Nous sommes tou­jours à la recherche d’in­for­ma­tions sur la mise en place du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, sur ses dynamiques et ses ques­tion­nements. Voici des extraits d’un arti­cle, de Tom Ander­son et Eliza Egretpub­lié sur corporatewatch.org en avril 2016, puis déjà pub­lié en deux par­ties dans Mer­ha­ba Heval­no n°5 et n°6 parus en juin et juil­let 2016. Ce texte a cet intérêt par­ti­c­uli­er de par­ler de choses pra­tiques et locales.

Mer­ha­ba Hevalno


I- Le confédéralisme démocratique au Kurdistan

La région Kurde est en train de se trans­former. Les pop­u­la­tions s’or­gan­isent au sein des assem­blées pop­u­laires et des coopéra­tives, se déclarant autonomes vis-à-vis de l’État et exp­ri­mant leur aspi­ra­tion à une vraie démoc­ra­tie. Les idées fémin­istes et ant­i­cap­i­tal­istes y fleuris­sent. Ces change­ments trou­vent leur inspi­ra­tion dans un nou­veau con­cept : le con­fédéral­isme démoc­ra­tique. Ces mou­ve­ments ont la capac­ité de trans­former la réal­ité de mil­lions de per­son­nes au Kur­dis­tan, ain­si que de s’é­ten­dre sur toute la région du Moyen-Ori­ent. L’an­née dernière, nous nous étions ren­dus au Kur­dis­tan de Turquie, appelé Bakur, et dans la région autonome majori­taire­ment Kurde de Syrie, le Roja­va. Cet arti­cle exam­ine à la fois la théorie et la pra­tique du con­fédéral­isme démoc­ra­tique de ces deux régions et ouvre une dis­cus­sion sur com­ment met­tre en œuvre notre sol­i­dar­ité tout en gar­dant une per­spec­tive à la fois cri­tique et honnête.

[…]

La Commune

La com­mune con­stitue le pre­mier niveau du sys­tème des con­seils au Roja­va. De manière générale, les com­munes urbaines comptent entre 30 et 40 maisons, alors qu’à la cam­pagne il s’ag­it du vil­lage entier. Il y a une réu­nion bi-heb­do­madaire à laque­lle par­ticipe toute la pop­u­la­tion de la com­mune et où un con­seil d’ad­min­is­tra­tion est élu. Ce dernier se réu­nit toutes les semaines, et tout-e‑s les mem­bres de la com­mune ont le droit d’y par­ticiper. Chaque poste doit être tenu par une femme et un homme. Tout.e.s les représen­tant-e‑s sont révo­ca­bles par les mem­bres de la commune.

Nous nous sommes ren­dus au Mala Gel, la mai­son du peu­ple, gérée par la com­mune de Sehit Hozan dans la ville d’A­mud, dans le can­ton de Cizîrê, ou nous avons pu dis­cuter avec le co-prési­dent. La com­mune est com­posée d’en­v­i­ron 400 familles du quarti­er qui élisent le con­seil d’ad­min­is­tra­tion de la com­mune. On nous a expliqué qu’au sein de la com­mune exis­tent des com­mis­sions chargées de la ges­tion des ser­vices, de l’é­conomie, de l’é­d­u­ca­tion en langue Kurde, de l’au­to-défense, de la réc­on­cil­i­a­tion et de la justice.

La com­mis­sion de la réc­on­cil­i­a­tion et de la jus­tice cherche à résoudre les prob­lèmes entre différent.e.s mem­bres de la com­mune. On nous a expliqué que la com­mis­sion a récem­ment été félic­itée, pour la médi­a­tion qu’elle a menée suite à un acci­dent de voiture, ain­si que pour la ges­tion d’un désac­cord sur l’ap­par­te­nance d’un ter­rain. On nous a dit que la com­mis­sion arrive sou­vent à trou­ver une solu­tion à ce type de problèmes.

