L’at­taque con­tre les Kur­des à Afrin en Syrie nord, men­ace la force plu­ral­iste la plus démoc­ra­tique de ce pays. Par Mered­ith Tax.

La semaine dernière, la Turquie ouvrait un nou­veau front dans la guerre syri­enne, en util­isant son armée de l’air con­tre le can­ton syrien kurde d’Afrin — qui n’avait absol­u­ment rien fait pour provo­quer cette attaque — alors même que la bataille con­tre Daech se pour­suit à Deir Ezzor.Les Forces (SDF), dirigées par le YPG-YPJ kurde, se bat­taient avec le sou­tien des Etats-Unis. L’at­taque de la Turquie con­tre les Kur­des syriens a ouvert un nou­veau front dans la guerre, mis en péril ses rela­tions déjà très frag­iles avec les Etats-Unis et don­né le feu vert aux dji­hadistes pour atta­quer les Kurdes.

Le prési­dent turc Recep Tayyip Erdoğan, qui a annon­cé que son “Opéra­tion Olive Branch” détru­irait tous les nids de ter­ror­isme en quelques jours, a lancé une offen­sive ter­restre le dimanche 21 jan­vi­er, qui com­pre­nait chars, troupes d’opéra­tions spé­ciales et mil­ices de l’Ar­mée syri­enne libre.

Bien que l’of­fen­sive ter­restre ait été blo­quée, la Turquie bom­barde encore lour­de­ment aujour­d’hui. Jusqu’à présent, 23 jan­vi­er, au moins 24 civils ont été tués et env­i­ron 5 000 ont per­du leurs maisons. Les per­son­nes déplacées n’ont nulle part où aller, car la Turquie a con­stru­it un mur le long de la fron­tière, et ceux qui arrivent à Alep sont refoulés aux points de con­trôle du gou­verne­ment syrien. Pen­dant ce temps, à l’in­térieur, Erdoğan arrête n’im­porte quel jour­nal­iste ou politi­cien qui ose cri­ti­quer l’of­fen­sive sur les médias sociaux .

Afrin est le can­ton le plus occi­den­tal de ce que l’on appelle sou­vent du nom kurde Roja­va; les deux autres can­tons, Cizire et Kobane, étaient à l’o­rig­ine séparés par un ter­ri­toire con­trôlé par l’EI, mais au print­emps 2016, ils furent reliés. En août, les com­bat­tants kur­des et arabes du SDF ont chas­sé l’EI de Man­bij. Les can­tons sont sous l’in­flu­ence poli­tique du Par­ti de l’U­nion démoc­ra­tique (PYD), mais sont dirigés par un organ­isme para­pluie mul­ti­par­tite con­nu sous le nom de TEV-DEM. En décem­bre 2016, pour soulign­er son attache­ment au plu­ral­isme plutôt qu’à la poli­tique iden­ti­taire kurde, le Roja­va a changé son nom pour  “Fédéra­tion démoc­ra­tique du nord de la Syrie”.

Jusqu’à présent, Afrin, qui est célèbre prin­ci­pale­ment pour le savon à l’huile d’o­live, a été l’une des par­ties les plus sta­bles de la Syrie; pour cette rai­son, mal­gré un embar­go turc, elle est dev­enue la des­ti­na­tion de cen­taines de mil­liers de réfugiés, qui ont aug­men­té la pop­u­la­tion de 400 000 avant la guerre à env­i­ron 750 000 aujour­d’hui. Afrin bor­de la Turquie au nord et est entouré de tous côtés par les forces gou­verne­men­tales syri­ennes et les forces rebelles, y com­pris Al-Qaï­da. Comme d’autres par­ties du Roja­va, Afrin est géré démoc­ra­tique­ment , en met­tant l’ac­cent sur le plu­ral­isme religieux et eth­nique, la jus­tice répara­trice, la libéra­tion des femmes, l’é­colo­gie et les coopéra­tives économiques.

La ques­tion de savoir com­bi­en de temps dur­era l’al­liance mil­i­taire entre ces rad­i­caux kur­des et les États-Unis après la vic­toire de Raqqa et la sor­tie de l’EI de la majeure par­tie de la Syrie est une ques­tion ré-ouverte. Pour con­va­in­cre les SDF — qui ont per­du au moins 650 com­bat­tants à Raqqa — de men­er cette bataille, les Etats-Unis avaient promis un sou­tien futur. Ces promess­es sem­blaient porter leurs fruits, lorsque le 15 jan­vi­er, Wash­ing­ton annonça qu’il con­tin­uerait à soutenir une force mil­i­taire de 30 000 per­son­nes sur les fron­tières de Roja­va avec l’I­rak et la Turquie, et le long de l’E­uphrate qui sépare le Roja­va du ter­ri­toire con­trôlé par le gou­verne­ment syrien.

Erdoğan, de manière prévis­i­ble, n’y est pas allé par qua­tre chemins. “Un pays que nous appelons un allié insiste pour for­mer une armée de ter­reur sur nos fron­tières”, a‑t-il dit. “Notre mis­sion est de l’é­tran­gler avant même qu’il ne soit né.” Moscou a égale­ment objec­té. La Russie plan­i­fie des bases per­ma­nentes en Syrie, et il y a des preuves que l’ Iran le fait aus­si. Aucun d’eux ne veut que les États-Unis ne fassent de même.

