Nous avons décidé de relater le par­cours d’Öz­can Purçu, tzi­gane aujour­d’hui can­di­dat pour les lég­isla­tives, non pour inciter ceux qui le pour­raient à vot­er — en tant que lib­er­taires, nous sommes rad­i­cale­ment con­tre tout pou­voir d’où qu’il vienne et, de plus, sommes con­tre les modes de suf­frages comme ils sont pra­tiqués en Turquie comme en France, étant pour le con­cen­sus — mais parce que son par­cours atyp­ique mon­tre bien les dif­fi­cultés ren­con­trée par l’une des com­mu­nautés les plus dis­crim­inées d’Eu­rope, com­ment la gen­tri­fi­ca­tion touche les grandes villes impacte les plus pau­vres et les relègues au loin à la périphérie des ban­lieues, et com­ment par des pra­tiques lib­er­taires cette com­mu­nauté arrive à sur­vivre con­tre vents et marées et au grand dam des pou­voirs publics. Enfin, l’ex­em­ple d’Öz­can Purçu nous invite à la plus grande méfi­ance envers ceux qui hier pataugeaient dans la boue et que le Pou­voir pour­rait avoir ten­dance à extir­p­er afin de mieux les exhiber pour se don­ner bonne con­science de leurs poli­tiques dis­crim­i­na­toires. Ain­si, l’AKP n’est pas seule respon­s­able d’une poli­tique dis­crim­i­na­toire pra­tiquée sur les tzi­ganes depuis les débuts de la République. Et le CHP qui aujour­d’hui accepte le tzi­gane autre­fois regardé avec mépris pour­rait avoir ten­dance comme cela se pra­tique dans de nom­breux par­tis dans un autre pays nation­al­iste, la France, à pren­dre le tzi­gane que pour des raisons mar­ket­ing. Comme pour dire : mais nous, nous ne sommes pas racistes, regardez, on a notre tzigane !


Ajout du 7 juin 2015 :
Ce can­di­dat a été élu à Izmir. 


Özcan Purçu, donc, est né et a gran­di sous une tente, dans le quarti­er tzi­gane de Söke sur la mer Egée. Quand il a vu que l’interlocuteur admin­is­tratif des tzi­ganes était le Préfet, il a décidé de devenir Préfet. Mal­gré le manque de moyens de ses par­ents, et leur con­di­tion de vie dif­fi­cile, il a réus­si à pour­suiv­re des études d’Administration Publique à l’université d’Uludağ. Mal­gré son diplôme, ne par­lons même pas de fonc­tion de Préfet, il n’a jamais pu accéder à une quel­conque fonc­tion publique.

Ce qui n’est pas éton­nant. D’ailleurs récem­ment, des doc­u­ments offi­ciels de résul­tats d’examens de la fonc­tion publique ont été révélés au pub­lic par les médias turcs. Sur ces doc­u­ments les can­di­dats étaient fichés selon leurs orig­ines et leurs activ­ités poli­tiques. Dans une colonne titrée « incon­vénients » on obser­vait claire­ment des anno­ta­tions comme « alévie », « kurde », « mem­bre de tel par­ti », « mil­i­tant de gauche » etc…

Alors Özcan, ayant com­pris que l’Etat n’était pas prêt du tout pour accueil­lir un tzi­gane, a com­mencé à men­er sa lutte pour les tziganes.

Kedis­tan avait pub­lié un arti­cle sur l’initiative très réussie du Cen­tre d’études à Mersin, dont Özcan est l’un des créa­teurs du pro­jet, où 400 enfants (tzi­ganes et kur­des) trou­vent de l’aide sco­laire, où se trou­ve aus­si un ate­lier de tis­sage de panier pour les femmes tziganes.

En Turquie, très peu de tzi­ganes peu­vent accéder aux études à cause des con­di­tions dif­fi­ciles de vie. Etant l’un des rares diplômés de la com­mu­nauté, Özcan s’endosse depuis 2005 la respon­s­abil­ité de représen­ter les siens au Forum européen des Roms et gens du voy­age. Il est par ailleurs mem­bre du Con­seil d’Administration du ROMFO, Forum des droits des Roms.