La com­mis­sion de l’au­to-défense organ­ise l’au­to-défense armée de la com­mune. Les unités ain­si créées agis­sent en autonomie par rap­port aux unités des YPG/YPJ et des forces de sécu­rités, nom­mées Asayis.

Il y a des réu­nions publiques organ­isées par la com­mune. Nous nous sommes fait inviter à l’une d’elles, organ­isée par la com­mune de Sehit Hozan. Plus de 50 hommes et femmes des alen­tours y ont par­ticipé, et deux des sujets de dis­cus­sion étaient le cap­i­tal­isme et le fémin­isme. La dis­cus­sion a eu lieu en langue Kur­man­ji (langue Kurde par­lée au Roja­va), avec une tra­duc­tion en Arabe.

Le Conseil Communautaire du Quartier/Village et le ‘Niveau du District’

Le con­seil d’ad­min­is­tra­tion de chaque com­mune envoie des représentant.e.s au Con­seil du Village/Quartier, ce dernier étant une struc­ture com­posée de 7 à 30 com­munes, selon les régions.. Ensuite, le Con­seil du Village/Quartier est chargé d’élire un con­seil d’ad­min­is­tra­tion, et c’est ce dernier qui sera leur représen­tant dans le troisième niveau de l’ad­min­is­tra­tion, appelé le ‘Niveau District’.

Le dis­trict est com­posé de représen­tant-e‑s du con­seil d’ad­min­is­tra­tion du deux­ième niveau (Con­seil du Village/Quartier). En plus de cela, des places sont réservées à 5 représentant.e.s issu.e.s de par­tis poli­tiques et d’or­gan­i­sa­tions de la société civile au sein du TEV-DEM*.

* TEV-DEM : Mouvement pour une société démocratique. Structure (équivalent ‑au Rojava- du DTK du Bakûr) englobant les mouvements et organisations sociales, et les délégués des conseils, qui participent au “confédéralisme démocratique”. Lire aussi “Appel du TEV-DEM”

Lors d’une ren­con­tre à Kobanê avec l’U­nion de la Jeunesse Démoc­ra­tique (con­nue aupar­a­vant sous le nom de Jeunesse Révo­lu­tion­naire), qui fait par­tie des organ­i­sa­tions de la société civile aux­quelles sont réservées des places au niveau du Dis­trict, on nous a expliqué que :

« Les buts de notre organ­i­sa­tion sont l’é­gal­ité hommes-femmes et la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement. Notre organ­i­sa­tion n’existe pas que pour les jeunes Kur­des, il y a aus­si des mem­bres Arabes, Arménien.ne.s et Turkmènes. »

Le Conseil Populaire du Kurdistan Ouest (MGRK)

Le qua­trième niveau du sys­tème des con­seils s’appelle le Con­seil Pop­u­laire de Kur­dis­tan Ouest (MGRK), com­posé des représen­tant-e‑s de tous les con­seils de dis­tricts et des organ­i­sa­tions du TEV-DEM. Alors qu’un des buts prin­ci­paux du MGRK est la mise en place de la coor­di­na­tion entre les trois can­tons du Roja­va, la sit­u­a­tion de guerre actuelle empêche ses mem­bres de se réu­nir tout-e‑s au même endroit.

À chaque niveau du sys­tème des con­seils, en com­mençant par la com­mune, existe un Con­seil des Femmes. Ces con­seils sont mis en place par l’or­gan­i­sa­tion des femmes Yekîtiya Star (renom­mé Kon­gi­ra Star). Lors d’une ren­con­tre à Kobanê, on nous a expliqué que des femmes de cette organ­i­sa­tion par­ticipent à chaque con­seil de com­mune et organ­isent des stages d’empow­er­ment* des­tinés aux femmes.

* Empowerment : terme emprunté à l’anglais qui signifie grosso modo “prendre confiance dans son propre pouvoir”.