Les Kur­des avaient con­clu leur pro­pre accord avec la Russie en mars dernier, lorsqu’ils avaient lais­sé Moscou établir une base à Afrin, en échange d’une promesse de pro­téger le can­ton con­tre la Turquie. Le 18 jan­vi­er, la Turquie a envoyé une mis­sion diplo­ma­tique à Moscou, et, deux jours plus tard, des représen­tants du gou­verne­ment Assad ont ren­con­tré les dirigeants des YPG à la base aéri­enne russe de Hmeim­im, faisant pour eux une de ces “offres que vous ne pou­vez pas refuser”.

Selon Sinam Mohamad , représen­tant diplo­ma­tique de la Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord, les Russ­es ont déclaré qu’ils pro­tégeraient Afrin seule­ment si les Kur­des la con­fi­ait au gou­verne­ment Assad. Timur Akhme­tov, ana­lyste du Con­seil des Affaires Inter­na­tionales de Russie, a expliqué à Ahval News , un ser­vice d’in­for­ma­tion turc en exil démoc­ra­tique, que le trans­fert d’Afrin au gou­verne­ment syrien était vital pour que la Russie puisse mon­tr­er aux Kur­des ailleurs en Syrie “qu’ils peu­vent s’au­to-gou­vern­er tout en gar­dant le gou­verne­ment syrien en charge de la sécu­rité et des frontières.” 

Le but était de dire au monde que les Kur­des syriens ont besoin de Damas pour survivre.

Lorsque le YPG-YPJ a rejeté avec indig­na­tion leur offre, la Russie a retiré ses troupes, don­nant ain­si effec­tive­ment le feu vert à la Turquie. Cette trahi­son a prob­a­ble­ment fini les pour­par­lers de paix pro­jetés par la Russie à Sotchi. La Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord ne par­ticipera pas .

Et qu’ont fait les États-Unis pour pro­téger leurs alliés kur­des con­tre l’in­va­sion de leur parte­naire de l’OTAN, la Turquie? Fon­da­men­tale­ment rien, bien qu’ils aient “con­seil­lé” à la Turquie d’éviter des dom­mages col­latéraux inutiles — selon les mots du secré­taire d’E­tat Rex Tiller­son, “essayez d’être pré­cis, essayez de lim­iter votre opéra­tion, essayez de faire preuve de retenue, voyons si nous pou­vons tra­vailler avec vous pour créer le genre de zone de sécu­rité dont vous pour­riez avoir besoin.

L’ob­jec­tif déclaré de la Turquie est de créer une zone tam­pon de 30 kilo­mètres à sa fron­tière avec le Roja­va — un besoin que la Turquie n’a jamais sem­blé ressen­tir lorsque l’E­tat islamique con­trôlait cette région. La zone est sup­posée empêch­er le YPG-YPJ d’at­ta­quer la Turquie, bien qu’ils aient dit à plusieurs repris­es qu’ils ne le feraient pas, de toute façon. Bien sûr, Erdoğan s’in­quiète vrai­ment du suc­cès du Roja­va en tant qu’en­tité autonome, et que cela puisse être un mau­vais exem­ple pour les Kur­des de Turquie, qui, sous la direc­tion du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK), résis­tent au gou­verne­ment depuis 40 ans. D’abord en tant que mou­ve­ment de guéril­la en quête d’indépen­dance puis, depuis 2005, en tant que mou­ve­ment pour l’au­tonomie et les droits démocratiques.

Dans ces con­di­tions, une zone tam­pon suf­fi­ra à peine à ras­sur­er la Turquie. En fait, rien ne per­me­t­tra à la Turquie de se sen­tir en sécu­rité tant qu’elle ne sera pas dis­posée à con­sid­ér­er ses Kur­des comme des citoyens ayant des droits plutôt que comme une men­ace exis­ten­tielle. Nous sommes ici dans le pays d’Erich Fromm. Nous sommes con­fron­tés à des pho­bies irra­tionnelles pro­fondes qui sont ven­tilées et exploitées à des fins politiques.

À mesure que les bassins économiques de la Turquie et son isole­ment poli­tique aug­mentent, ces objec­tifs poli­tiques inclu­ent un main­tien du régime de plus en plus autori­taire d’Er­doğan. Une petite guerre pour­rait le faire paraître indis­pens­able. Et Afrin a dû sem­bler une vic­toire facile, pour cette énorme puis­sance mil­i­taire, avec ses fan­tas­tiques chars alle­mands et ses avions de guerre améri­cains et ses mis­siles. La Turquie a déjà mon­tré sa volon­té d’in­fliger “des destruc­tions mas­sives et de nom­breuses autres vio­la­tions graves des droits de l’homme”, notam­ment de lour­des destruc­tions dans les villes de Nusay­bin et Cizre et dans le dis­trict de Diyarbakir, selon l’ONU .

