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Chers ami.es,

Les événe­ments récents de ces derniers mois indiquent claire­ment que le régime d’Er­doğan a resser­ré son emprise sur les voix dis­si­dentes : L’ar­resta­tion et le procès du Dr Şeb­nem Fin­cancı (doc­teur en médecine et mil­i­tant des droits de l’homme, prési­dent de l’As­so­ci­a­tion des médecins turcs), le procès de Pınar Selek, les inter­dic­tions d’ac­cès à l’in­ter­net et les inter­dic­tions de livres… Un livre de plus a été inter­dit : “Même le silence ne vous appar­tient plus”.

Rien de vrai­ment dra­ma­tique ! Un livre de plus inter­dit dans les pris­ons, les bib­lio­thèques, les écoles, les lieux publics, un livre de plus que per­son­ne n’osera ven­dre ! Mon livre !

Même le silence ne vous appar­tient plus” a six ans. Il a été pub­lié pour la pre­mière fois en France (Actes Sud) alors que j’é­tais en prison, le livre audio a été inter­prété par Cather­ine Deneuve ! (Edi­tions des femmes), puis traduit en plusieurs langues, dont l’alle­mand, le grec, le sué­dois, le norvégien, le roumain et l’i­tal­ien. Pour la plu­part de ses lecteurs, c’est aus­si un livre de lit­téra­ture. Le livre, dont le titre est emprun­té à Seferis, est essen­tielle­ment un livre de lit­téra­ture et déten­teur du prix Vicen­zo Padu­la en Ital­ie. Des textes du livre ont été adap­tés au théâtre à Graz , et sont actuelle­ment en cours d’adap­ta­tion à l’opéra en France.

Je tiens à soulign­er une fois de plus qu’au­cun des arti­cles de ce recueil n’a jamais été incrim­iné ! Cer­tains ont été ver­sés à mon dossier comme preuves, lors de mon procès (procès Özgür Gün­dem), ce qui m’a valu d’être acquit­tée ! Deux fois… Les atroc­ités dont j’ai par­lé ont été prou­vées depuis longtemps. Con­fron­ter aus­si les crimes com­mis con­tre les Arméniens n’est pas une offense à la nation turque, au con­traire, cela nous aide à affron­ter la réal­ité actuelle.

Il y a d’autres dimen­sions à pren­dre en compte dans cette inter­dic­tion. Il s’ag­it d’un rejet de la cul­ture, de la langue, de l’i­den­tité et, en fait, de la réal­ité kurde… E. est un émi­nent poète kurde (dont le nom offi­ciel doit rester caché), ain­si qu’un pris­on­nier poli­tique. Il a traduit mon roman Le Bâti­ment de pierre”, en kurde, en 2020. Nous avions dédié les droits d’au­teur à la pub­li­ca­tion de man­u­scrits lit­téraires de pris­on­niers poli­tiques. Alors qu’il était sur le point de ter­min­er la tra­duc­tion de mon autre roman La Ville dont la Cape est Rouge, sa tra­duc­tion man­u­scrite a été con­fisquée. Alors qu’il menait un com­bat juridique pour récupér­er son man­u­scrit, un nou­veau procès s’est ouvert, cette fois pour le livre d’es­sais, et s’est apparem­ment ter­miné par notre défaite.

Voici quelques lignes de la déci­sion de jus­tice (déjà con­fir­mée par la Haute Cour le 24.11.2022) con­cer­nant le livre en Turquie :

dif­fame les forces mil­i­taires turques, calom­nie la police et l’ar­mée turques avec des affir­ma­tions impos­si­bles à prou­ver, com­pare le bom­barde­ment de Lice (en 1993) à la Nuit de Cristal, dif­fame les pris­ons turques, accuse et incrim­ine l’É­tat turc en affir­mant que l’É­tat est impi­toy­able et dis­crim­i­na­toire, offense la nation turque en accep­tant le soi-dis­ant géno­cide arménien, présente les mem­bres d’or­gan­i­sa­tions ter­ror­istes comme des vic­times inno­centes en gar­dant le silence sur leurs actes et peut provo­quer la haine et la vengeance chez les pris­on­niers, ain­si que des réac­tions néga­tives à l’é­gard du per­son­nel pénitentiaire”…