Le Contrat Social

En jan­vi­er 2014, un con­trat social pour les trois can­tons de Roja­va a été rédigé par 50 par­tis poli­tiques et des organ­i­sa­tions. Il s’ag­it d’une ten­ta­tive d’élargir la par­tic­i­pa­tion poli­tique de la pop­u­la­tion au Roja­va. Le texte met l’ac­cent sur l’é­gal­ité des gen­res et l’é­gal­ité des droits pour toutes les peu­ples et eth­nies, le droit à l’enseignement dans sa langue mater­nelle et la garantie pour tout.e.s les demandeur.se.s d’asile de ne pas être expulsé.e.s. Le texte invite les autres régions syri­ennes à adopter le mod­èle des can­tons dans le but de créer d’autres régions autonomes qui puis­sent tra­vailler ensem­ble au sein d’une confédération.

Le Con­trat Social pose les fon­da­tions pour la créa­tion de gou­verne­ments, appelés Admin­is­tra­tions Démoc­ra­tiques Autonomes ou Auto-Admin­ista­tion Démoc­ra­tique, dans les trois can­tons du Roja­va. Selon ce con­trat, ce sont les con­seils lég­is­lat­ifs, élus par la pop­u­la­tion, qui nom­ment ensuite les con­seils exé­cu­tifs. Au moment où nous écrivons ce texte, ces élec­tions n’ont tou­jours pas eu lieu et le con­seil lég­is­latif est tou­jours com­posé des par­tis poli­tiques et des organ­i­sa­tions sig­nataires de la charte et qui tra­vail­lent ensem­ble avec des représen­tant-e‑s des dif­férents groupes ethniques.

On nous a par­lé de l’idée d’al­louer 40 % des sièges de l’Assem­blée Lég­isla­tive aux MGRK de chaque can­ton, afin d’intégrer le sys­tème des con­seils à l’Ad­min­is­tra­tion Démoc­ra­tique Autonome.

Lorsque les fonc­tion­naires d’As­sad ont quit­té la région en 2011, les con­seils munic­i­paux du régime ont été ren­ver­sés. Selon le nou­veau con­trat social, ces con­seils munic­i­paux seront gérés par le Con­seil Exé­cu­tif con­cerné. Les pre­mières élec­tions de ces admin­is­tra­tions munic­i­pales ont eu lieu en 2015.


Assem­blée à Amude, dans le can­ton de Cizîrê au Roja­va, novem­bre 2015

Voici la suite de l’ar­ti­cle de Cor­po­rate Watch repro­duit dans le Mer­ha­ba Heval­no de juin qui décrivait de façon ent­hou­si­aste l’or­gan­i­sa­tion poli­tique menée au Bakur et au Roja­va. Cette deux­ième par­tie nuance un peu cet ent­hou­si­asme en pointant les aspects qui frap­pent l’e­sprit cri­tique des auteurs.ices, tout en soulig­nant l’im­por­tance, mal­gré cela, d’une réelle sol­i­dar­ité portée en tis­sant des liens con­crets et en apprenant de ces expéri­ences pour enrichir nos pro­pres luttes.

Mer­ha­ba Hevalno


II- Appel à une solidarité critique

Quand on par­le du Kur­dis­tan, et plus par­ti­c­ulière­ment du Roja­va, le débat se focalise sur la ques­tion de la per­fec­tion de la révo­lu­tion. Nous nous deman­dons sou­vent si la société du Roja­va est utopique ou non, alors que nos pro­pres mou­ve­ments soci­aux sont encore très loin de l’être.

Le débat est sou­vent polar­isé entre une posi­tion de sou­tien sans équiv­oque à tous les aspects de la révo­lu­tion, et une posi­tion dis­ant qu’en rai­son des imper­fec­tions de l’expérience menée au Roja­va nous ne devri­ons lui apporter ni atten­tion ni soutien.

