Le 13 décembre dernier, la présidente par intérim du Parlement, Ayşenur Bahçekapılı (AKP) posait depuis sa tribune, avec des faux airs innocents, une question à Osman Baydemir, député du HDP pour Şanlıurfa : “C’est où le Kurdistan ?”
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Nous publions la traduction de l’article d’İrfan Aktan, publié ensuite le 18 décembre 2017 sur Gazete Duvar
Mais avant, pour vous mettre au parfum, regardons donc qui était Ahmet Kaya, dont il parle dans son article. Et profitons-en pour lui rendre hommage.
Ahmet Kaya, était chanteur, compositeur et écrivain kurde de Turquie. Il est né le 28 octobre 1957 à Malatya et mort le 16 novembre 2000 à Paris, d’une crise cardiaque.. Il se définissait comme un démocrate socialiste et militant engagé pour les droits humains.
L’auteur İrfan Aktan fait référence dans l’article qui suit, au 11 février 1999, quelques jours après la capture d’Öcalan. Ahmet Kaya reçevait le prix du “meilleur chanteur de l’année” à la cérémonie organisée par l’association de la presse magazine turque à Istanbul. Lors de la remise du prix, il prononça un discours : “Ce prix n’est pas qu’à moi. Je le dédie à l’association des Droits humains (IHD), aux Mères du samedi (association qui milite pour les 17 000 disparuEs en Turquie) et à toutes les personnes qui travaillent dans la presse magazine. J’accepte ce prix au nom de toute la Turquie. Par ailleurs, je souhaite ajouter une chose. Que personne ne vienne me dire, mais qui t’a confié cette mission ! C’est l’Histoire qui me l’a confiée. Dans mon prochain album, du fait que je sois d’origine kurde, je vais inclure un titre en kurde, et réaliser un clip. Je sais très bien qu’il y aura des gens qui auront le courage de diffuser ce clip. S’ils ne le diffusent pas, alors je sais comment ils s’entretiendront avec le peuple. Je remercie tout le monde.” Il s’était fait huer par les personnalités présentes à la soirée. À la suite de ces déclarations, la presse turque ne l’épargna pas et il fut soumis à une pression médiatique qu’il ne put supporter.
Par la suite, il s’exilera en France à Paris où il meurt d’une crise cardiaque. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise.
Durant toute sa vie, Ahmet Kaya n’a pas été épargné non plus par la justice turque. En 1973, à l’âge de 16 ans, il est incarcéré pour avoir édité des affiches interdites en Turquie. Il a été condamné à quatre ans et demi d’emprisonnement pour avoir dit, lors d’un concert à Berlin en novembre 1993 : “Celles et ceux dans les montagnes ont besoin d’argent.” En 1999, après son discours prononcé lors de la cérémonie de l’association de la presse turque, il a risqué de six à treize ans de prison avant d’être finalement relaxé. Dans la même année, il est condamné à six ans de prison ferme pour “insulte à l’identité turque” dans des déclarations qu’il aurait faites lors d’un concert en Allemagne. En 2000, la justice turque demande son arrestation après un discours prononcé à Rotterdam dans lequel une carte du Kurdistan et un portrait d’Öcalan auraient été affichés. Or il s’agissait d’un grossier photomontage tardif du quotidien Hürriyet, qui d’ailleurs, n’avait à l’époque rien écrit à ce sujet.
Délaissant fortune et carrière au nom de son amour de justice et de liberté, Ahmet Kaya aimait à dire que “le bien le plus précieux de l’homme est sa dignité. Une vie sans dignité ne vaut pas d’être vécue”. C’est au nom de ce noble principe de vie que malgré le terrible mal du pays, il avait choisi l’exil en France, refusant de retourner en Turquie tant que ce pays ne serait pas doté d’un régime démocratique respectant la liberté d’opinion et la dignité humaine.
Ni Kurde, ni Kurdistan rien de cela n’existe
“Je reçois ce prix au nom de l’association des Droits humains, des mères du Samedi, et de toutes les personnes qui travaillent dans la presse magazine. J’accepte ce prix au nom de toute la Turquie. Par ailleurs, je souhaite ajouter une chose. Dans mon prochain album, du fait que je sois d’origine kurde, je vais inclure un titre en kurde et réaliser un clip. Je sais très bien qu’il y aura des gens qui auront le courage de diffuser ce clip. S’ils ne le diffusent pas, alors je sais comment ils s’entretiendront avec le peuple.”
Ahmet Kaya a très bien vu, après ce discours, comment ils s’entretenaient avec le peuple : “une chose comme Kurde n’existe pas !” Suite aux propos de Kaya, la cérémonie de remise de prix de l’association de la presse magazine turque, qui s’est déroulée le 11 février 1999, s’est transformée en une manifestation hystérique. Des images de cette soirée, d’innombrables scènes sont gravées dans nos mémoires, mais les paroles d’une femme qui se sont élevées de la foule firent le résumé de cette hystérie. “Une chose comme Kurde n’existe pas ! Une chose comme Kurde n’existe pas ! Une chose comme Kurde n’existe pas !”
