Peu­ple, oli­garchie, nation, voilà bien des gros mots qui ont peu­plé la cam­pagne élec­torale française pour les élec­tions prési­den­tielles, et, tant à droite qu’à gauche, ont fonc­tion­né en trio infernal.

Peu­ple con­tre oli­garchie” serait devenu l’al­pha et l’omé­ga de toute analyse poli­tique, en cam­pagne élec­torale, pour définir un moyen de sauver la “nation”. La sou­veraineté du peu­ple s’ex­ercerait donc dans sa capac­ité à ren­vers­er l’oli­garchie rég­nante, en même temps que la “nation” s’af­franchi­rait d’oli­garchies plus supra-nationales, ici européennes, sou­vent dénon­cées comme la “finance” et le “libéral­isme”.

Tout un cor­pus ain­si con­sti­tué a voulu con­tribuer à une “édu­ca­tion pop­u­laire” élec­toral­iste, en vue d’un choix de pou­voir, baig­nant dans le pop­ulisme éhon­té. Et l’ap­pel à l’in­soumis­sion d’un côté, à l’i­den­tité de l’autre, ont chan­té les louanges d’un Etat-nation sou­verain qui redonnerait “le pou­voir au peuple”.

Et puisqu’un out­il d’analyse est utile s’il peut être appliqué de façon uni­verselle, essayons-le donc sur la Turquie, par exemple.

Dans beau­coup de langues, les mots “nation” et “peu­ple” sont employés pour désign­er indif­férem­ment la même chose, et c’est le con­texte de la phrase qui en donne le sens. (Il arrive fréquem­ment de par­ler ain­si de la “nation française”, pour en désign­er la pop­u­la­tion). Dans la langue turque, cela est la règle. Et cela n’a rien d’an­odin non plus, car telle­ment lié à son histoire.

La République turque fondée par Mustafa Kemal, repose sur cette idée de peu­ple-nation, indi­vis­i­ble et insé­para­bles, reprenant en cela le cre­do occi­den­tal des états-nation, exporté dans le monde entier, sou­vent à la baïon­nette colo­niale ou à la règle impéri­al­iste sur cartes d’é­tat-major. Ce fut le cas lors du dépeçage par “états” de l’Em­pire Ottoman. Les nou­velles puis­sances impéri­al­istes firent alors entr­er des “peu­ples” dans des cas­es géo­graphiques et des con­struc­tions géopoli­tiques, en découpant et leur assig­nant des ter­ri­toires. Les mosaïques de peu­ple­ment durent alors se résoudre, par la force ou la guerre, à ressem­bler au nom générique qui leur était octroyé. Ain­si, le Moyen-Ori­ent fut-il “nation­al­isé”.

La future “Turquie offi­cielle” fai­sait l’ob­jet de con­voitis­es, tout autant que la Mésopotamie. Et l’ef­fon­drement final de l’Em­pire Ottoman, à l’is­sue du géno­cide des Arméniens, une des com­posantes fort impor­tante de la mosaïque, don­na lieu, pour sim­pli­fi­er, à une guerre d’indépen­dance, révo­lu­tion nationale dirigée par le général de brigade Mustafa Kemal, devenu Atatürk, le père de la Nation et de la République.
Cer­tains “marx­istes lénin­istes ortho­dox­es” y ver­ront là la pre­mière étape d’une révo­lu­tion, la “nationale”, devant être dépassée par celle, “pro­lé­tari­enne” qui ne devrait pas man­quer de suiv­re, vu l’an­tag­o­nisme de class­es que créera cette république bour­geoise nou­velle­ment établie, oeu­vrant aux intérêts de la classe cap­i­tal­iste. On con­naît l’ortho­dox­ie de cette “tran­si­tion oblig­ée”. Ne nions pas non plus qu’à son tour, le mou­ve­ment kurde dévelop­pa ce désir d’indépen­dance nationale, puisque la “Nation kurde” n’avait pas obtenu de ter­ri­toire dans le grand marchandage, et pas davan­tage par l’is­sue répub­li­caine d’Atatürk. Une grosse part de cette lutte pour l’indépen­dance kurde revint logique­ment aux par­ti­sans de la lutte des class­es armée, marx­iste et lénin­iste, qui se dévelop­pa, elle aus­si dans la croy­ance des néces­sités de l’é­tape “nationale” pour pass­er au “com­mu­nisme”. Le PKK en fut à la fin du XXe le représen­tant et acteur, jusqu’au début des années 1990. Et l’on se garde bien de dire ici, trop fort, qu’il n’a de cesse de se sor­tir de ce dogme, afin de le laiss­er per­dur­er à gauche…