Nous nous posi­tion­nons très claire­ment pour une posi­tion de sol­i­dar­ité cri­tique, pour garder du recul et un regard non-dog­ma­tique qui voit les mou­ve­ments soci­aux au Bakur et au Roja­va pour ce qu’ils sont. Afin de cri­ti­quer les aspects négat­ifs tout en étant sol­idaires des mou­ve­ments posi­tifs de libéra­tion qui sont en cours, que ce soit la résis­tance con­tre Daech, les luttes pour l’au­tonomie, la résis­tance con­tre la répres­sion de l’E­tat turc, les mou­ve­ments fémin­istes, anti-cap­i­tal­istes et coopérat­ifs. Ces mou­ve­ments peu­vent trans­former la société tant au Kur­dis­tan que dans le reste du Moyen-Orient.

Ceci dit, cer­tains aspects de la sit­u­a­tion au Roja­va méri­tent que nous gar­dions un regard critique.

Par exem­ple, pour le moment les par­tis poli­tiques et les organ­i­sa­tions mil­i­taires et sécu­ri­taires qui leur sont asso­ciées, déti­en­nent beau­coup de pou­voir au Roja­va et au Bakur. Au DTKdu Bakur et au sein du sys­tème des con­seils au Roja­va, des sièges sont réservés aux représentant.e.s des par­tis poli­tiques. Cela garan­tit que les par­tis poli­tiques gar­dent une voix dans les struc­tures du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, qu’elle représente ou non la vision des gens exprimée dans les assem­blées populaires.

* DTK : Congrès pour une société démocratique. C’est une plate-forme d’associations et de mouvements kurdes en Turquie qui développe depuis 2011 son modèle “d’autonomie démocratique” en tant qu’organisation “faîtière” confédérale.

Beau­coup de celles et ceux qui par­ticipent au mou­ve­ment expliquent que ces par­tis poli­tiques ne sont présents que parce que le mou­ve­ment en est encore à ses débuts, et que, dans l’avenir, on n’en aura plus besoin. Quoi qu’il en soit, il est évi­dent que ces par­tis sont un endroit où le pou­voir pour­rait être con­solidé. L’écrivain kurde, Ercan Ayboğa, nous a exprimé son espoir que le pou­voir bas­cule vers les communes :

« Les par­tis poli­tiques sont des instru­ments poli­tiques et idéologiques qui jouent un rôle spé­ci­fique. Au fur et à mesure des dernières années, ce rôle a dimin­ué dans la vie poli­tique. Les struc­tures auto-gérées, comme entre autres celles des femmes et des jeunes, sont dev­enues plus impor­tantes. Ce sont des proces­sus lents parce que, depuis des décen­nies, le peu­ple kurde ne pen­sait qu’avec les caté­gories des par­tis poli­tiques, et chang­er cela prend du temps. »

Les con­seils exé­cu­tif et lég­is­latif du Roja­va font aus­si par­tie des corps poli­tiques qu’il faudrait exam­in­er d’un œil cri­tique. Selon la théorie du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ces corps poli­tiques ne devraient qu’ap­pli­quer les déci­sions des con­seils. Mais il reste à savoir si le pou­voir restera entre les mains des com­munes ou s’il bas­culera vers le niveau par­lemen­taire. Comme l’a exprimé l’a­n­ar­chiste Kurde Zaher Baher :

« J’ai l’im­pres­sion que, tant que le pou­voir du DSA (Admin­is­tra­tion Démoc­ra­tique Autonome) aug­mente, c’est le pou­voir du TEV-DEM qui dimin­ue, mais le con­traire pour­rait aus­si être vrai. »

