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Hazirok était aus­si éten­du que la table d’un frère, aus­si chaleureux que la table d’une soeur, et assez fer­tile, pour nour­rir toute une armée. Sa route, qui se tord comme un ser­pent, depuis le milieu du vil­lage, par­tait d’E­laz­iz et s’é­tendait jusqu’aux mon­tagnes de Çemişgezek, d’où elle salu­ait ses anci­ennes terres…

Des maisons se rangeaient sur les deux côtés de la route, et, se cachaient der­rière celles-ci, de petites bâtiss­es en terre, parsemées dans tout le vil­lage, tel un col­lier de per­les de couleur ambre, qui serait tombé du cou d’une gra­cieuse mar­iée, et dont réson­nent de joyeux cris d’en­fants… Les éclats de voix des enfants, qui tin­taient depuis les qua­tre coins du vil­lage, s’as­so­ci­aient aux rumeurs des ani­maux, et se méta­mor­pho­saient en une har­monie musi­cale, qu’on ne trou­verait nulle part au monde.

Ces maisons de pier­res, maçon­nées jusqu’à mi-hau­teur, puis con­sti­tuées de rangées de briques d’adobe, ressem­blaient à de vieux mûri­ers, qui, fatigués d’avoir tra­ver­sé je ne sais quelles épo­ques, se seraient abat­tus juste là, et y auraient pris racine…

Des pier­res tail­lées, inclus­es dans le corps des maisons mi-terre-mi-pier­res, avaient été démon­tées des murs de monastères et d’églis­es, qui avaient servi autre­fois, à une autre civil­i­sa­tion et à une autre croy­ance, sur cette anci­enne terre. Preuves et traces d’une foi du passé et des Ouïghours, ces pier­res étaient dis­posées soigneuse­ment sur les murs des maisons du vil­lage… Chaque morceau de pierre ressem­blait à un organe arraché d’un corps humain. L’une était un bras, l’autre une jambe, une épaule, une autre encore, parais­sait comme une paire d’yeux ouverts, fatiguée d’at­ten­dre en scru­tant la route.

Les pier­res tail­lées qui regar­dait avec tristesse, avec de grands yeux fatigués ouverts, étaient aus­si nom­breuses que les hiboux orphe­lins dont on aurait détru­it le nid.

Chaque print­emps, de nou­velles fon­da­tions de maisons, creusées, fai­saient appa­raitre par­fois des squelettes humains, et, par­fois, révélaient de très vieux cimetières. On pleu­rait alors la jeunesse d’une touffe de cheveux, d’une rangée de dents blanch­es, d’un squelette sec. Puis, ces squelettes étaient à nou­veau enfouis dans le cimetière du vil­lage, avec une pro­fonde repen­tance, et mille et une deman­des de par­don. Pen­dant un temps, on gémis­sait, on se lamen­tait, on essayait d’imag­in­er leur jeunesse, les cir­con­stances de leur mort, et, finale­ment, on les oubliait…

Le vil­lage com­por­tait trois quartiers : quarti­er haut, quarti­er du milieu et quarti­er bas… Le quarti­er bas apparte­nait grande­ment aux plus anciens du coin.  Ces per­son­nes étaient comme les dernières représen­tantes de tra­di­tions établies de longue date, et de cul­tures pro­fondé­ment enrac­inées. Bien que ces squelettes, sous la terre, aient eu d’autres croy­ances, c’é­tait comme si, avant de par­tir, ils avaient mur­muré à leurs oreilles, tout ce qu’ils avaient appris, tout ce qu’ils savaient, et toutes leurs dernières trouvailles.

Les habitant.e.s du quarti­er bas étaient les plus chanceux. Eux, avaient aus­si les con­nais­sances et l’ex­péri­ence néces­saires pour s’in­té­gr­er dans tous les domaines de la vie. Ce ruis­selle­ment de con­nais­sances et de savoir faire, était en par­ti­c­uli­er, comme une riv­ière claire qui coulait de femme en femme.