Je résume ain­si, pour sim­pli­fi­er, la con­fu­sion peuple/nation, et quelques con­séquences, briève­ment passées au crible, à l’échelle de la Turquie. En Turquie, se con­stru­isit une république plus turque que turque, nation unique et indi­vis­i­ble, tant ter­ri­to­ri­ale­ment qu’idéologique­ment, en total décalage avec sa mosaïque de peu­ples, et d’empreintes cul­turelles et religieuses. Les ana­lystes ont util­isé le con­cept de “turcité”, pour en définir les facettes et la réal­ité. En per­pen­dic­u­laire de cette république, les “peu­ples” issus de la mosaïques du ter­ri­toire, sont rede­venus de fac­to des “minorités”, cer­taines, vic­times des suites du géno­cide, d’autres, de pogroms et d’ex­pul­sion, tan­dis que les Kur­des deve­naient des colonisés de l’in­térieur, subis­sant tout autant mas­sacres et dépor­ta­tion à répéti­tion. N’ou­blions pas les diver­sités religieuses, recoupant elles-mêmes celle de l’his­torique des peu­ple­ments. Et cet état-nation turc, cité sou­vent ici à tort comme “mod­èle de république laïque” sur “des ter­res musul­manes” n’a pas encore un siè­cle entier d’ex­is­tence. Ce moins d’un siè­cle n’a guère con­nu longtemps la paix intérieure.

L’his­toire de la république turque se con­fond avec le pou­voir oli­garchique mis en place d’une main de fer par Mustafa Kemal, puis diver­si­fié et con­solidé par des pou­voirs poli­tiques mil­i­taires, issus de coups d’é­tat, pour rétablir “l’or­dre répub­li­cain”, forte­ment sec­oué par les luttes de class­es, et les affron­te­ments armés entre l’ex­trême gauche turque et les ultra-nation­al­istes dans les années 70. L’évo­lu­tion économique de la Turquie, et son inté­gra­tion cap­i­tal­iste, ont fourni un sou­tien non nég­lige­able à ce pou­voir oli­garchique, et l’ont nour­ri. Nous n’avons là rien de par­ti­c­uli­er, quand on met en par­al­lèle avec l’évo­lu­tion poli­tique tout autant chao­tique d’é­tats européens pris dans la tour­mente de la décoloni­sa­tion, voire, les con­flits européens d’après “chute du mur”, dans les Balkans.
A not­er aus­si, que le moteur prin­ci­pal de ces antag­o­nismes et des crises poli­tiques se trou­ve accom­pa­g­n­er le développe­ment et l’in­té­gra­tion cap­i­tal­iste, et le rôle prég­nant des oli­garchies finan­cières en Europe dans le choix des poli­tiques à met­tre en oeu­vre ou à préserv­er. Il s’ag­it d’an­tag­o­nisme de class­es, face aux fos­sés qui se creusent et qui ren­voient les pop­u­la­tions à la mis­ère et à la pré­car­ité, tout en boulever­sant la géo­gra­phie sociale et ter­ri­to­ri­ale. L’ex­ode rur­al en Turquie abouti­ra à des métrop­o­les énormes où cha­cun se retrou­ve en com­péti­tion dans la vente de sa force de tra­vail, dérac­iné et assigné pour­tant à sa “turcité”.

Vous remar­querez que je fais mien ce terme d’oli­garchie, que je me garde bien d’u­tilis­er autrement pour­tant que pour désign­er un mode d’al­liances d’in­térêts et de pouvoir.

Alors, com­ment expli­quer dans la chronolo­gie turque, l’ar­rivée au pou­voir d’Er­doğan, jusqu’à son pou­voir absolu d’aujourd’hui ?

A pre­mière vue, si l’on prend la grille de lec­ture à la mode peuple/versus com­bat con­tre l’oli­garchie, il aurait tout bon.

Il a effec­tué une “révo­lu­tion citoyenne” sur plus d’une décen­nie, a changé plusieurs fois la con­sti­tu­tion, et aurait juste oublié de “ren­dre les clés” peut être.
Cer­tains autres util­isa­teurs de la sus-dite grille d’analyse, dis­ons à l’ex­trême droite plus nation­al­iste, ne seront pas davan­tage en accord avec l’analyse, une cer­taine reli­gion les en empêchant. Et comme ils fréquentent peu, xéno­pho­bie oblige, les ultra-nation­al­istes turcs, pour­tant idéologique­ment si proches d’eux, ils rejet­teront tout en bloc, der­rière le “pas de ça dans l’Eu­rope”, qu’ils pour­fend­ent pour­tant à la Don Quichotte.