Il nous sem­ble aus­si que l’existence d’une force de sécu­rité cen­tral­isée, l’Asayîs, agis­sant plus ou moins indépen­dam­ment du sys­tème des con­seils, va for­cé­ment à l’en­con­tre du con­cept du pou­voir des com­munes. Mais dans le con­texte actuel de guerre civile et des attaques de Daech, le besoin d’une sécu­rité effi­cace s’im­pose et nous étions très recon­nais­sants envers les mul­ti­ples check­points des Asayîs qui ont assuré notre sécu­rité lors de notre vis­ite en 2015. Beau­coup de militant.e.s du mou­ve­ment, y com­pris des mem­bres des Asayîs, insis­tent sur le fait que ces dernières se dis­soudront lorsqu’on n’en aura plus besoin. La mise en place des forces armées d’au­to-défense par les com­munes s’in­scrit dans les démarch­es pra­tiques déjà entamées pour par­venir à ce but. Bedrain Gia Kurd, nous a expliqué que le TEV-DEM (dont il est mem­bre) sou­tient active­ment les com­munes pour la mise en place des unités d’au­to-défense. Grâce à ce proces­sus, les Asayîs n’ont pas le mono­pole de l’usage des armes au Rojava.

Les forces les plus puis­santes au Roja­va sont prob­a­ble­ment les Unités de Pro­tec­tion du Peu­ple (YPG) et les Unités de Pro­tec­tion des Femmes (YPJ). C’est à ces forces que l’ont doit la survie du con­fédéral­isme démoc­ra­tique. Mais quel pour­cent­age de la pop­u­la­tion du Roja­va a vrai­ment son mot à dire sur les alliances for­mées par ces organ­i­sa­tions mil­i­taires ? La nature aléa­toire de l’al­liance avec les États-Unis, peut-être néces­saire pour gag­n­er la guerre con­tre Daech mais qui, nous sem­ble-t-il, pour­rait poten­tielle­ment men­ac­er la révo­lu­tion sociale pop­u­laire du Roja­va, en est un exemple.

Lorsque Kobanê a été assiégée par Daech en 2014, les États-Unis ont com­mencé, à con­trecœur et tar­di­ve­ment, à bom­barder Daech en coor­di­na­tion avec les forces YPG et YPJ. Le sou­tien aérien des États-Unis fut un fac­teur décisif pour la libéra­tion de Kobanê. Depuis, la coopéra­tion avec les Améri­cains dans la guerre con­tre Daech s’est renforcée.

Beau­coup d’habitant.e.s du Roja­va regar­dent cette alliance d’un œil cri­tique. Lors d’une dis­cus­sion avec Bedran Gia Kurd du TEV-DEM, il nous a dit que :

« La coopéra­tion avec l’ar­mée des États-Unis est quo­ti­di­enne car nous avons le même enne­mi, mais il n’y a pas d’ac­cord à long terme. Il n’y a aucune garantie par rap­port à cette coopéra­tion ; c’est tem­po­raire. Peut-être que dans l’avenir elle n’existera plus. Une coopéra­tion future serait basée sur la pro­tec­tion de nos principes. De ce fait, si cette alliance met en péril ou en ques­tion notre pro­jet, alors on la refusera. »

Cepen­dant, comme l’a expliqué Zaher Baher, Saleh Mus­lim ‑le coprési­dent du PYD- avait exprimé un point de vue totale­ment dif­férent lors d’un entre­tien avec l’In­sti­tut Kurde de Washington :

« Les États-Unis sont une grande puis­sance qui encour­age la démoc­ra­tie de manière glob­ale et qui tente de la dévelop­per et dis­sémin­er de par le monde entier ».

Certain.e.s mem­bres du PYD ont appelé à un investisse­ment com­mer­cial inter­na­tion­al au Roja­va, sans pour autant pren­dre en compte que cela nuirait à tout mou­ve­ment allant vers une économie anti-cap­i­tal­iste et coopéra­tive au Rojava.

De telles déc­la­ra­tions pour­raient bien sûr s’in­scrire dans une stratégie prag­ma­tique de la part des politicien.ne.s afin de gag­n­er un sou­tien inter­na­tion­al dans leur lutte d’au­tonomie et pour la guerre con­tre Daech. Mais, dans le meilleur des cas, ces politicien.ne.s sont en train de jouer un jeu très dan­gereux ; et dans le pire des cas, ils et elles ne sont pas du tout d’ac­cord avec les élé­ments anti-cap­i­tal­istes et anti-impéri­al­istes du mouvement.

