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Première partie

Voilà, tu par­tais, sans même te retourn­er, tu par­tais, et tes chaus­sures étaient de cuir verni… Ô com­bi­en tes chaus­sures résis­taient pour ne pas piétin­er la boue sur le sol. Ah, comme tes chaus­sures avaient honte de la boue…

Je ver­sai un bol d’eau der­rière toi1, “que mon bien aimé soit sacré comme l’eau, que mon bien aimé me revi­enne vite, que mon bien aimé monte sa tente dans le lit de mon coeur”

Le bol d’eau que j’ai ver­sé der­rière toi lais­sa une trace rav­inée sur le sol, qui ressem­blait beau­coup aux fentes ouvertes par mes gross­es larmes ver­sées sur la terre. Cette trace d’eau lais­sa à ce moment là, une brèche entre nous. Sais-tu ce que c’est que d’être lacérée Alik ?  Que d’être découpée, et d’at­ten­dre, en lambeaux…

Ah, c’est une telle ampu­ta­tion, ce n’est pas le bras, ce n’est pas la jambe, ni la tête, pas du tout, une telle déchirure en plein milieu de l’amour.

Com­bi­en d’an­nées cela fera-t-il ? Un an, deux ans, trois ? Tes let­tres, éten­dues comme une mer bleue sur papi­er blanc, arrivèrent… La mer était infinie… Tu n’y dis­ais ni “je viendrai”, ni “je ne viendrai pas”. J’é­tais jeune, très jeune, et si j’avais ma tête d’au­jour­d’hui, je ne t’au­rais pas demandé “coupe-t-on son amour, comme on abat­trait un arbre ?” Or, tu le déci­mas, pour toi c’é­tait accept­able, tu fauchas ma fougue, en entail­lant mon corps…

Sais-tu ce que c’est d’at­ten­dre ? Demande le donc au bosquet de figuiers !

L’at­tente et l’in­cer­ti­tude ; même la mort, ah, com­bi­en elle est facile pour celle qui attend.

Toutes mes paires se mar­ièrent, toutes mes paires bercèrent leurs berceaux… Tes let­tres cessèrent aussi.

J’er­rais par­mi les chardons, autour de ta mai­son… à la recherche de nou­velles, d’e­spoir, de réconfort.

Si, au milieu de la nuit, une lumière jaune s’al­lumait à la fenêtre de votre mai­son, trompée par le trem­ble­ment au plus pro­fond de mon corps, je croy­ais que tu étais arrivé. Le temps, l’at­tente, puis les désil­lu­sions, la fin des consolations.

Les temps d’après, je ressem­blais à un chien blessé qu’on éloignait à coups de pier­res, les regards de ta mère, de ton père et même de tes frères et soeurs, deve­naient des pier­res, m’at­teignaient en plein milieu, au coeur… Ah, là, juste là, comme c’é­tait douloureux.

Voilà mes pre­miers cheveux blancs, que je ne peux plus faire dis­paraitre en les arrachant, mes cheveux blancs qui, plus ils poussent plus ils hurlent, plus ils poussent plus ils font mal…

Que dire des dis­putes de ta famille avec mes par­ents, pour un oui, pour un non ?

Si j’é­tais une bonne per­son­ne, Alik me prendrait, mais que ferait-il Alik d’une per­son­ne comme moi ? Alik mérite des filles à la peau blanche comme du coton, qui suis-je moi, qui étais-je ?”

Les con­so­la­tions me quit­tèrent une par une, les con­so­la­tions étaient comme des gouttes salées, qui rav­inaient mon front.

L’homme qui aime, viendrait, même s’il était au-delà de la mon­tagne de Qaf 2. Et si c’é­tait moi, je deviendrais Simurgh 3 et je viendrais. Mais tu n’es pas venu…
Tu avais des aspi­ra­tions inassouvies…

Tu mis ton sac à fond per­cé sur ton dos, tu par­tis, et, avec ce sac qui ne se rem­plit jamais, tu n’en finis­sait pas de revenir.

Et tu ne revins pas, mais de som­bres nou­velles de toi arrivèrent, telles des flèch­es plan­tées dans mon coeur.

