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Le livre graphique de Zehra Doğan, Prison N°5, est paru ce mois, simul­tané­ment en France et en Ital­ie, respec­tive­ment aux Edi­tions Del­court et Bec­co Gial­lo

Alors que Zehra, en 2017, com­mence ce réc­it graphique, elle est en prison, privée de tout matériel artis­tique, de tout sup­port papi­er per­me­t­tant d’en­vis­ager un tel pro­jet. Comme elle le fera pour toutes ses autres créa­tions réal­isées clan­des­tine­ment en geôle, dans ce quarti­er des femmes poli­tiques de la prison N°5 d’Amed, elle se saisira de ce qu’elle aura sous la main et là, en l’oc­curence, de cette par­tie de lib­erté qu’of­fre encore la cor­re­spon­dance, les cour­ri­ers, avec l’extérieur.

C’est donc en con­nivence, qu’elle utilis­era le dos des let­tres, écrites sur un papi­er kraft qu’elle affec­tionne, qui lui sont envoyées qua­si quo­ti­di­en­nement par Naz Oke, (créa­trice de Kedis­tan, pour vous servir). Cette cor­re­spon­dance, du moins les écrits de prison de Zehra, en réponse, est disponible dans le livre paru fin 2019 aux Edi­tions des Femmes à Paris “Nous aurons aus­si de beaux jours”. Quant aux let­tres orig­i­nales, du moins leurs dos dess­inés, qui con­stitueront au fil de leur éva­sion sur deux années l’ensem­ble du réc­it graphique, elles ont été exposées en 2020 à la Bien­nale de Berlin et le sont aujour­d’hui, tou­jours à Berlin, dans la nou­velle galerie du théâtre Maxime Gor­ki, avec de nom­breuses autres oeu­vres de prison d’ailleurs.

Ces livres graphiques, dans l’édi­tion française et ital­i­enne, sont donc l’aboutisse­ment pour Zehra Doğan d’un proces­sus de créa­tion long, clan­des­tin, com­pliqué, mais inscrit dans un dedans/dehors, qui dans les deux cas implique sol­i­dar­ité et lutte col­lec­tive. Lorsque vous aurez l’ob­jet “livre” entre vos mains, remé­morez vous cette genèse, cette réal­i­sa­tion for­cé­ment dif­férée, comme l’é­tait une libéra­tion atten­due. Sachez aus­si que si Kedis­tan fut présent dans la logis­tique du “tun­nel d’é­va­sion”, puis, avec Zehra, dans l’adap­ta­tion finale et la tra­duc­tion des textes, rien n’au­rait pour­tant été pos­si­ble sans une mul­ti­tude de petites mains sol­idaires, et bien sûr, sans l’en­gage­ment final des éditeurs/trices.

Elet­tra Stam­boulis est par­tie prenante de cette chaîne. La ren­con­tre avec Kedis­tan date de 2018, dans le cadre de la cam­pagne de sol­i­dar­ité. Elle a depuis été com­mis­saire d’ex­po­si­tion et cura­trice pour les oeu­vres qui ont fait con­naître Zehra en Ital­ie au Musée de Bres­cia d’abord en 2019/20, aujour­d’hui au PAC de Milan.  Elle fut l’une des arti­sans de la notoriété artis­tique de Zehra Doğan en Ital­ie, avec les deux ani­ma­tri­ces de la galerie Prométéo à Milan, qui héberge une par­tie de ses oeu­vres plus récentes. On ne peut bien sûr pas oubli­er Cre­ative Nomads Stu­dio du film Ter­ror­ist, ni les fes­ti­vals qui accueil­lirent Zehra et lui décernèrent des prix, tout en lui don­nant une parole pour les Kurdes.

Elet­tra Stam­boulis a pré­facé le livre en Ital­ien. Nous vous livrons ici cette pré­face, avec son autorisation.

Courbe-toi, mon amour, le temps que passe la bourrasque.
Je me suis tellement penché que mon dos est devenu un arc. Quand vas-tu tirer ta flèche ?
(Tends la main et trouve une poignée de farine)
Courbe-toi, mon amour, le temps que passe la bourrasque.
Je me suis tellement penché que mon dos est devenu un pont. Quand le traverseras-tu ?
(Tu essaies de bouger ton pied, mais le fer ne bouge pas)
Courbe-toi, mon amour, le temps que passe la bourrasque.
Je me suis tellement penché que mon dos est devenu un point d’interrogation. Quand vas-tu répondre ?
(L’agent qui mène l’entretien fait un record d’applaudissements).
Mahmud Darwish
Journal d’une tristesse ordinaire.