Un autre sujet sen­si­ble est celui de la vénéra­tion du per­son­nage de Abdul­lah Öcalan. Dans qua­si chaque inter­view que nous avons fait au sujet du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, nos inter­locu­teurs nous dis­aient que leurs idées venaient de leur leader. Cette habi­tude de se référ­er à Öcalan va à l’en­con­tre du principe du pou­voir du peu­ple à trans­former la société. Comme l’a exprimé Zaher Baher :

« Depuis un cer­tain temps, dans ses livres et textes récents, Öcalan a dénon­cé et rejeté l’É­tat ain­si que l’au­torité. Par con­tre, je ne l’ai jamais enten­du rejeter sa pro­pre autorité ni dénon­cer ces gens qui lui don­nent l’appellation de grand leader et qui met­tent tout en œuvre pour lui don­ner une posi­tion sacrée. L’at­ti­tude d’Ö­calan ne sera cor­recte que lorsqu’il rejet­tera son autorité ain­si que sa posi­tion de leader. »

Nous avons enten­du par­ler de cer­taines œuvres d’Ö­calan, qui ne sont pour l’in­stant disponibles qu’en alle­mand, et dans lesquelles il remet en ques­tion son rôle de leader. Nous n’avons pas vu de ver­sions traduites de ces écrits. Mais la ques­tion ne se pose pas seule­ment sur le fait qu’Ö­calan lui-même rejette son rôle de leader ; elle doit aus­si se pos­er sur le fait qu’il soit vu et traité en tant que tel par une grande par­tie des gens par­tic­i­pant au mou­ve­ment du con­fédéral­isme démoc­ra­tique. Cette con­stante est par­ti­c­ulière­ment frap­pante au sein du mou­ve­ment des femmes, lorsque d’un côté elles déclar­ent lut­ter pour l’au­to-organ­i­sa­tion des femmes, et de l’autre dis­ent que leurs idées vien­nent d’Öcalan.

Con­cer­nant notre sol­i­dar­ité avec le développe­ment du mou­ve­ment du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, nous pen­sons que la sol­i­dar­ité la plus pra­tique que nous puis­sions apporter n’est ni un rejet total des mou­ve­ments posi­tifs en rai­son des imper­fec­tions du mou­ve­ment, ni d’en par­ler d’une manière sys­té­ma­tique­ment élo­gieuse. Plutôt, nous voulons main­tenir notre posi­tion de cama­rades qui apporte un sou­tien hon­nête au mou­ve­ment, d’un.e ami.e qui n’a pas peur d’a­gir en sol­i­dar­ité avec ceux et celles qui lut­tent pour une société meilleure, et qui n’a pas peur non plus d’en par­ler de manière hon­nête, ouverte et critique.

Un mag­a­sin coopératif de vente, mis en place par la Com­mis­sion économique du DTK de Van.

Mouvements populaires capables de transformer la société

Des idées anti-cap­i­tal­istes, fémin­istes, anti-autori­taires et anti-éta­tiques sont en train de fleurir par­mi les mou­ve­ments du con­fédéral­isme démoc­ra­tique en cours au Roja­va et au Bakur. Ces mou­ve­ments sont capa­bles de chang­er la réal­ité sociale de mil­lions de per­son­nes. Ces change­ments sont en train d’être for­mulés par des mou­ve­ments pop­u­laires inspirés par des idées révo­lu­tion­naires et non pas par des politicienne.e.s ou des insti­tu­tions gouvernementales.

