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On con­naît depuis longtemps l’u­til­i­sa­tion du viol sys­té­ma­tique comme arme de guerre. On le vit encore aujour­d’hui au Con­go, on l’a vu sys­té­ma­tisé en ex Yougoslavie, on sait com­ment Daech l’u­tilise comme affir­ma­tion de pouvoir.

Très récem­ment, des pho­tos de corps de femmes dénudées ont été postées sur les réseaux soci­aux par des mer­ce­naires turcs, mem­bres des forces de répres­sion au Kur­dis­tan nord. Kedis­tan avait choisi de ne pas les dif­fuser, afin de ne pas entr­er dans le jeu machiste et macabre de ceux qui ont com­mis ces crimes de guerre et dif­fusent ces images pour dénier le statut de com­bat­tante à ces femmes, et les rabaiss­er au rang d’ob­jet pornographique et d’ex­u­toire à toutes les violences.

A Ham­bourg, un col­lec­tif a remis en scène ces images, afin d’at­tir­er l’at­ten­tion sur ces mas­sacres.

Nous avons lu (en Anglais), un texte de Olivia Rose Wal­ton, uni­ver­si­taire, qui, entre autres, abor­de et analyse ces actes et leur sig­ni­fi­ca­tion dans la guerre. Nous le repro­duisons ici, avec des tra­duc­tions via le col­lec­tif de Kedis­tan. Vous trou­verez le lien vers le site orig­inel dans la ver­sion anglaise.

cizre femme guerre 1


Comment le patriarcat destructeur de la guerre joue sur le corps des femmes kurdes

«  Ce qui est mis à nu aujour­d’hui ce n’est pas le corps de cette femme qu’ils ont mas­sacrée mais c’est la com­préhen­sion du pou­voir de la guerre lui-même »
Figen Yüksekdağ

Une femme a été tuée dans les rues de Cizre. Son cadavre a été désha­bil­lé par ceux qui l’ont tué. Ce sont des sol­dats, ils pré­ten­dent qu’elle est une com­bat­tante du PKK. Des pho­tos ont été pris­es ; elles cir­cu­lent partout aux infos et sur les réseaux soci­aux. Ce n’est pas la pre­mière fois que ça arrive.

Le corps de cette com­bat­tante kurde est devenu — encore une fois – un sym­bole des inten­tions du gou­verne­ment : il ne s’ag­it pas de « stop­per le ter­ror­isme » mais de forcer une région entière à se soumet­tre par les bom­barde­ments et par des humil­i­a­tions sys­té­ma­tiques. Le prob­lème est que dans cet acte de déshu­man­i­sa­tion, le pou­voir réel de la femme et de ce qu’est ce qu’elle représente est évi­dent. Dans tout sys­tème patri­ar­cal, une femme qui a choisi de résis­ter est exas­pérante, elle déclenche une sorte de rage qui autorise ses assas­sins à la désha­biller et à la faire disparaître.

La déc­la­ra­tion ci-dessus de la co-prési­dente du HDP Figen Yük­sek­dağ le dit par­faite­ment. De pareilles actions ne démon­trent pas sim­ple­ment la volon­té du gou­verne­ment de répon­dre à ceux qui com­met­traient des actes de ter­reur con­tre l’E­tat ou les civils, mais beau­coup plus large­ment de semer le doute. La moin­dre demande poli­tique faîte par des organ­i­sa­tions kur­des est réduite à des actes de ter­reur con­tre l’E­tat Turc. Les qual­i­fi­er de « ter­ror­istes » dans un sens sert un dou­ble objec­tif. Pre­mière­ment, un ter­ror­iste ne mérite pas une procé­dure de jus­tice ordi­naire mais peut être tué car il est éti­queté comme tel. Deux­ième­ment, le con­cept de « ter­ror­iste » est assez vague pour pou­voir être éten­du à pra­tique­ment toute la pop­u­la­tion kurde, ou à quiconque sus­pec­té d’avoir des opin­ions con­tre l’E­tat. Une récente et vive démon­stra­tion de cela était le bom­barde­ment de civils blessés – dont quelques uns qui étaient des com­bat­tants du PKK, selon les dires de l’E­tat  – dans des bases de Cizre. Une fois qu’une per­son­ne est désignée comme « ter­ror­iste » par l’E­tat, sa place de citoyen, c’est à dire sa place de per­son­ne avec des droits, est tout sim­ple­ment effacée.

Dans cette guerre étrange et amor­phe, le corps d’une femme morte est devenu un mes­sage, un sym­bole. Elle ne devait pas seule­ment mourir, elle devait être dénuée de toute dig­nité. Elle n’est pas un sol­dat, ni une rebelle, ni une enne­mie, ni une com­bat­tante – elle est d’abord et avant tout une femme, rien d’autre qu’un corps. Elle a été réduite à cela parce que la men­ace qu’elle incar­ne est mul­ti­ple : elle est une femme, mais aus­si une kurde, et une com­bat­tante, une rebelle. Dans la logique hiérar­chique du sys­tème patri­ar­cal, elle devait d’abord être réduite à rien d’autre que son rôle de femme, puis réduite à encore moins qu’une femme – une femme déshon­orée, une femme nue.