Dar­wish est, avec Edward Said, la voix qui témoigne de l’ex­is­tence de la cul­ture pales­tini­enne, le peu­ple sans patrie par excel­lence, dis­ent-ils. Ils dis­ent que c’est parce que la terre qu’ils habitaient a été accordée à d’autres, en com­pen­sa­tion du grand mal que l’Eu­rope avait com­mis à leur égard.

Les Kur­des, eux aus­si, sont un peu­ple sans patrie, mais comme cette dépos­ses­sion n’est pas liée, du moins pas directe­ment, aux mains des puis­sances occi­den­tales, ils sont sou­vent oubliés dans la liste des sans-terre. Mais il y a une autre rai­son : notre oubli errant, se sou­venant des Kur­des lorsqu’ils devi­en­nent des alliés utiles sur le ter­rain pour régler des con­flits dans lesquels même les armées les plus fortes de la planète se trou­vent en dif­fi­culté, est ren­for­cé par l’ab­sence de voix enten­dues de ce peu­ple, par notre insi­pid­ité envers cette cul­ture spé­ci­fique. Zehra Doğan s’est trou­vée être la voix la plus autorisée, la syn­thèse iconique de ces nom­breuses voix réduites au silence. Et ce n’est pas un hasard si c’est une femme.

L’af­fir­ma­tion du par­cours artis­tique, poli­tique et intel­lectuel de Zehra et des autres, repose sur une prémisse idéologique impor­tante, qui est égale­ment reprise dans cet impor­tant Mémoire graphique, à savoir la ginéolo­gie (en kurde jine­olo­jî) dévelop­pée par le pris­on­nier poli­tique zéro du régime turc actuel, Öcalan. Dans le texte Libér­er la vie — La révo­lu­tion des femmes, pub­lié en français en 2013, qui reprend ses textes antérieurs à son enlève­ment et à son arresta­tion en 1999, l’idéo­logue kurde a analysé le proces­sus anthro­pologique qui a con­duit à la con­struc­tion du patri­ar­cat, en réfléchissant à l’ex­péri­ence social­iste et à ses lim­ites par rap­port aux proces­sus libéra­toires, ce qui l’amène à con­clure que sans un proces­sus com­plet de libéra­tion du féminin, la lib­erté ne peut être pleine­ment atteinte.

Ses théories ont été traduites en pra­tiques de gou­verne­ment et d’é­d­u­ca­tion, au Roja­va, et aus­si dans les villes qui ont été dirigées par des maires et des mairess­es kur­des, mais surtout, elles ont été gref­fées dans une cul­ture, qui, comme toutes, subit des proces­sus de trans­for­ma­tion sociale qui par­tent du réc­it cul­turel, et sont dev­enues l’une des com­posantes fon­da­men­tales de la pen­sée poli­tique liée au proces­sus d’é­man­ci­pa­tion du peu­ple kurde.

La sci­ence des femmes, telle que la définit le leader du PKK, est le pré­sup­posé qui est à la base de ce livre, de l’ex­péri­ence de Zehra et de celle des nom­breuses autres pris­on­nierEs poli­tiques et non poli­tiques dans les pris­ons turques et syri­ennes. Elle l’est dans le sens où, sans cette forte déter­mi­na­tion à pren­dre la parole, à dire qu’il/elles sont les pro­tag­o­nistes de leur pro­pre vie et du change­ment, nous ne com­pren­dri­ons pas d’où émerge cette absence pro­fonde de vic­tim­i­sa­tion, cette inver­sion des rôles entre vic­time et auteur. De nom­breux com­men­ta­teurs l’ont défi­ni comme une déter­mi­na­tion à espér­er, qui est aus­si une ver­tu théologique liée à la foi dans un bon­heur éter­nel, et qui est donc une caté­gorie utopique qui place l’hori­zon du bon­heur en dehors de la sphère poli­tique. Il ne représente donc pas cor­recte­ment la vision des mil­i­tants kur­des, qui sont ouverte­ment fémin­istes et engagées dans la con­struc­tion d’une réal­ité dif­férente dans ce monde.

