Le soleil brille sur le quarti­er de Rasim­paşa (quarti­er accolé à Moda, dans “l’ar­rondisse­ment” de Kadıköy, sur la rive asi­a­tique d’Is­tan­bul), le vieux jazz sort des hauts par­leurs du Café Sene 95 (l’Année 95), dont le nom a été choisi pré­cisé­ment pour faire par­ler les gens, pour qu’ils deman­dent « Mais qu’est-il arrivée en 1995 ? ». Rien, rien d’important, c’est ça le sum­mum du cool. Et oui, Mon­sieur, Madame, on est branché ici !

A côté, le tatoueur et vendeur de vête­ment alter­nat­ifs se dore au soleil, un thé à la main, et le chant de son canari qui (mal­heureuse­ment) s’ennuie dans sa cage, fait écho à la musique du café.

Il y a deux ans, lorsque je me suis instal­lée ici, l’atmosphère était très dif­férente. C’était surtout un quarti­er d’habitations, avec quelques com­merces, quelques écoles, rien de plus. Alors com­ment est-on passé de ce calme tran­quille à cette ébriété politi­co-artis­tique, aux ving­taines de galeries ayant sur­gi de nulle part et dont on ne com­prend pas for­cé­ment les activ­ités, aux cafés veg­an ou prix libres, et même à l’ouverture de notre pre­mier bar ?

Ce change­ment remonte, d’après moi, à l’époque du mou­ve­ment Gezi, lorsque après s’être faits expulser défini­tive­ment du campe­ment de la place Tak­sim, les man­i­fes­ta­tions con­tin­u­aient de plus belle, et que presque chaque jour un ren­dez-vous était com­mu­niqué sur les réseaux soci­aux, pré­tex­tant d’un sujet où d’un autre pour se réu­nir man­i­fester. Nous avons man­i­festé pour les LGBT, les Alévis, les Kur­des (bien que, en pleins proces­sus de paix avec le gou­verne­ment, le PKK en tant qu’or­gan­i­sa­tion n’a pas par­ticipé aux man­i­fes­ta­tions), la mort d’un man­i­fes­tant, d’un autre, les pro­pos d’Erdoğan, la non con­damna­tion des policiers assas­sins, et ain­si de suite.

D’un seul coup tous les sujets étaient liés les uns aux autres parce qu’au fond, les gens man­i­fes­taient surtout con­tre l’injustice, en général. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir des Kur­des plutôt patri­ar­caux se retrou­ver dans la lutte aux côtés des LGBT pour la pre­mière fois de leur exis­tence et, tout en man­i­fes­tant une sur­prise cer­taine, adop­tant immé­di­ate­ment une atti­tude tolérante et respectueuse. Ou les enfants de familles kémal­istes qui, lors des forums pop­u­laires organ­isés tous les soir durant des mois dans les prin­ci­paux parcs de la villes, avouaient que leur vision du monde avait subit un change­ment dras­tique et sans retour.

A l’époque, les man­i­fes­ta­tions avaient lieu générale­ment à Tak­sim, pour des raisons sym­bol­iques et avec peut-être encore, pour cer­tains, l’espérance de repren­dre le con­trôle de la place.

Ces man­i­fes­ta­tions avaient d’étrange qu’on ne savait jamais vrai­ment si nous faisons la guerre ou si nous faisons la fête, les musi­ciens dans les bars arbo­rant fière­ment des masques à gaz afin de con­tin­uer à jouer durant les inter­ven­tions de police, alors que cer­tains des man­i­fes­tants préféraient s’abreuver un peu des vapeurs du gaz pen­sant qu’il provo­quait une cer­taine ébriété.

Les vendeurs à la sauvette qui, lorsqu’il pleut appa­rais­sent comme des champignons, des para­pluies à ven­dre à la main, à croire qu’ils passent leur vie à atten­dre les avers­es, s’étaient recon­ver­tis pour l’occasion dans la vente de masque à gaz et de bière, en plein milieu des éma­na­tions de gaz et des tires de balles en caoutchouc des « Scor­pi­ons » (Akrep : petite voitures de police con­nues pour leur rapid­ité et leur capac­ité à pass­er dans les rues étroites, donc par­ti­c­ulière­ment craintes par les manifestant).