L’am­ple route qui divi­sait le vil­lage en plein milieu, en se ral­longeant vers le bas quarti­er, se pour­suiv­ait par un chemin courbe, comme s’il s’é­tait presque séparé du vil­lage. Devant qua­si toutes les maisons, il y avait un mûri­er plan­té. Et la fontaine voûtée, accueil­lant tout le quarti­er bas, était un lieu de rassem­ble­ment et de partage, et par­ti­c­ulière­ment celui des femmes. Si ce quarti­er sem­blait à part, cela ne voulait pas dire que c’é­tait un lieu esseulé. Au con­traire, l’en­droit le plus fréquen­té, le plus pas­sant, était juste­ment celui-ci, le bas quartier.

Là, se trou­vait le lieu des sou­venirs inou­bli­ables aux­quels on ne peut renon­cer, des cha­grins, des amours, et leur cimetière, qui serait aus­si la dernière demeure. Chaque fois qu’une nou­velle tombe était creusée, cet endroit se muait en un flot de per­son­nes. Les femmes se grif­faient le vis­age avec leurs ongles, ver­saient des larmes de sang. Ces céré­monies douloureuses, qui duraient, jusqu’à leurs derniers cris, ne se ter­mi­naient que lorsque deux per­son­nes pre­naient par le dessous de bras celle ou celui qui pleu­rait son deuil, et le trainait jusqu’à sa mai­son. Des jours comme cela, les mariages étaient reportés, per­son­ne ne s’a­mu­sait, ne riait, ne chan­tait. Cette expres­sion de respect pour les maisons des défunts, rendait la sol­i­dar­ité pro­fondé­ment enrac­inée, mais aus­si permanente.

Uzuntarla

Ce cimetière, plongée dans un som­meil éter­nel, on n’en revient jamais. Juste à côté de cette demeure des morts, se trou­vait une petite mai­son qui ressem­blait à la sil­hou­ette d’un vieil homme, ressor­ti de la préhis­toire, et age­nouil­lé sur le sol. S’il n’y avait pas eu un petit champs entre les deux, on aurait pen­sé que cette mai­son fai­sait par­tie du cimetière.

Cette petite mai­son pau­vre abri­tait une mère, et son nom était Mauş.

Que des gens arrivent avec pelles et pioches pour creuser un nou­veau tombeau, qu’un groupe se rassem­ble dans le cimetière, et à cet instant, Mauş affolée, bat­tait des ailes comme un coq aux plumes coupées, ses cordes vocales, ses dents, qui claquaient, pro­dui­saient une forte tem­pête. Elle trem­blait tant, elle était telle­ment glacée, que des cou­ettes en laine ne lui suff­i­saient pas. Sous la cou­ver­ture tirée jusqu’à sa tête, elle trem­blait comme si elle avait attrapé la fièvre. Elle n’en sor­tait plus la tête. Les quelques jours et nuits suiv­ants elle ne met­tait pas le nez dehors. Même ses qua­tre petits enfants fai­saient leurs besoins dans une bassine.

Toute cette ter­reur, cette atmo­sphère de mort, affec­taient aus­si les enfants. Ils se ser­raient les uns con­tre les autres, comme une boule trem­blante, et s’en­dor­maient dans l’ob­scu­rité aveu­gle de la nuit.

C’é­tait la résur­rec­tion des morts, leur retour vers le monde qu’ils avaient tant aimé, ou bien le rejet de la terre, qui refuse une mau­vaise per­son­ne, et cela don­nait des fan­tômes. Les fan­tômes, l’ob­jet prin­ci­pal de leur frayeur. “Les revenants”, comme des appari­tions macabres qui s’a­bat­taient tels des cauchemars, dans la noirceur de l’époque, et fendaient l’ob­scu­rité bla­farde des lam­pes à gaz. Aus­si, com­bi­en de per­son­nes sont ain­si tombées malades, tran­sies de peur ; on n’au­raient pas assez de doigts pour les compter. Dans le vil­lage, qua­si chaque per­son­ne avait son fan­tôme, celui qu’elle avait vu, ou bien une his­toire de revenant, qu’elle connaissait.