37 ans, papa d’un enfant, acteur très act­if de sa com­mu­nauté, Özcan est aujourd’hui can­di­dat du CHP (Par­ti Répub­li­cain du Peu­ple) à Izmir, pour les élec­tions lég­isla­tives du 6 juin 2015.

Inter­viewé par Nilay Var­dar pour Bianet, Özcan s’exprime :

Je suis de Söke, com­mune d’Aydin. Ma famille est arrivée dans le quarti­er dans les années 50, de Çanakkale (NDLR : Gal­lipoli, dans le détroit des Dar­d­anelles). C’est une famille de tis­seurs de panier. Je suis né sous une tente en plas­tique trans­par­ent, dans le quarti­er tzi­gane nom­mé « Atatürk ». Nous étions 5 au foy­er et nous n’avions la place pour dérouler que 2 mate­las. Notre toit en plas­tique s’abimait vite, tous les trois mois, nous recon­stru­i­sions notre habi­ta­tion. Notre wc-salle de bain était à l’extérieur. Nous appor­tions l’eau depuis les mosquées, car nous n’avions ni eau courante, ni élec­tric­ité. Le quarti­er existe tou­jours et main­tenant il y a aus­si bien des tentes que des maisons en dur.

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Enfant, je tra­vail­lais mes leçons à la lumière de la bougie, et par­fois des lam­padaires, dans la rue. Mes par­ents ne savent ni lire, ni écrire. On ne pou­vait pas acheter de livres, mais je trou­vais des jour­naux jetés et je les lisais. Je tis­sais aus­si des paniers. Mes copains d’école m’appelaient « Çin­gen Özcan » (Özcan le tzi­gane), ils dis­aient, « On a vu Özcan, il tis­sait des paniers ». Je par­tic­i­pais au bud­get de la famille… Le plus dur était le fait que notre tente se trou­vait près d’un inter­nat où des élèves se logeaient. Je mour­rais de stress en ren­trant dans notre tente et en sor­tant, car j’avais peur que mes copains me voient. Je me sou­viens que j’allais à l’école avec les savates de ma maman. Les copains se moquaient de moi, mais je ne pou­vais rien y faire. Tout ce qui me préoc­cu­pait était de faire des études et de me sor­tir de la boue.

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Dans mon école pri­maire, ils avaient créée une classe de « can­cres » pour les tzi­ganes. Puisque j’avais de bons résul­tats, ils m’ont mis dans une autre classe. Le fait de faire une classe spé­ciale pour les tzi­ganes, c’est une dis­crim­i­na­tion à part entière. Par exem­ple alors que j’étais assis au pre­mier rang, un de mes instits m’a fait chang­er de place, il m’a mis tout en arrière, avec le can­cre de la classe. Je me suis vengé en tra­vail­lant encore plus. Ils offraient des sty­lo plumes aux pre­miers de la classe, et j’ai reçu le sty­lo de la main de ce même instit’.

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Une fois, mon frère s’était évanouit de faim dans la classe. L’instit m’a tiré dans un coin, et m’a demandé « fis­ton, vous ne prenez jamais le petit déje­uner ? ». Que voulez-vous que je dise ? Tous les matins ma mère allumait un feu devant la tente, s’il ne pleut pas, tu grilles du pain dessus. Si tu peux met­tre de la mar­garine dessus, alors là, c’était notre grand luxe.

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Au lycée j’étais très respec­té. Les filles voulaient s’assoir à côté de moi, et je leurs souf­flais les répons­es. Tu es tzi­gane, tu es dis­crim­iné, j’ai essayé de sup­primer les dif­férences en tra­vail­lant et j’ai réussi.