Les rares man­i­fes­ta­tions ayant lieu à Kadiköy étaient toutes autres. Elles se pas­saient calme­ment, dans une atmo­sphère bon enfant digne d’un cortège de pre­mier mai dans une ville suisse. A vrai dire, on s’y ennuyait presque, face à la folie qui avait lieu « de l’autre côté ». J’avais une théorie selon laque­lle le gou­verne­ment, pour une rai­son incon­nue, ne voulait vis­i­ble­ment pas que des affron­te­ments aient lieu dans ce calme quarti­er dont la mairie est aux mains du CHP.

Je me trompais.

IMG_9119Un jour, alors que per­son­ne ne s’y attendait, la police nor­male­ment sta­tion­née à Tak­sim et Beşik­taş a emplie le quarti­er arguant que les man­i­fes­ta­tions étaient illé­gales ici aus­si. Ain­si suiv­ie une longue péri­ode où les affron­te­ments, comme les man­i­fes­tants, se sont déplacé à Kadıköy, au point qu’il ne restait presque plus rien à Taksim.

Nos amis, que nous rejoignions jadis de l’autre côté, ont com­mencé à venir à Kadiköy, pas seule­ment pour man­i­fester, mais aus­si pour créer des organ­i­sa­tions poli­tiques de tous gen­res dont les réal­i­sa­tions furent la créa­tion de trois squats (fait nou­veau en Turquie), d’un jardin col­lec­tif, d’une radio libre, et j’en passe.

Depuis ce jour, une grande par­tie de la scène alter­na­tive a changé de côté, et pour des raisons économiques évi­dentes, s’est instal­lée à Rasim­paşa plutôt qu’à Moda, les loy­ers étant beau­coup plus mod­iques par ici. Même pour sor­tir le soir, les habi­tants d’autres quartiers vien­nent à présent volon­tiers à Kadıköy, arguant qu’à Bey­oğlu il y a désor­mais trop de touristes, trop de busi­ness, trop de flics, trop de tout, et que cela a  tué  l’âme du lieu.

Comme cette frange révo­lu­tion­naire et artis­tique a amé­nagé ici, elle a amené avec elle une foule de nou­velles choses, c’est-à-dire des cafés à n’en plus finir, des ate­liers, des fresques gigan­tesques sur les murs, des stat­ues réal­isées avec des matéri­aux de récupéra­tion etc.

A présent un homme sur deux porte les cheveux longs, rêve de réalis­er des courts métrages post­struc­tural­istes et ne jure que par Deleuze et Tarkovski.

Je n’ai d’ailleurs jamais ren­con­tré, en France, autant de gens qui lisaient Deleuze qu’à Istanbul.

Aux dernières élec­tions munic­i­pales notre ami Şafak Tan­rıver­di s’est présen­té offi­cielle­ment comme can­di­dat à la mairie d’Istanbul avec une cam­pagne élec­torale digne des meilleurs films de sci­ence fic­tion. Il pro­po­sait de ne pas con­stru­ire de métro partout mais de se déplac­er dans des bulles volantes, de revenir aus­si à la vie des années 1960, et moult d’autres pro­jets amu­sants visant à mon­tr­er l’absurdité de la poli­tique en générale et des pro­jets des autres candidats.

Un théâtre et ciné­ma indépen­dant, le « Moda Sah­ne­si », a aus­si vu le jour à cette époque. Tout était grisant et l’est encore.