Alors, Erdoğan a‑t-il, par son insoumis­sion à l’oli­garchie kémal­iste, réus­si SA révo­lu­tion citoyenne ? Son pop­ulisme anti-élites, son dégag­isme forcené con­tre la caste mil­i­taire kémal­iste, pour­tant appuyé sur un dis­cours “iden­ti­taire”, celui-là même de la turcité, dou­blé par l’i­den­tité religieuse sun­nite (assumée offi­cielle­ment par les régimes répub­li­cains précé­dents) cor­re­spon­dent au sché­ma “peu­ple con­tre oli­garchie”, dans sa péri­ode d’ac­ces­sion au pou­voir. Remar­quons que la prise pro­gres­sive de pou­voir, sur ce mod­èle, s’est faite par les urnes, dans le cadre des règles de la république, même si elles ont été un peu tor­dues dans un sens ou l’autre à l’occasion.
Le “peu­ple” turc en est-il pour autant au pou­voir ? A écouter Erdoğan, on ne pour­rait que dire oui. A regarder la réal­ité en face, il n’y a guère besoin de faire de dessin, beau­coup vien­nent de dire NON.

Ce pop­ulisme là a mené donc au pire, à la réal­ité d’un pou­voir fas­cis­toïde, pos­sédé et géré par une nou­velle “oli­garchie”, où on retrou­ve pour­tant une com­posante forte de l’an­ci­enne, la finance libérale qui n’a ni odeur ni religion.

Cha­cun de ces para­graphes mérit­erait un ou plusieurs arti­cles. Mais nos lecteurs et lec­tri­ces assidues savent de quoi je parle…

Ajou­tons à cela que l’UE a large­ment con­tribué à l’as­cen­sion poli­tique du per­son­nage, à son com­bat con­tre la caste mil­i­taire, con­tre une cer­taine forme d’é­conomie cap­i­tal­iste “nationale”, et qu’elle a financé par investisse­ments la “Turquie mod­erne” d’Er­doğan, et on remet­tra les choses en per­spec­tives. Et si l’UE a freiné l’in­té­gra­tion poli­tique, (ce qu’Er­doğan exploite très habile­ment en flat­tant le sen­ti­ment sou­verain­iste et nation­al­iste) elle en con­tin­ue néan­moins ses affaires, et même davan­tage, lorsqu’elle délègue la clé de ses fron­tières à Erdoğan, comme à un Kad­hafi autre­fois, pour exor­cis­er ses pho­bies migratoires.

Alors, une “révo­lu­tion citoyenne” qui aurait eu, elle, de mau­vais­es inten­tions, qui plus est “non laïque” ? Le peu­ple turc aurait-il été trompé dans son insoumis­sion oligarchique ?

Mais ne serait-il pas plus sim­ple de recon­naître que ce pop­ulisme là, en guise de logi­ciel poli­tique, qui plus est, dou­blé d’une idéolo­gie répub­li­caine sou­verain­iste, d’une défense de l’é­tat-nation issue de la révo­lu­tion bour­geoise de 1789, (et non de ce qui fut fon­da­teur en son temps comme la Com­mune de Paris), chez une “gauche” française, nous éloigne tant des réal­ités de la lutte des class­es, par esprit de sys­tème, qu’il n’est tout juste bon qu’à char­p­en­ter un pro­gramme élec­toral, le temps d’une prési­den­tielle, pour con­courir avec d’autres populismes…

Au moment où toutes les con­fu­sions poli­tiques entrent en com­péti­tion avec les replis nation­al­istes en tous gen­res, les ques­tions religieuses et iden­ti­taires, ras­sur­antes ou fausse­ment de com­bat con­tre la mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste, ne plus savoir recon­naître un fas­cisme larvé, là où il grandit, agiter les solu­tions nation­al­istes devant des guer­res en cours, trac­er des traits d’é­gal­ité entre les formes insti­tu­tion­nelles que se donne le libéral­isme économique, et j’en passe et des meilleurs, est inopérant et dan­gereux. Il est tout autant délétère, de réduire à des oppo­si­tions binaires, les com­plex­ités des oppo­si­tions sociales, pour n’in­stru­men­talis­er que des colères à des fins élec­toral­istes. De ce fait, même les meilleures analy­ses sur la pré­da­tion cap­i­tal­iste, humaine, sociale, et écologique, la même à l’oeu­vre partout, et servie par des formes de pou­voir poli­tique dif­féren­cié, dis­parais­sent der­rière le sim­plisme populiste.

La tête enfouie dans le fumi­er sur lequel chante le coq nation­al, on n’en­tend plus com­ment chantent les autres, et les chants se mêlent par­fois, comme le soir le Ezan qui résonne sur Istanbul.


* Je pré­cise enfin qu’il s’ag­it bien d’une “chronique”, dans le cadre des “gros mots poli­tiques”, et que j’en assume seul la respon­s­abil­ité, bien qu’elle soit pub­liée ici sur Kedis­tan. Je rap­pelle égale­ment que si des liens sont con­tenus dans le texte, c’est pour éviter bien des polémiques inutiles qui seraient dues à des apparences de rac­cour­cis que j’au­rais pu faire dans un arti­cle de 1700 “gros mots politiques”.

Eng­lish Spot the error : Erdoğan, an oli­garch elect­ed by the people

Image à la une : Osman Orsal
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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…