Depuis que je la con­nais et que je m’in­téresse à son tra­vail d’artiste, j’ai remar­qué à quel point ce lien intrin­sèque entre iden­tité poli­tique et créa­tion artis­tique pose des dif­fi­cultés à ses inter­locu­teurs occi­den­taux. Joyce Lus­su, l’ex­tra­or­di­naire médi­atrice entre nous, avec Nazım Hik­met, a écrit à son sujet : “La vie et la poésie, l’ac­tion et la parole, étaient liées de manière si organique et solaire qu’il est éclairant de con­naître sa poésie, de con­naître ses his­toires”. On peut cepen­dant dire la même chose de Zehra Doğan, qui para­phrase le mot vicis­si­tudes par “la cul­ture poli­tique du fémin­isme kurde”.

Et ce livre en témoigne également.

Il s’ag­it d’un texte d’une valeur his­torique, anthro­pologique et artis­tique, extra­or­di­naire. Évidem­ment, il s’in­scrit dans la mou­vance de la lit­téra­ture car­cérale (que l’on con­naît de Boèce à Mar­co Polo), en pas­sant par l’É­gyp­ti­enne Naw­al El Saadawi, qui a été empris­on­née par Sadate en 1981, suite à ses cri­tiques des poli­tiques gou­verne­men­tales, et qui, non seule­ment n’a pas cessé d’écrire - Le dan­ger fait par­tie de ma vie depuis que j’ai pris un sty­lo et écrit. Rien n’est plus dan­gereux que la vérité dans un monde qui ment - mais l’a fait en util­isant tout ce qui lui tombe sous la main, comme Zehra l’a fait en prison. Elle l’a fait surtout sans oubli­er les autres, car, comme l’écrit Zehra, “sans les autres, on est per­du” et c’est ain­si que Naw­al, dès qu’elle est sor­tie, a fondé l’As­so­ci­a­tion de sol­i­dar­ité des femmes arabes.

Il est clair qu’il y a, dans la nar­ra­tion de l’énorme prison turque, tou­jours comme une référence à Naz­im Hik­met et son Poème de la prison. Il y a donc un monde de références et de sub­tiles émer­gences de cette ligne rouge de la lit­téra­ture humaine car­cérale, qui est tout l’hu­mus de cette BD, écrite pen­dant la péri­ode d’emprisonnement au dos de let­tres reçues d’une amie turque mil­i­tante, nat­u­ral­isée française.

Il y a cepen­dant une par­tic­u­lar­ité qu’il faut immé­di­ate­ment recon­naître et cir­con­scrire. Il s’ag­it de la pre­mière bande dess­inée réal­isée en direct d’une prison, “échap­pée” comme le fait l’artiste à tra­vers un réseau d’ac­tivistes, réal­isée donc en étroite col­lab­o­ra­tion avec les autres, et sous forme mixte, dess­inée et écrite.

En effet, il existe égale­ment une cer­taine tra­di­tion de ban­des dess­inées de prison, par exem­ple Dans la prison du japon­ais Hanawa, ou La bal­lade des dan­gereuses dans laque­lle la pro­tag­o­niste de l’his­toire, Zezè, a été assistée par Her­mans pour en faire un livre graphique, ou encore Une méta­mor­phose irani­enne de Mana Neyestani, plus lit­téraire, mais tout aus­si forte et directe, dans laque­lle les auteurs sont égale­ment des témoins directs de l’ex­péri­ence car­cérale racontée.

Cepen­dant, nous sommes ici face à quelque chose de dif­férent, car dans tous les autres cas men­tion­nés, il s’ag­it d’une ré-élab­o­ra­tion per­son­nelle de l’ex­péri­ence de l’emprisonnement faite après coup, une fois hors des murs. Ici, au con­traire, nous avons le “priv­ilège” d’en­tr­er dans les cel­lules de la Prison N°5, et dans celle de Tarse, au moment où Zehra des­sine et écrit. Nous sommes face à un doc­u­ment his­torique, ain­si qu’à un doc­u­ment artistique.

Je vais m’at­tarder un instant sur ce dernier adjec­tif, car il y a là aus­si un post quem, une sin­gu­lar­ité. Il s’ag­it en fait d’une bande dess­inée réal­isée par une artiste, qui, au moment de son arresta­tion, était plutôt con­nue pour son tra­vail de jour­nal­iste, pour lequel elle avait reçu le pres­tigieux prix Metin Gök­te­pe en 2015 pour son tra­vail de ter­rain enquê­tant sur les femmes yézi­dies. Ce prix, reçu alors qu’elle n’avait que 26 ans, est décerné à la mémoire du jour­nal­iste du même nom, mort en garde à vue en 1988 et, d’une cer­taine manière, il s’agis­sait en par­tie d’une sorte de prophétie auto-réal­isatrice. Pour­tant, arrêtée et con­damnée pour un dessin, for­mée à l’A­cadémie des Beaux-Arts de sa ville natale, avec quelques expo­si­tions organ­isées dans des lieux mil­i­tants, Zehra est dev­enue une artiste con­tem­po­raine en prison, acti­vant ses ressources les plus pro­fondes, grâce au gym­nase de for­ma­tion qu’est l’emprisonnement des pris­on­niers poli­tiques, au tra­vail col­lec­tif, à ce qu’elle appelle “la lutte con­tre la paresse de l’emprisonnement”. Dès qu’elle a été libérée, après avoir purgé tous les jours prévus par la sen­tence, elle a dû s’ex­il­er volon­taire­ment et, à Lon­dres, une instal­la­tion à la Tate Gallery l’at­tendait.

