Voilà un moment que cette chronique est écrite sur la page blanche de l’ordinateur. Et puis les mots se sont mis à sonner creux, étouffés par le bruit des explosions, par le vacarme des médias, par les cris de colère sourde et les silences complices. Et puis, une peur que l’on ose à peine formuler s’est immiscée quelque part entre le crayon et le papier. Ce film que l’on a aimé, que l’on veut vous faire partager, sera-t-il le testament d’une utopie ? Ou la mémoire vivante d’une expérience réussie ?
Ça commence par l’enterrement des martyrs. Une cérémonie sans fin. Et puis la vie s’invite de nouveau dans le cadre. Et on se laisse emporter par “Roza-le pays des deux rivières”, documentaire de Kutbettin Cebe, réalisé en 2016.
La poésie des plans, la politique des discours, les armes de la lutte s’y expriment et dialoguent. Là-bas, dans les cantons de Kobanê, Cizire et Afrin, les populations mènent de front une lutte armée contre DAESH et un combat politique pour un confédéralisme démocratique. Les revendications économiques, sociales et politiques s’articulent dans un système de gouvernance autonome basée sur la commune. En parallèle (mais il paraît que les parallèles finissent toutes par se croiser un jour), les communautés habitant le territoire s’efforcent de construire ensemble une harmonieuse mosaïque des peuples, des cultures et des religions. En filigrane, des martyrs, qui aujourd’hui tombent sous les tirs de l’artillerie turque. Oui, voir ou revoir ce film aujourd’hui laisse un goût d’amertume au coin de l’oeil.
Un documentaire à voir en ayant en tête les analyses de Pierre Bance et de Nazan Üstündağ, les articles consacrées au confédéralisme démocratique et aux processus politiques en cours au Rojava.
En gardant à l’esprit que ce projet tient aujourd’hui en équilibre sur un rameau d’olivier, et que le vent souffle fort.
On pleure et on s’indigne, on se laisse porter par l’espoir et le vent de la révolte. Les sages paroles des vieux cheikhs et des jeunes militantes, les cris de colère des mères et les discours des porte paroles disent toutes la même chose. “Nous ne voulons rien d’autre que la liberté. Et nous nous battrons jusqu’à la mort.”
Donnant la parole aux représentantEs de toutes les communautés, nous entraînant dans les églises, dans les assemblées populaires et dans l’intimité des maisons, le réalisateur nous embarque dans un voyage politique et partisan à travers l’histoire récente du Rojava, à la rencontres des Syriaques, des Kurdes et des Arabes qui habitent autant qu’ils sont habités par ces terres mythiques et leur héritage.
On ne tiendrait peut être pas le coup, sans ces pauses qu’il nous ménage sur ce chemin semé d’embûches. Cette terre aride qui a bu tant de sang, les sourires flous des combattantes, les trois couleurs qui flottent au vent… : la vie, en dépit de tout ce qui la menace, suit le cours des deux rivières.
Et comme les rivières, affronte les méandres, les sécheresses et les crues avec la certitude de voir un jour la mer. Embarque avec elle une foule d’hommes et de femmes, gouttes d’eau somme toute très organisées, qui tentent de faire dévier le cours de cette histoire-fleuve avec acharnement.
Premier film produit par Komîna Fîlm à Rojava, la Commune du Film au Rojava, Roza est un documentaire emblématique de la création cinématographique dans un territoire en guerre.
Ici, un extrait de leur charte : “Nous ne permettrons pas au cinéma d’être réduit à devenir un outil industriel ou un objet consommable et épuisable. Les places de nos villages deviendront nos centres de culture et d’art. Nos usines et nos restaurants deviendront les salles de cinéma. Nos rues animées seront nos films, ensembles.”
Kutbettin Cebe
Il est né en 1988. Il a étudié à la faculté de communication (ILEF) de l’Université d’Ankara. Roza – le pays des deux rivières, est son premier documentaire. Il a également réalisé les court métrages Denk, l’histoire de deux villes, en 2012 et en 2012, Jin û Jîn sur la violence faite aux femmes.
Soutenez Kedistan, FAITES UN DON.