La créa­tion des com­munes et des assem­blées au Bakur et au Roja­va a per­mis de val­oris­er et de don­ner le pou­voir aux per­son­nes afin de pren­dre les déci­sions qui con­cer­nent leurs vies, aupar­a­vant con­trôlées par l’É­tat. Par exem­ple, des ten­ta­tives créa­tives de met­tre en place des méth­odes pour gér­er dif­férem­ment les prob­lèmes liés aux com­porte­ments prob­lé­ma­tiques ont vu le jour au Roja­va depuis que les com­munes y sont établies. Comme décrit plus haut, chaque com­mune pos­sède une com­mis­sion de jus­tice et de réc­on­cil­i­a­tion dont le but est la ges­tion des prob­lèmes qui sur­gis­sent au sein de la com­mu­nauté. Pour ce qui con­cerne les inci­dents plus sérieux comme le meurtre, il existe un “tri­bunal pop­u­laire” au niveau de chaque dis­trict dont les juges sont élu.e.s par la com­mune. Ces juges ont effec­tive­ment le pou­voir d’en­voy­er des gens en prison mais, comme l’a exprimé Ercan Ayboğa, mil­i­tant kurde orig­i­naire de Bakur ayant vis­ité le Rojava :

« Il y a tou­jours des pris­ons au Roja­va mais il y a peu de prisonnier.e.s. Dans la petite ville de Serekaniye, par exem­ple, le nom­bre de prisonnier.e.s est de 20 com­paré à 200 à l’époque d’As­sad. Les tri­bunaux essaient au max­i­mum d’éviter d’en­voy­er des gens en prison. Ils ten­tent d’autres méth­odes comme, par exem­ple, envoy­er quelqu’un.e tra­vailler dans une autre ville ou région, deman­der à certain.e.s per­son­nes de quit­ter une région ou un lieu pour un temps défi­ni, ou en appli­quant une peine éduca­tive ou une for­ma­tion pour la per­son­ne accusée. »

Selon Ercan, ce sys­tème reste néan­moins cri­tiqué par une par­tie de la pop­u­la­tion du Roja­va. Certain.e.s per­son­nes ont même com­mencé à ten­ter une alter­na­tive appelée la “Plate­forme de Jus­tice”, nou­veau sys­tème au sein duquel la com­mis­sion de la jus­tice et de la réc­on­cil­i­a­tion peut deman­der du sou­tien en cas de prob­lèmes graves en for­mant une plate­forme de jus­tice. Cette dernière est com­posée de 200 à 300 per­son­nes venant des « mou­ve­ments des femmes, de la jeunesse, ain­si que d’autres organ­i­sa­tions du quarti­er. Ils et elles débat­tent le cas, puis cherchent à trou­ver un consensus. »

Deux fac­teurs pou­vant con­tribuer à ce que le pou­voir reste entre les mains du peu­ple de base sont, pre­mière­ment, le fait qu’au­cun groupe n’a le mono­pole de l’usage de la vio­lence et, deux­ième­ment, que les com­munes sont en train de dévelop­per des groupes armés d’au­todéfense. Le fait qu’il y ait des élé­ments armés appar­tenant au mou­ve­ment de base aide aus­si à empêch­er la con­sol­i­da­tion du pou­voir entre les mains de l’Ad­min­is­tra­tion Démoc­ra­tique Autonome ou l’ar­mée, entre autres.

Ce sont les mou­ve­ments des femmes au Bakur et au Roja­va qui sont les élé­ments les plus inspi­rants de la sit­u­a­tion actuelle au Kur­dis­tan. Pen­dant notre voy­age dans ces deux régions nous avons pu ren­con­tr­er des femmes déter­minées à lut­ter con­tre le patri­ar­cat et il nous a sem­blé que c’est une véri­ta­ble occa­sion pour pour que les choses changent. Dans la ville d’Amed (Diyarbakır en turc), nous sommes allé.e.s à la ren­con­tre d’une Académie de Femmes dans laque­lle les femmes s’or­gan­isent pour lut­ter con­tre la vio­lence mas­cu­line. Elles nous ont racon­té com­ment elles organ­isent des actions col­lec­tives con­tre la vio­lence con­ju­gale exer­cée par les maris des femmes avec lesquelles elles tra­vail­lent. Elles organ­isent aus­si des for­ma­tions cour­tes pour l’empow­er­ment des femmes au sein de leurs com­mu­nautés. Des femmes du Roja­va et du Bakur nous ont expliqué que leurs idées ne sont pas tou­jours accep­tées par les hommes et que la lutte pour instau­r­er des change­ments est une lutte quotidienne.