Mauş a mis au monde et élevé huit enfants dans cette mai­son. Même, elle en a mar­ié qua­tre, cinq. Mais sa peur et sa han­tise des fan­tômes n’ont jamais dis­paru. Elle en a vécu des man­ques. Elle a souf­fert, elle fut battue, mais rien ne fut aus­si per­sis­tant que sa peur des revenants. Cette frayeur était comme ancrée dans son âme, elle ne l’a jamais quit­tée… Cette peur, qui sem­blait coller à la peau de Mauş, qui durait si longtemps, si ter­ri­fi­ante, si épuisante, devait bien avoir une origine.

Parce que rien ne peut exis­ter sans raison…

L’histoire d’Osman…

Osman était natif d’une des familles les plus anci­ennes du vil­lage… C’é­tait un homme qui tenait de par son père, bon nom­bre de champs, de vignes et jardins. Il avait mené une vie heureuse, à Hazirok, partageant la table famil­iale avec sa fratrie. Mais, les enfants avaient gran­di. Cet ensem­ble heureux, avait changé, au fur et à mesure, lorsque cha­cun avait quit­té à son tour la mai­son, pour fonder son pro­pre foy­er. Par­fois, l’amour et la fra­ter­nité se trans­for­ment en une vilaine haine. Ce qui s’im­misçait entre les uns et les autres, qui les divi­sait, qui les rendait hos­tiles, c’é­tait “l’héritage”, que cha­cun dev­inait ne pas devoir être partagé équitable­ment. Nul n’é­tait sat­is­fait de sa part.

La matière à querelle qui entre entre les frères comme un enne­mi dans la mai­son, qui les décime, c’est l’ar­gent, et, dans la vie du vil­lage, l’ar­gent, c’est la terre, les champs…

Voilà cette fichue ambi­tion de pro­priété, qui prend l’hu­main en otage, au point de faire faire détru­ire un frère par un autre, et qui ouvrait par­fois, dans la poitrine de la fra­ter­nité, des plaies inguériss­ables et impar­donnables à jamais. Dans cette dis­pute de ter­res, Osman, lui aus­si, avait quit­té le foy­er du père, avec blessures et fra­cas. Il avait réparé une mai­son arméni­enne, à moitié ruinée, située dans le bas quarti­er du vil­lage, et s’y était instal­lé. Il avait fait de cette mai­son restée de l’ar­ménien, cette mai­son orphe­line, délabrée, son nid. Père de deux enfants, il s’é­tait fait lui aus­si fer­mi­er, comme tous les paysans. Avec sa part de l’héritage con­testée, il s’en sortait.

Sa femme, une fille de muhad­jir 1 a la peau d’une telle blancheur que même ses cils ressem­blent à du lait blanc. Osman lui, est un jeune homme aux cheveux noirs, de taille moyenne. Tous deux se bat­tent pour gag­n­er davan­tage d’ar­gent. Les frères, en com­péti­tion les uns avec les autres, se boudent.

La mouhad­jir de femme d’Os­man est enceinte. Le cou­ple a déjà deux fils, encore petits. Sa com­pagne est aus­si l’amie com­plice de Mauş, sa proche con­fi­dente. Elles se fichent d’être de croy­ances dif­férentes, elles s’ap­pren­nent beau­coup, récipro­que­ment. La belle-fille muhad­jir mange tout de la main de Mauş. Elle se fiche des fat­was religieuses. Mauş elle, est proche comme une soeur, sincère et dés­in­téressée. L’ac­couche­ment de la brue blanche comme le lait, est donc tout proche. Mais elle et Osman tra­vail­lent si dur, jour et nuit, pour acheter encore meilleur que ces champs immenses et fer­tiles, qui auraient pu être leur lot d’héritage. L’une et l’autre se sont jurés… Osman devien­dra plus riche et supérieur aux autres. Alors ils tra­vail­lent, jour et nuit, dents et ongles, ils s’acharnent.

Le jour arrive et la mar­iée blanche enfante. Encore un garçon. Un petit comme une boule de lumière, aus­si blanc que sa mère, aus­si bril­lant que la lune…

On dit “Le tombeau d’une femme ayant accouché reste ouvert durant 40 jours. Azraël attend à sa porte durant 40 jours. Ou bien, Albasar 2prend le bébé et l’emporte, lais­sant la mai­son incom­plète, les coeurs brisés. Alors pen­dant ces 40 jours, il faut pren­dre soin de la mère, la bien nour­rir, la bichonner.”