Vas, bâtis ton foy­er, je ne serai pas bon pour toi, n’at­tends pas pour rien !…”

Je savais pour­tant, que tu allais revenir par ici, qu’un jour tu reviendrais en lais­sant tomber les étoiles scin­til­lantes, de ton sac per­cé. La souf­france que tu y a lais­sée te ferait revenir ici, juste au pied du bosquet de figu­iers, qui ne dis­parait jamais.

Le nid que j’al­lais bâtir était pour le des­tin des tourterelles. Pour moi, aimer, n’é­tait pas s’en aller, mais bâtir le foyer.

Durant le print­emps, pous­saient les kenger 4… Des kenger, qui, lorsque nous por­tions le couteau à la racine, lais­saient saign­er un lait blanc… Des kenger qui ne pou­vaient pas rem­plir le sac à fond per­cé. A l’au­tomne, dis­per­sés par le vent, les kenger sans abri, sans terre, desséchés, bat­tus sur rochers et pierres…

Voilà, je ressem­blais aux kenger, qui s’é­parpil­laient à chaque automne.

Tu allais revenir un jour, je le savais, un jour…

Et tu revins !

Main­tenant, enlève ces cuirs ver­nis de tes pieds, déchausse toi pour que mon pays ne soit sali !

Ton sac à fond per­cé, sus­pends-le sur un noyer !

En se bal­ançant là, qu’il ressem­ble à la lamen­ta­tion dans le con­te du père qui aban­donne sa fille dans la forêt.

Pen­dant qu’il se bal­ancera là, que les oiseaux pepuk qui fra­cassent mon coeur chantent, “qui a tué, c’est moi qui ai tué”.

Un jour d’hiv­er, un temps où les loups hurlaient, mon père res­ta sous une avalanche. Auprès de l’âtre noir­ci, ma mère et moi, restions seules désor­mais. Ah ma mère ! Com­bi­en de larmes ver­sa-t-elle pour moi. Com­bi­en de ban­delettes de tis­su accrocha-t-elle sur l’ar­bre des voeux. Après mon père, elle perdit son désir de vivre…

Un matin, je l’ai retrou­vée près de l’âtre, comme un bâton séché. Assise, elle regar­dait comme ça, la cen­dre du feu éteint. Temps oppor­tun ou inop­por­tun, chaque âme mourait…

Lorsqu’on enterre ceux qu’on aime, on apprend à ne pas nour­rir de colère envers per­son­ne. Je ne suis pas fâchée con­tre toi non plus, j’ai même de la pitié.

La rai­son est que tu étais pro­prié­taire d’un sac à fond per­cé. Quoi que tu y mettes, quoi que tu récoltes, il dis­paraitra. Sans sen­ti­ment, sans amour, un sac plein de vide, un gros trou par dessous.

Quoi que tu y mettes, ça s’en échap­pera, se dis­persera ici et là, comme les kenger.

Voilà, tu revins, tu es au chevet du mûri­er coupé. Hélas, les pier­res tombales sont sans vie, les pier­res tombales sont froides, et silencieuses.

Tu es en retard, il est trop tard pour celle qui t’a aimé de tout coeur, trop tard pour un beau regard, pour s’abreuver dans ses paumes.

Main­tenant enlève de tes pieds ces cuirs ver­nis, déchausse les, pour qu’il ne salisse mon pays, ne saigne l’amour.

Un vieil homme main­tenant, tête enfon­cée sur les épaules, les mains sur la poitrine, est assis sur la souche du mûri­er, seul.

Un sac à fond per­cé est accroché sur le noy­er. C’est juste la sai­son des kenger… Les oiseaux pepuk con­tent l’his­toire d’A­lik et Fatik. Dik Sıle­man5 en est témoin, le bosquet de figu­iers qui a gardé ses racines, en est témoin.

- Qui a tué ? Qui a tué ?

- Je l’ai tué, je l’ai tué !

Je l’ai tué pour un sac au fond per­cé”, dit-il…


Images : Naz Oke 2022. adoptart.net

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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.