> Vous pouvez visionner ces moments dans “Uçurtmam Tellere Takıldı” un documentaire réalisé par Ümit Kıvanç. (film en turc). Discours d’Ahmet Kaya au 0:51, suivi des réactions, marches chantées dans la même soirée, etc… A 1:51 “Une chose comme Kurde n’existe pas !”.
Répétez cette phrase s’il vous plait, vous aussi, trois fois.
Ensuite, ajoutez aussitôt celle-ci : “Il n’y a pas de lieu qui s’appelle Kurdistan ! Il n’y a pas de lieu qui s’appelle Kurdistan ! Il n’y a pas de lieu qui s’appelle Kurdistan !”
Dans cette rengaine il y a la peur, il y a l’effort de se convaincre, mais il n’y a pas de vérité.
Mais cela n’est pas une simple réaction affective. Derrière elle, se trouvent, un enseignement méthodique, un immense ordre de colonisation, et un régime de persécution conçu pour la pérennité de cet ordre et qui ne connait pas de limites.
Les entrailles de toutes les terres où vivent des Kurdes, sont remplies des centaines de milliers qui ont été tués pour la pérennité de cet ordre. Et la surface, n’est guère différente. Tant pis pour celles et ceux dont on a brisé la dignité, ou qui se sont laisséEs acheter, s’ils/elles ont peur d’extérioriser la honte d’être devenuEs complices de cet ordre colonisateur. La force de leur honneur suffisent à celles et ceux qui gardent leur dignité et qui essayent de la garder.
Un peuple kurde existe. Un lieu appelé Kurdistan existe. Mais où est-il ?
Osman Baydemir, le député du HDP, a répondu à la question de la présidente par intérim du Parlement prononcée avec des airs de directrice d’école : “Monsieur Baydemir, c’est où le Kurdistan ?” Il posait l’acte le plus marquant de sa vie politique, et répondait en montrant son coeur : “Voilà, c’est juste ici Madame la Présidente ! Voilà c’est ici ! Kurdistan est ici !”
(Vidéo en turc)
https://youtu.be/9ncyjJiClv0?t=27s
L’interrogatrice futée, poursuivait en invitant Baydemir à dessiner une carte, et en essayant de le pousser à bafouer les lois des dominants. Elle s’est tapée le nez au mur. Une réponse qui a défait les apprentissages par-coeur était donnée à des questions apprises par-coeur ; se sont manifestées l’impuissance et la comédie.
Ainsi, tout le monde a appris, une nouvelle fois, que le Kurdistan n’est pas davantage un bout de terre. Il n’est pas un lieu qu’on peut posséder en l’encerclant, en y positionnant des forces armées. Vous pouvez le coloniser, mais vous ne pouvez pas le posséder.
Parce que le Kurdistan est un lieu que les Kurdes portent avec elles/eux partout où ils/elles se rendent. Puisque les Kurdes et celles et ceux qui ne se rendent pas complices de leur persécution, qui refusent la continuité de cette roue, ont placé le Kurdistan dans leur coeur et qu’il faudra leur arracher. Alors, savons-nous combien de coeurs portent en eux le Kurdistan ?
Ahmet Kaya n’est pas mort d’une crise cardiaque. Il a été tué pour le lieu qu’il portait dans son coeur. Mais ce lieu existe toujours.
Tous comptes faits les lois disent ceci “Un lieu nommé Kurdistan, n’existe pas”. En réalité les maîtres des lois disent la même chose : “Il n’y a pas une chose comme Kurde”. Mais les lois et les interdits sont nulles et non avenus pour les coeurs.
Des millions de coeurs portent la vérité.
Ahmet Kaya a été tué, mais son coeur bat. OsmanBaydemir a été pénalisé, mais son coeur bat. Les coeurs de celles et ceux qui sont mortEs pour protéger leur dignité sur la Terre, battent.
Il y a une chose comme le coeur. Il y a une chose comme Kurde. Il y a un lieu comme Kurdistan.
İrfan Aktan a commencé le journalisme en 2000 sur Bianet. Il a travaillé comme journaliste, correspondant ou éditeur, à l’Express, BirGün, Nokta, Yeni Aktüel, Newsweek Türkiye, Birikim, Radikal, birdirbir.org, zete.com. Il fut le représentant de la chaîne IMC-TV à Ankara. Il est l’auteur de deux livres “Nazê/Bir Göçüş Öyküsü” (Nazê/Une histoire d’exode), “Zehir ve Panzehir: Kürt Sorunu” (Poison et antidote : La question kurde). Il écrit actuellement à l’Express, Al Monitor, et Duvar.
Image à la une : Image extraite du film “Kwystani Qandil”, (Les Montagnes de Qandil), réalisé par Taha Karimi en 2010 en Irak.