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Je voulais être absol­u­ment Préfet. C’est parce que tous les tzi­ganes vont voir le Préfet. Quand le plas­tique de notre tente se déchi­rait, on ne pou­vait pas en acheter, on était sous la pluie, on allait voir le Préfet pour deman­der du plas­tique. Le Préfet, le grand chef de la ville quoi… C’était inscrit dans ma tête j’ai mis alors comme pre­mier voeux aux con­cours d’entrée à l’Université, « Admin­is­tra­tion publique ».

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Tou­jours avec l’argent des paniers, j’ai con­tin­ué mes études et je les ai finies. J’ai fait les con­cours pour accéder aux postes à la Pré­fec­ture, aux postes de juristes admin­is­trat­ifs, d’inspecteurs, d’as­sis­tants d’experts d’Etats et de ban­ques… Je pas­sais les exa­m­ens écrits sans prob­lème, mais je calais aux entretiens.
Il y a eu une enquête de sécu­rité suite à un exa­m­en. Les inspecteurs sont venus voir notre habi­ta­tion, ils ont vu les paniers, les tentes. Le rap­port stip­u­lait en gros « Tu es tzi­gane donc tu n’es pas apte pour ce post. » Dans un entre­tien, il m’ont demandé « Est-ce que tes ancêtres ont fait la guerre pour la patrie ? », « Com­bi­en de temps dur­era le voy­age entre Aydin et Ankara à dos d’âne ? »… Des ques­tions qui ne ser­vent qu’à élim­in­er le candidat.

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Dans le « Code d’Habitation », il était pré­cisé que les tzi­ganes ne pou­vaient pas être accep­tés comme réfugiés en Turquie. Dans le « Code dis­cré­tion­naire de la Police », les tzi­ganes sont des délin­quants poten­tiels. Jusqu’en 2006, tout était comme ça. On est per­dants dès le départ. Au bout de compte tu n’est qu’un tzi­gane. Alors j’ai vu que l’administration était fer­mée pour moi. J’ai com­mencé à men­er une lutte pour les tziganes.

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J’habite actuelle­ment en apparte­ment. Quand on a amé­nagé, les voisins sont venus nous souhaiter la bien­v­enue. Ensuite, en apprenant que nous étions tzi­ganes, ils ont coupé toute rela­tion. Pour­tant, ces gens sont musul­mans, pra­ti­quants… mais la dis­crim­i­na­tion est partout, chez les voisins, dans les médias, dans les séries télévisées…

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Les études vien­nent en dernier dans les soucis des tzi­ganes, parce que chaque jour ils doivent penser à com­ment ils vont pou­voir manger. Ali Day­lam et moi, nous savions très bien que les enfants avaient du mal à tra­vailler chez eux, nous avons donc pen­sé à ouvrir un cen­tre d’études pour eux. Nous tra­vail­lons avec des organ­i­sa­tions de la société civile, la Mairie, la Pré­fec­ture, le Min­istère, et les par­tis poli­tiques. Nous avons 400 enfants qui fréquentent le cen­tre. La majorité sont des tzi­ganes mais nous n’avons dis­crim­iné per­son­ne et nous avons accep­té tous les enfants, aus­si bien des ale­vis que des kur­des. L’année dernière 16 enfants ont inté­gré Anadolu Lis­esi (un lycée réputé où on accède sur con­cours). De jeunes tzi­ganes font des études aux Beaux Arts. Après la réus­site du cen­tre, nous avons aidé les femmes tzi­ganes qui souhaitaient s’organiser et tra­vailler en mod­ernisant la méth­ode du tis­sage traditionnel.

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La dis­crim­i­na­tion poli­tique fait par­tie de la dis­crim­i­na­tion. Nous n’avons aucun mem­bre de Con­seil Munic­i­pal, ni Maire, ni député, nous sommes tenus donc loin des déci­sions poli­tiques. J’ai déjà par­ticipé aux élec­tions en 2011. J’étais à la fin de la liste du CHP à Izmir. Je savais que je n’allais pas être élu. Mais cette can­di­da­ture était impor­tante pour les tzi­ganes. A l’époque, le prési­dent du par­ti avait même exprimé une crainte sur le risque que ma présence sur cette liste attire des colères. Main­tenant il est temps.