Les mou­ve­ments pour le con­fédéral­isme démoc­ra­tique ont aus­si réus­si à libér­er des espaces pour les idées anti-cap­i­tal­istes. Les dis­cus­sions organ­isées par les com­munes au Roja­va ont une forte capac­ité à répan­dre de telles idées. La mise en place des coopéra­tives est une des manières par lesquelles les gens peu­vent par­ticiper à la créa­tion d’al­ter­na­tives pop­u­laires. Selon l’économiste alle­mand Michel Knapp :

« Lorsqu’au Kur­dis­tan Nord les com­munes ain­si que les coopéra­tives tra­vail­lent sous l’emprise d’une répres­sion féroce, c’est dans les ter­ri­toires libérés du Roja­va où il y a des efforts et des ten­ta­tives de créer une nou­velle forme d’économie indépen­dante des rela­tions d’exploitation cap­i­tal­iste et féo­dale. Et ce dans le con­texte du drame de la guerre en Syrie : des mil­liers de per­son­nes ont été tué.e.s et la moitié de la pop­u­la­tion se trou­ve sans maison.»

Knapp con­tin­ue en citant Dr Dara Kur­daxi, écon­o­miste et mem­bre du comité pour la renais­sance économique et le développe­ment du can­ton d’E­frin, Rojava :

« Nous avons besoin de nou­veaux mod­èles pour les organ­i­sa­tions ain­si que les insti­tu­tions. Les mod­èles économiques col­lec­tifs, com­mu­naux, qu’on appelle aus­si par­fois des économies sociales. C’est la méth­ode qui nous sert de base, pour que l’é­conomie du Roja­va puisse être relancée et se développer. »

Les femmes con­tribuant à une coopéra­tive d’api­cul­ture près de Van (Bakur)

Le fait qu’il y ait l’e­space et l’élan pour la mise en place de coopéra­tives pop­u­laires au Roja­va est large­ment dû au fait qu’il y existe un con­sen­sus assez large sur le fait que l’é­conomie devrait être organ­isée sur des bases col­lec­tives. C’est en train de se met­tre en place du bas vers le haut grâce à une var­iété de com­munes et d’or­gan­i­sa­tions. Par exem­ple, dans le can­ton de Cizîrê plusieurs coopéra­tives de femmes sont en train de voir le jour grâce à la Fon­da­tion des Femmes Libres du Roja­va.

Nous avons beau­coup à appren­dre de ces mou­ve­ments, la pre­mière étape vers une vraie sol­i­dar­ité est de s’é­du­quer, de se ren­seign­er. Par­mi les groupes que nous avons vis­ité au Roja­va, beau­coup ont exprimé l’en­vie qu’il y ait des gens de l’ex­térieur qui vien­nent pour appren­dre sur leurs mou­ve­ments. C’est en créant des liens de plus en plus forts avec les militant.e.s lut­tant au pre­mier niveau du con­fédéral­isme démoc­ra­tique ‑par exem­ple dans les com­munes, les coopéra­tives et les organ­i­sa­tions de femmes- qu’on pour­ra élargir notre com­préhen­sion et com­mencer à forg­er une véri­ta­ble sol­i­dar­ité tout en y prenant des idées et de l’in­spi­ra­tion pour nos luttes à nous.

Tom Ander­son & Eliza Egret


Source : Demo­c­ra­t­ic con­fed­er­al­ism in Kurdistan
Tra­duc­tion : Mer­ha­ba Hevalno

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