IMG_9121Pour­tant, cette « cooli­tude » m’a aus­si sou­vent mis mal à l’aise. C’est que je ne peux pas ignor­er les tzi­ganes, les réfugiés syriens, et les ramasseurs de poubelles qu’on aperçoit sou­vent au coin des rues. Dans le jour­nal du par­ti com­mu­niste (TKP) SOL (que je ne lis nor­male­ment jamais, ras­surez-vous, mais la vie est faite d’accidents !), un long arti­cle était con­sacré aux marchés aux puces d’Istanbul. Les videurs de poubelles vien­nent dans les quartiers rich­es, comme Kadıköy, ramassent des tonnes d’ordures par jour pour ren­tr­er chez eux les tri­er, et reven­dre sur les marchés aux puces des quartiers pau­vres nos ordures. Depuis, à chaque fois que je jette quelque chose qui pour­rait être réu­til­is­able, je prends soin de l’emballer dans un sac à part, sachant que mal­gré cela, ils met­tront les mains dans mes ordures en décomposition…

Autre chose. Lorsque je me rends à Diyarbakır voir des amis je ne trou­ve pas chez eux le même opti­misme pour mou­ve­ment Gezi et toutes ses réal­i­sa­tions postérieures qu’à Istan­bul. Parce qu’il faut le dire, durant les man­i­fes­ta­tion huit per­son­nes sont mortes ici, et tout le monde con­naît leurs noms par cœur ici, leurs images ornes nos rues qui ont d’ailleurs été renom­mées, ain­si que de nom­breux parcs, par les noms des « martyres ».

Alors qu’à la même péri­ode de nom­breux Kur­des sont morts, « à l’Est », et qu’ici les gens ont oublié leurs noms car ils étaient pré­cisé­ment à l’Est, mar­tyres d’un con­flit qui n’est pas le leur. Sauf que, vivants dans le même pays, com­ment ces morts peu­vent-ils ne pas les con­cern­er ? Leurs âges étaient les mêmes pour­tant, des ado­les­cents entre 14 et 20 ans, tués lors de manifestations…

Voilà les lim­ites de la « coolitude »…

Elle choisit ses enfants. Elle est surtout sen­si­ble au mal­heur de ceux qui lui ressemble.
Elle veut s’amuser, dépenser l’argent qu’elle a gag­né en tra­vail­lant pour boire des bières dont une seule représente plus que le salaire jour­nalier d’un videur de poubelle, pay­er le loy­er d’une cham­bre qui représente la somme avec laque­lle une famille entière pour­rait vivre un mois dans d’autres quartiers, parce qu’elle veut être là, au cen­tre de tout, au cen­tre du monde, et débat­tre avec ses semblable.
Lors du malen­con­treux inci­dent qui a con­duit un épici­er à tuer le jour­nal­iste Nuh Kök­lü, qui fai­sait une bataille de boule de neige avec ses amis, avec un couteau à pain, les gens du quarti­er se sont rassem­blés pour dire, « plus jamais ça » !

J’y suis allé, naturelle­ment, mais avec un petit pince­ment au cœur.

Je suis désolée pour Nuh Kök­lü. Je suis désolée qu’il se soit fait assas­s­iné par un fou, un psy­chopathe, alors même qu’Erdoğan ten­tait d’effrayer les petits arti­sans en leur dis­ant qu’ils devaient se défendre con­tre l’insécurité et les voy­ous qui se promènes dans nos rues.

Mais j’ai été triste aus­si qu’il devi­enne à son tour un sym­bole poli­tique, un de nos mar­tyres, parce que lui aus­si nous ressem­ble, et qu’on oublie les autre, les petits gens qui n’écrivent pas, ne vont pas dans les bars ni dans les fes­ti­vals de ciné­ma, ne voient le Bospho­re qu’une fois par année pour Bayram (fête de l’Aïd) dans le meilleur des cas, et n’ont aucun parc à leur noms lorsqu’ils meurent silencieusement…

Je ne cri­tique per­son­ne surtout que moi aus­si je vis dans ce quarti­er, je dis juste que Gezi était un événe­ment majeur, un très bon début, mais que l’on doit con­tin­uer à réfléchir.

Aurélie Stern pour Kedistan

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