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Dans ces contrées pauvres, dans ces maisons aux toits de terre, ô combien avait-on peur d’un cadavre frais… Ce mort qui sortirait de sa tombe la nuit, et, dans son blanc linceul, effrayerait les survivants !
C’est alors que le matelas de notre mère étalé sur le sol se transformait en une grande place qui nous accueillait tous serrés en son sein. Puis elle disait patiemment, d’une façon calme et claire : “La mort est l’ordre d’Allah et personne ne peut y échapper, tout le monde n’est égal que dans la mort. Azraël frappe à la porte des riches comme des pauvres et prend la vie de qui il veut. Allah donna la mort d’abord à la pierre, la pierre gronda de douleur, se fissura et craqua, d’énormes montagnes fondirent et se transformèrent en plaines plates. Allah regarda la pierre et dit ‘non, non, la mort est trop pesante pour la pierre, elle ne pourra jamais la porter’. Puis il donna la mort à la terre. La terre ne la supporta pas non plus, se réduisit en poussière, elle fondit, fondit, fondit, et devint un désert infécond, sans vie. ‘Non’, dit Allah, ‘la mort est aussi trop lourde pour la terre, elle ne peut supporter la douleur de la mort’. Alors il remit la mort à l’humain, et il vit que certains pleuraient, d’autres riaient, certains comptaient l’argent, prenaient la vie, même de leur frère, d’autres creusaient le puits d’un autre, les uns brûlait, les autres s’éteignaient, les uns rassasiés, les autres dans la faim… C’est alors qu’Allah a dit, ‘Bah voila, j’ai trouvé le creuset et le lit de la douleur de la mort, seuls les humains peuvent la supporter, seuls les humains peuvent l’endurer.’ Alors il donna la douleur de la mort aux êtres humains… “.
Sait-on que Nazım estime la douleur de la mort à une année, en écrivant à sa bien-aimée ?
Tu vivras, ma femme
Mon souvenir comme une fumée noire
se dispersera dans le vent.
Tu vivras, sœur aux cheveux roux de mon cœur
Les morts n’occupent pas plus d’un an
les gens du vingtième siècle.Extrait de Lettre à ma femme” de Nâzım Hikmet
La période de deuil d’une mère qui a perdu son enfant est-elle aussi d’un an… ?
*
Il fut un temps où nous avions peur des morts, nous avions peur des fantômes, des goules, des contes, des légendes… Comment pouvions-nous savoir que les vivants étaient plus dangereux encore ?
Nous sommes dans le cimetière arboré ; une superficie de 33 hectares… Dans ce cimetière, créé en 1914, se retrouvent les fosses communes de la 1ère et de la 2ème guerre mondiale… Des milliers de tombes s’étirent sur ce vaste terrain.
Les arbres ont secoué toutes leurs feuilles et les ont jetées à leurs pieds, tout ce qui est vieux, tout ce qui n’est plus nécessaire, gît sur le sol. Ces feuilles seront prises dans les tourbillons des vents, comme des enfants qui ne veulent pas quitter les jupes de leur mère, elles se resserreront aux pieds de l’arbre… Puis des vents beaucoup plus forts souffleront, alors les feuilles seront dispersées dans un bruissement amer, puis il pleuvra, puis la mort, et les feuilles, impuissantes, pourriront, comme la vie humaine…
L’arbre est fier, l’arbre est fertile, il reverdira, encore et encore.
L’hiver est arrivé. Mais ici, c’est toujours l’hiver… même le printemps n’est qu’un hiver pluvieux.
Il faut une autorisation spéciale pour entrer dans le crématorium annexé au cimetière forestier de Darmstadt. Heureusement, j’ai obtenu cette permission du chef du département…
Ce deuxième crématorium à pollution réduite de la ville, qui a commencé son fonctionnement en 2001, conformément à la loi fédérale sur le contrôle des émissions, permet de procéder à 4 500 crémations par an. Il comporte 63 chambres froides. Il y a également une grande salle de prière et de commémoration appelée “la paix forestière”, et partagée par toutes les confessions. Il existe également un carré musulman, créé ces dernières années, qui fait face à la qibla.1
Dans le couloir de la grande salle, sont disposés en rangs des cercueils flambant neufs, comme s’ils sortaient tout juste de l’atelier du menuisier, avec chacun l’identité du défunt, et la cause du décès, inscrites dessus. Ils attendent d’être incinérés. Pour la plupart, la cause du décès est le covid-19… Il y a autant de défunts jeunes que des défunts âgés. Dans la salle, une lourde odeur de suie et de brûlé brûle la gorge. Les faïences blanches sont recouvertes d’une sorte de suif grisâtre. La couche de graisse au sol est d’un degré à prouver la thèse qui affirme que le fascisme hitlérien ait fabriqué du savon, à partir des restes de ses victimes incinérées.