Ma réponse : J’écris depuis 1998 dans la presse turque et étrangère, et aucun de mes arti­cles n’a jamais été traduit en jus­tice. Mes affir­ma­tions ont été prou­vées depuis longtemps et même admis­es par l’E­tat, plusieurs reportages, témoignages, doc­u­men­taires sont disponibles. J’ai été acquit­tée de toutes les charges retenues con­tre moi unique­ment parce que je fai­sais par­tie du con­seil con­sul­tatif d’Özgür Gün­dem (arti­cle 302, “la destruc­tion de l’u­nité de l’E­tat”, ain­si que l’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste et la pro­pa­gande ter­ror­iste). Mes arti­cles ont été ver­sés au dossier comme “preuves”, puis l’af­faire a été rou­verte en 2020 pour pro­pa­gande répéti­tive, et s’est sol­dée par un nou­v­el acquittement.

Tra­duc­tion en kurde : Le pris­on­nier du PKK et poète kurde E. a traduit mon roman “Bâti­ment de pierre” en kurde, pub­lié par les Edi­tions Aryen en 2020. (“Avahiya Keviri u En Din”) Dans un geste sym­bol­ique de sol­i­dar­ité, l’édi­teur et moi-même avions décidé de faire don des droits d’au­teur du livre aux pris­on­niers poli­tiques qui ten­tent de pub­li­er leurs textes. E. a con­tin­ué à traduire mon tra­vail. Tout d’abord, sa tra­duc­tion de La Ville dont la Cape est Rouge” a été con­fisquée par les autorités péni­ten­ti­aires. Ensuite, les autorités péni­ten­ti­aires n’ont pas lais­sé entr­er mon livre d’es­sais, et le procès a abouti à la con­damna­tion du livre.

Main­tenant, avec cette déci­sion de jus­tice, non seule­ment le livre ne pour­ra plus entr­er dans toutes les pris­ons, mais aus­si dans les écoles, les bib­lio­thèques et les insti­tu­tions offi­cielles. Il ne s’ag­it pas encore d’une déci­sion de con­fis­ca­tion, les vendeurs de livres peu­vent donc encore ven­dre, mais avec cette déci­sion de jus­tice, ils courent le risque d’être con­fisqués. Dans la pra­tique, la dis­tri­b­u­tion et la vente du livre s’en trou­veront donc entravées.

Mais c’est plus qu’un livre qui est men­acé en ce moment. Cette déci­sion de jus­tice est une puni­tion pour tous ceux qui cri­tiquent la vio­lence de l’É­tat, c’est clair. Mais j’in­ter­prète aus­si cette déci­sion comme une ten­ta­tive d’empêcher toutes les actions de sol­i­dar­ité avec les pris­on­niers poli­tiques et entre les écrivains turcs et kurdes.

Il s’ag­it d’un acte d’op­pres­sion con­tre la lit­téra­ture qui dépasse les frontières !

Je pense qu’il s’ag­it égale­ment d’un acte délibéré visant à met­tre un terme à toutes les actions de sol­i­dar­ité entre les écrivains turcs et kur­des, à toutes les actions de sol­i­dar­ité entre les pris­on­niers poli­tiques et ceux qui sont tem­po­raire­ment libérés.

Ce n’est qu’un livre de plus. Par­mi des mil­liers… Mais c’est mon “mot”, le “mot” d’E., nos voix qui s’u­nis­sent pour com­pos­er un air que nous voulons chanter ensem­ble, un air qui s’élèvera plus haut avec chaque cœur humain qui l’entendra…

Mer­ci à ceux qui veu­lent se join­dre à nous.

Aslı Erdoğan


Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
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