Dans « Le Corps dans la douleur », Elaine Scar­ry fait val­oir que la tor­ture est une ruse, « un acte du drame com­pen­satoire », mené sur le corps du pris­on­nier ou de la vic­time – cela pro­duit une douleur physique qui appa­raît comme incon­testable­ment réelle. Je dirais que quelque chose de sim­i­laire s’est pro­duit dans ce cas là, et dans d’autres comme celui-ci, où le corps est dénué de toute dig­nité, et doit en être privé même après la mort : c’est une expo­si­tion du pou­voir de ceux qui l’ont tué et désha­bil­lé, et le but ici est de mon­tr­er le vrai pou­voir de l’E­tat et de ses formes armées.

La femme est effacée et sa place est lais­sée unique­ment à la mar­que de la puis­sance de l’E­tat. Yuk­sekdag, dans sa déc­la­ra­tion à pro­pos de la pho­to, notait que beau­coup des corps venant de Cizre et des autres villes du sud-est qui se présen­taient à la morgue « n’avait plus d’in­tégrité physique ». Cela sug­gère qu’il y a quelque chose de sys­té­ma­tique dans ce genre de tor­tures ou d’in­ter­fer­ences après la mort : le but ce n’est pas sim­ple­ment d’élim­in­er l’ennemi(e) mais de la déshu­man­is­er complètement.

Le corps de la femme sur la pho­to n’a pas été retrou­vé. Elle a dis­paru. Com­ment peut-on faire le deuil d’une per­son­ne qui main­tenant n’ex­iste plus ? Comme Nico­las Glas­ton­bury l’a souligné dans un arti­cle pour Jadaliyya, le deuil est un acte haute­ment poli­tique – les attaques des funérailles des vic­times de Suruç, ou encore la destruc­tion des tombes, et les répres­sions au moment des funérailles de com­bat­tants kur­des ont lieu parce que ces morts sont con­sid­érées comme n’é­tant pas assez pré­cieuses pour que le pub­lic puisse affich­er de la recon­nais­sance et du respect. Glas­ton­bury s’ap­puie sur l’ar­gu­ment de Judith But­ler selon lequel le deuil pub­lic délim­ite quelles vies – quelles per­son­nes – sont pré­cieuses. Dans l’équa­tion courante, la vie d’une femme kurde com­bat­tante (si c’est ce qu’elle était) s’in­scris donc si bas dans l’échelle de la valeur qu’elle peut être util­isée comme un symbole.

Tout cela est doc­u­men­té comme une sorte d’im­age pornographique qui ressem­ble aux restes d’un snuff movie, brouil­lés avec cynisme  dans les prin­ci­paux sites d’in­for­ma­tions. Andrea Dworkin a avancé que ce genre d’im­ages – où le pou­voir visu­al­isé cor­re­spond au pou­voir actuel – autorise « la purge des femmes orig­i­naires d’une com­mu­nauté partagée qui elle  prend soin des droits de l’homme et du respect ». Si il n’y avait pas eu d’im­age, l’acte aurait été lim­ité à ceux qui y ont pris part. L’im­age, infin­i­ment repro­ductible, réaf­firme à chaque fois le déséquili­bre du pou­voir. Mais ce déséquili­bre n’est pas sacro-saint. Comme Yuk­sekdag le sou­tient, cer­tains actes ne font que ren­forcer la déter­mi­na­tion de la résis­tance fémi­nine. En effet, une par­tie de ce genre de com­porte­ments hor­ri­bles découle de l’ex­is­tence d’un pou­voir vivant et très réel chez la femme sol­dat qui même dans la mort, ne peut pas être cor­recte­ment éradiquée et doit donc être non seule­ment humil­iée mais en plus dépouil­lée. Sans doutes que la vio­lence qu’on lui a infligée sig­ni­fie que son exis­tence a frap­pé une corde profonde.

Comme Dilar Dirik le souligne dans « A speech at the New World Sum­mit », les femmes kur­des ont pour­tant décidé depuis bien longtemps que ce pourquoi elles étaient en train de se bat­tre n’é­tait pas une Nation ( qui n’abolit en aucun cas le sys­tème sexe/genre) mais une nou­velle manière d’ex­is­ter, dans laque­lle les femmes ne sont pas libérées de l’homme par des pro­jets d’au­tonomi­sa­tion gérés par l’E­tat mais dans laque­lle elles incar­nent elles mêmes  leur pou­voir poli­tique et s’en­ga­gent active­ment à tous les niveaux de la société.

Olivia Rose Walton
Source
Traduit col­lec­tive­ment par Kedis­tan


Lire aus­si : La fas­ci­na­tion des occi­den­taux pour les com­bat­tantes kur­des « qui déchirent »


Ajout du 22 février 2016, afin que ces femmes aient une identité et une humanité :

Les corps d’une femme et un homme tués récem­ment à ‪#‎Sur‬ /Diyarbakir, et exhibés nus par JITEM sur Twit­ter, ont été iden­ti­fiés par leurs familles.

Il s’ag­it d’Asya Taşçı, 23 ans, (nom de guerre Miz­gin Nuda Koçer, de Siirt) mem­bre des YPS-JIN et de Faruk Kaç­man de Silvan/Diyarbakir.

Le 10 août 2015, des pho­tos de cadavre d’une autre femme avaient été pub­liées par ces mêmes forces spé­ciales. Dans une des pho­tos, on voit un cadavre d’une femme nue tor­turé et poignardé à la hanche. On appren­dra plus tard, qu’il s’agit d’une guéril­la kurde du nom de Kevs­er Elturk, tor­turée et mutilée après avoir été exé­cutée, à Var­to, le dis­trict de Mus, le 10 août 2015.

Dessin de Zehra Dogan


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