dans d’autres les habitants luttent en justice comme à Idil où les démolitions ont été arrêtées le 22 juin, par décision de justice.