Mais qui l’é­coute ? Blanche est jeune. Elle pense qu’elle peut refaire le monde.

Elle retra­vail­la comme si elle n’a jamais accouché. Puis elle attra­pa une telle pneu­monie qu’on crut que ses quintes de toux feraient écrouler le toit sur sa tête. Avant que les 40 jours ne s’é­coulent, le tombeau prit la mar­iée blanche, et la cou­vrit de terre.

Et ses trois orphe­lins restèrent prostrés au pied du mur…

Osman n’a pas assez de ses pieds et de ses mains, trois enfants en bas âge et tout le reste… Durant une péri­ode, les vil­la­geois l’aident, mais jusqu’où le peu­vent-ils ? Le bas quarti­er est sub­mergé de cris de nour­ris­son. Le bébé pleure nuits et jours. Il ne sait pas se taire. Dans la nuit, à la mai­son, Osman promène le bébé dans ses bras, jusqu’au petit matin. Il l’en­dort. Et quand il le met au lit pour aller se couch­er, le bébé se réveille, et se remet à pleur­er. Cela con­tin­ue des jours. Osman manque de som­meil. Osman est énervé. Osman est impatient…

Voilà qu’il s’est encore réveil­lé. Osman pose le bébé sur sa poitrine, marche dans la mai­son, allers, retours, allers, retours … Non, il ne se tait pas. Tout le quarti­er est tour­men­té par la voix du bébé déchi­rant l’ob­scu­rité de la nuit. Aller, retour, aller, retour… Osman manque de som­meil. Il est agacé, excédé… Il n’a pas la volon­té, la com­pas­sion, qu’une mère pos­sède. Osman s’emporte, le bébé pleure sans dis­con­tin­uer. Osman élève le bébé jusqu’au pla­fond. Le bébé pleure. Ses mains ten­dues vers là-haut, de toutes leurs dernières forces, pré­cip­i­tent soudain le bébé vers le sol…

Le bébé se tait. Il se tait pour tou­jours… Le bas quarti­er som­bre dans la soli­tude de la mort… Aucun son. Le vil­lage est silence. Le vil­lage est muet…

Chaque chose a un son. Le vent qui souf­fle, la pluie qui tombe, l’eau qui coule de la fontaine, l’oiseau qui vole dans le ciel, la bûche dans le feu, et le souf­fle de la poitrine de deux enfants qui dor­ment. Même les insectes, la branche de l’ar­bre, et la feuille qui frémit dessus, bruis­sent. Mais le bébé n’a plus de voix. Si le petit dis­ait “ouin”, juste un petit “ouin”, juste un son, une vibra­tion, une bouche qui s’ou­vre… Que ne don­nerait-il pas Osman pour cela ? Ne don­nerait-il pas sa vie même, pour un “ouin” ? Il la don­nerait, bien sûr, il la donnerait.

Le bébé est sur le sol. La tête fra­cassée, les poumons déchirés…

Et la voix intérieure d’Os­man, la voix de la con­science d’Os­man, plus bruyante que tous les sons, plus forte, plus ter­ri­fi­ante… Un feu qui ronge son intérieur, une telle gêne, un tel sen­ti­ment de repen­tance, une telle honte, qu’il voudrait que le jour ne se lève. Que le temps s’ar­rête là, que tout se fige comme pier­res. Un “ouin”, s’il vous plait, un “ouin”… C’est la pre­mière fois que la nuit est si longue et que le jour est sans solu­tion. Osman, assis en tailleur à la tête du bébé, les mains sur la poitrine, se bal­ance comme un berceau. Il se balance.

La soli­tude vécue dans les vil­lages n’est pas celle des grands ensem­bles. Si les portes ne sont pas ouvertes tôt, au lever du jour, on sait qu’il y a quelque chose d’étrange.

C’est ce qui se passe. Les voisins frap­pent le heur­toir de la porte. Il est midi…

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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.