En peu de temps, elle a été acclamée comme l’une des 100 artistes les plus influ­entEs du monde.

Nous con­nais­sons le sen­ti­ment intrin­sèque de cul­pa­bil­ité que le monde de la bande dess­inée et des dessi­na­teurs a tou­jours porté, pour lequel il est tou­jours oppor­tun de rap­pel­er que, mal­gré le fait qu’ils fassent de la bande dess­inée, ils sont des artistes, ou le “rap­pelons-nous que la bande dess­inée est un art”, etc.

C’est pourquoi le livre de Zehra est si sur­prenant, car il ne traite pas, comme cela a sou­vent été le cas, du pas­sage de la bande dess­inée à l’art (sou­vent sans retour, voir par exem­ple Mar­jane Satrapi ou, pour rester dans la sphère ital­i­enne, Mar­cel­lo Jori) car le retour à l’art séquen­tiel est perçu comme une con­damna­tion. Je ne veux pas avec cela oubli­er la sai­son qui va de Métal Hurlant à ce que Francesca Ali­novi a défi­ni comme la nou­velle bande dess­inée ital­i­enne, un moment d’én­ergie inex­tri­ca­ble et de recherche, qui n’a pas encore dis­sipé ses par­tic­ules atomiques.

Tous sem­blent explos­er dans les pages de ce livre graphique, qui ne sort pas par hasard en même temps en France et en Ital­ie, créant comme une soudure d’événe­ments artis­tiques qui sem­blent trou­ver une syn­thèse dans cet ouvrage.

Zehra Doğan, dans son rap­port à la BD, en a la per­cep­tion, même si elle ne le sait pas matérielle­ment, venant d’un pays qui a une très impor­tante tra­di­tion de car­i­ca­ture pop­u­laire, alter­na­tive et de recherche, qui a cepen­dant suivi ses pro­pres chemins. Elle reprend ces intu­itions, créant des pages qui sem­blent cor­re­spon­dre à ce qu’Ali­novi écrivait sur Jori dans Flash Art en 1982, quand il par­lait de péné­tra­tion, à tra­vers des tun­nels ram­i­fiés comme des artères de sang, dans le ven­tre de la terre mère. Une déf­i­ni­tion qui sem­ble par­faite pour ces pages.

Je voudrais ajouter une dernière obser­va­tion : ce livre est rem­pli de noms et de prénoms, de ceux qui, à cause de leurs idées, ont franchi les portes de la prison. Je pense que ce n’est pas un hasard s’il est pub­lié par Bec­co Gial­lo, qui a été la pre­mière mai­son d’édi­tion à con­sacr­er une fenêtre impor­tante, par le biais de la bande dess­inée, à la vie et donc aux noms et prénoms de ceux qui se sont con­sacrés à la vérité et à la justice.

Ain­si, comme nous le faisons le pre­mier jour du print­emps avec Lib­era et qui coïn­cide avec le Newroz, le nou­v­el an kurde, nous répé­tons ces noms en même temps que le livre, dans une forme de liturgie sécu­laire qui préserve le sens de ces témoins oubliés.

Le dos de Zehra et des autres est une flèche, un pont et un point d’in­ter­ro­ga­tion pour nous touTEs.

Elet­tra Stamboulis

 

Il ne vous reste donc plus qu’à lire et faire lire ce livre, afin d’être un mail­lon de la chaîne, un noeud du lierre de pen­sées col­lec­tives, que Zehra fit s’insin­uer entre les bar­belés, jusqu’à vous/nous attein­dre, non pour vous con­fi­er des jérémi­ades per­son­nelles, ou un ego tor­turé, mais pour mon­tr­er que la lutte col­lec­tive et la sol­i­dar­ité ne sont jamais vaines.

Pour vision­ner quelques pages, c’est ICI

 


Image à la Une : Maraw

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