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Beau­coup de tzi­ganes ont des attentes. Cer­tains vivent encore sous la tente et à la lumière de la bougie. J’ai entre­pris cette démarche pour défendre leurs droits, pour les encour­ager. Nous voulons ouvrir dans toutes les villes des cen­tres d’études comme celui de Mersin et aider aux tzi­ganes à s’organiser comme les femmes de Mersin, selon les pos­si­bil­ités de chaque ville. Le stratégie tzi­gane n’est pas com­pliqué et est con­crète. On peut la résumer en quelques chapitres : san­té, édu­ca­tion, habi­ta­tion, sécu­rité, discrimination…

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En 2010 un proces­sus d’ouverture pour les Roms a été entamé. Le fait que le Pre­mier Min­istre présente ses excus­es aux pop­u­la­tions roms était impor­tant. Mais ceci n’est pas tombé du ciel tout seul, mais le résul­tat de toute une péri­ode où nous avons tra­vail­lé pour, et avec la pres­sion de 250 asso­ci­a­tions Roms. Cette péri­ode a crée de grandes attentes, les pro­jets étaient plutôt bien, mais ils n’ont pas été réal­isés. La Turquie est le seule pays européen qui n’a pas de « stratégie roms ». En tout cas les chapitres les plus impor­tants et urgents sont l’éducation et l’habitation, mais ils néces­si­tent des réformes et une vraie politique.

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Plusieurs quarti­er tzi­ganes dis­parais­sent dans le recy­clage urbain (NDLR : comme le quarti­er his­torique de Sulukule à Istan­bul). Il ne s’agit pas de pro­jets d’amélioration mais de nou­veaux quartiers se con­stru­isent, sou­vent les habi­tants roms sont déplacés ailleurs. C’est une vraie souffrance.

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Le prob­lème Roms peut explos­er partout. Pas de tra­vail, pas de nour­ri­t­ure, pas de mai­son… C’est un risque social. On ne peut compter que 600 étu­di­ants tzi­ganes et de nom­breux illet­trés. Il faut absol­u­ment trou­ver des solutions.


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Nous ter­minerons sur le fait que cette his­toire ne manque pas de nous évo­quer la let­tre d’Elysée Reclus à Jean Grave, parue dans Le Révolté du 11 octo­bre 1885, et dont nous ne pou­vons résis­ter au plaisir de vous en livr­er les derniers mots :

 Vot­er c’est évo­quer la trahi­son. Sans doute, les votants croient à l’hon­nêteté de ceux aux­quels ils accor­dent leurs suf­frages  — et peut-être ont-il rai­son le pre­mier jour, quand les can­di­dats sont encore dans la fer­veur du pre­mier amour. Mais chaque jour a son lende­main. Dès que le milieu change, l’homme change avec lui. Aujour­d’hui, le can­di­dat s’in­cline devant vous, et peut-être trop bas ; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il men­di­ait les votes, il vous don­nera des ordres. L’ou­vri­er, devenu con­tre-maître, peut-il rester ce qu’il était avant d’avoir obtenu la faveur du patron ? Le fougueux démoc­rate n’ap­prend-il pas à courber l’é­chine quand le ban­quier daigne l’in­viter à son bureau, quand les valets des rois lui font l’hon­neur de l’en­tretenir dans les anticham­bres ? L’at­mo­sphère de ces corps lég­is­lat­ifs est mal­sain à respir­er, vous envoyez vos man­dataires dans un milieu de cor­rup­tion ; ne vous éton­nez pas s’ils en sor­tent corrompus.

     N’ab­diquez donc pas, ne remet­tez donc pas vos des­tinées à des hommes for­cé­ment inca­pables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de con­fi­er vos intérêts à d’autres, défend­ez-les vous-mêmes ; au lieu de pren­dre des avo­cats pour pro­pos­er un mode d’ac­tion futur,  agis­sez ! Les occa­sions ne man­quent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la respon­s­abil­ité de sa con­duite, c’est man­quer de vaillance.

     Je vous salue de tout cœur, compagnons.

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