Les cercueils sont amenés à tour de rôle vers les fours situés à l’intérieur, où, après environ une heure de crémation, les ossements calcinés restants du corps sont broyés à l’aide d’un broyeur spécial, et remis dans un pot en terre cuite, ou un vase en métal, selon les souhaits des proches du défunt, et leur sont rendus. Il est également possible d’observer tout le processus sur un moniteur.
L’époque où nous avions peur d’un cadavre frais, où nous retirions nos couettes de laine sur nos têtes et nous tremblions de peur, est désormais bien loin, derrière la montagne Qaf 2… C’est bien lointain, car les vivants sont beaucoup plus dangereux que les morts. Nous nous en sommes rendus compte…
Deux femmes africaines font le ménage en ces lieux. L’une est nigériane, l’autre ghanéenne. La nigériane a fui les persécutions de Boko Haram. Boko Haram, qui, dans une zone forestière broussailleuse, sous les yeux de l’Europe, se livre aux pratiques les plus primitives et les plus sauvages, impose des règles réactionnaires, enlève des filles et des femmes, les persécute. Les deux femmes sont de ferventes chrétiennes, fidèles gardiennes de la Bible transmise par leurs ancêtres. Elles ont toutes deux une peau noire comme du charbon, des cheveux tressés, des hanches larges, de gros seins, lèvres épaisses et dents blanches, et langue rose, comme dans l’imagerie.
Croyiez-vous que ce qu’a subi Saartjie Baartman entre les mains de l’homme blanc est terminé ? Les larges hanches des femmes africaines sont toujours un jouet entre leurs mains. Peut-être ne sont-elles plus exposées dans une cage, avec des rhinocérons, mais elles sont toujours victimes du sexe de masse des hommes blancs bourgeois. Et les femmes africaines en Europe…
Ces deux-là ont un peu plus de chance, elles sont capables d’apporter du pain à leurs enfants en nettoyant la suie des morts, mais qu’en est-il des autres larges hanches…? Dans les lits sanglants de leur vie nocturne, les femmes africaines, toujours victimes sexuelles de l’homme bourgeois blanc…
J’ai connu une Africaine au dos cassé d’une trentaine d’années qui était venue d’Allemagne du Nord,. Peut-être avait-elle fui. Une Africaine au dos cassé sous l’assaut de gros bourgeois blancs, aux hanches larges et aux gros seins. Elle ne travaillait pas beaucoup. Elle est repartie sans même avoir terminé le premier mois de son contrat de travail. Que lui est-il arrivé, où est-elle allée, est-elle même encore en vie ? Qui saurait ?
Autrefois, nous avions peur des morts, qu’ils reviennent à la vie, c’est bien ça ? Les vivants ne sont-ils pas bien plus dangereux, bien plus cruels, bien plus terrifiants que les morts ?
Partout où il y a un grand centre commercial, il y a une femme africaine qui attend dans les toilettes. Alors que nous sommes des étrangers ici, elles-ils sont deux fois étrangers, des délinquants potentiels, des esclaves du pire, du plus lourd travail. Nous sommes au pays de l’homme blanc, très démocratique, nous sommes en Europe où l’on vend le plus d’armes, où l’on vend le plus de femmes, où les jeunes deviennent fous à cause de la drogue, où l’on brûle le plus de morts, où l’on développe le plus d’exploitation, et, petit à petit, le plus de racisme… Classes, oppresseurs, opprimés… Nous sommes des immigré.es à des tables qui sentent le pain qui sent la suie. Partout où nous regardons, nous sommes confrontés à la souffrance, surtout celles et ceux qui sont en bas de l’échelle.
En sortant du crématorium, je regarde le masque qui se tient sur ma bouche, il est devenu gris. A l’intérieur il y a tant de morts qui attendent d’être incinérés, tant d’urnes… Puis, une sorte de tas de déchets particulier, entouré de grilles de fer, attire mon regard. Des urnes brisées, des cendres, comme une petite colline, de petites pierres tombales carrées, en marbre, avec des croix, avec des noms écrits, à moitié brisées. Les cendres des morts oubliés, comme s’ils étaient des produits de consommation achetés pour une certaine durée, descendus de leurs étagères en béton, cendres jetées à la poubelle…
Les urnes ont l’air de dire, “donne-moi ta main tant que je suis vivant, à quoi bon après ma mort ?”. La vie est comme ça, exactement comme ça, comme le ventre de la grande Europe, où les pauvres se réfugient en fuyant l’exploitation des pays riches, elle avale et broie tout sans pitié…
Malgré tout, je voudrais bien que mes cendres aillent vers mon pays dans une urne… qu’elles partent avec nostalgie, qu’elles soient dispersées par un vent chaud soufflant de Harput à Kuzova pour que mes yeux se ferment en paix, après avoir vu le pays, encore une fois.