Mais les Kur­des ont dit qu’ils se bat­traient jusqu’à la mort avant d’a­ban­don­ner un pouce d’Afrin, et bien que les com­bat­tants YPG-YPJ d’Afrin n’aient pas de chars améri­cains, ni de canons anti­aériens, ils sont tou­jours une force for­mi­da­ble, aguer­rie par des années de com­bat con­tre ISIS. Pen­dant ce temps, une grande par­tie de l’an­cien com­man­de­ment mil­i­taire turc a été empris­on­né ou ren­voyé après le coup d’E­tat man­qué de juil­let 2016, et les mil­ices de l’ASL n’ont pas encore vain­cu les Kurdes.

Ces fac­teurs jet­tent un doute sur la promesse de la Turquie de net­toy­er Afrin dans quelques jours et ensuite de pren­dre Man­bij, un point stratégique actuelle­ment détenu par les forces du SDF  et soutenues par des con­seillers mil­i­taires améri­cains. Erdoğan est-il vrai­ment prêt à affron­ter le Pentagone ?

Sinam Mohamad et d’ autres représen­tants kur­des appel­lent les Etats-Unis à déclar­er une zone d’ex­clu­sion aéri­enne sur tout le Roja­va, y com­pris Afrin, soulig­nant le rôle clé joué par leurs troupes con­tre l’EI­IL et l’im­por­tance de leur mod­èle plu­ral­iste pour la sta­bil­ité future en Syrie. À l’heure actuelle, Wash­ing­ton sem­ble avoir deux poli­tiques étrangères con­tra­dic­toires : la Mai­son Blanche veut apais­er la Turquie, et le Pen­tagone veut soutenir les Kurdes.

Et que devraient soutenir les pro­gres­sistes américains ?

Avec la défaite de l’op­po­si­tion civile syri­enne, la Fédéra­tion démoc­ra­tique du nord de la Syrie est le seul endroit qui ressem­ble à la démoc­ra­tie, sans par­ler du fémin­isme, dans la région; en tant que tels, ils méri­tent — et ont besoin — de tout notre soutien.

Mais Wash­ing­ton a tou­jours soutenu les ten­dances les plus répres­sives de la Turquie. La CIA était l’ar­chi­tecte de l’ état pro­fond de la Turquie ; le Départe­ment d’E­tat a mis le PKK sur sa liste ter­ror­iste en 1997 et Wash­ing­ton a organ­isé la cap­ture du leader du PKK Abdul­lah Ocalan en 1999. En 2002, après que le PKK ait renon­cé au ter­ror­isme, l’U­nion européenne a placé le groupe sur sa liste ter­ror­iste à son tour; l’ONU pour­tant n’énumère tou­jours pas le PKK en tant que tel.

De plus, les Etats-Unis et l’Eu­rope ont régulière­ment fourni à la Turquie des armes util­isées con­tre les Kurdes.

Cette alliance de style Guerre froide est dev­enue de plus en plus incon­fort­able. Erdoğan devenant un dic­ta­teur sou­tenant les dji­hadistes syriens opposés aux Etats-Unis et prenant la voie de la répres­sion intérieure extrême, des attaques sanglantes con­tre ses pro­pres citoyens, de l’is­lami­sa­tion et de la cor­rup­tion général­isée. Main­tenant, Erdoğan encour­age la nos­tal­gie de l’Em­pire ottoman , espérant claire­ment inté­gr­er cer­taines par­ties de la Syrie.

Toute per­spec­tive de sta­bil­ité régionale, et encore moins d’en­gage­ment en faveur de la jus­tice et de la démoc­ra­tie, est totale­ment en con­tra­dic­tion avec les objec­tifs de la Turquie à ce stade.

Plutôt que d’a­pais­er Erdoğan, les Etats-Unis devraient l’inciter à cess­er de per­sé­cuter les Kur­des en Syrie et en Turquie et à rou­vrir les négo­ci­a­tions avec le PKK, ain­si qu’à ramen­er la Turquie à un état proche de la démocratie.

À long terme, le mod­èle d’É­tat-nation eth­nique est con­damné depuis longtemps et le sou­tien à l’ap­proche fédéral­iste de la gou­ver­nance pro­posée par les Kur­des est la voie la plus claire dans des pays aus­si hétérogènes que la Syrie, l’I­rak et même la Turquie.

Même si Wash­ing­ton n’est pas capa­ble de le recon­naître, nous devri­ons le faire.

Mered­ith Tax (texte orig­i­nal en Anglais,) 26 jan­vi­er 2018 — Libre­ment traduit par Kedistan

meredith tax

Meredith Tax est une écrivaine et  féministe depuis la fin des années 1960.
Son livre sur les Kurdes, “Une route imprévue: les femmes combattent l’État islamique”, a été publié en 2016.

Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Ji kerema xwere dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas.
You may use and share Kedistan’s articles and translations, specifying the source and adding a link in order to respect the writer(s) and translator(s) work. Thank you.
Por respeto hacia la labor de las autoras y traductoras, puedes utilizar y compartir los artículos y las traducciones de Kedistan citando la fuente y añadiendo el enlace. Gracias.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.