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Les osse­ments de Hakan Arslan, qui a per­du la vie lors de la résis­tance du quarti­er de Sur, ont été enfin délivrés à son père, mais dans un sac, et 7 années plus tard… C’est devenu une habi­tude de l’E­tat turc que de remet­tre aux familles dépouilles ou osse­ments de leurs proches décédés, en prison ou dans des luttes de résis­tance, ou dont les corps dis­parus étaient depuis longtemps recher­chés, dans un sim­ple sac, qui n’a même rien de mor­tu­aire. Pour les obsèques, il est même arrivé que ceux-ci soient per­tur­bés par les nation­al­istes, voire empêché en cer­tains endroits.

La néga­tion de l’ex­is­tence,  pour les vic­times kur­des de l’E­tat turc, se pro­longe même après la mort.

Cette image d’un père por­tant un sac entre ses bras mar­que pro­fondé­ment. A la fois pour la dés­in­vol­ture avec laque­lle l’E­tat traite ses opposant.es vic­times, mais aus­si parce qu’elle ren­voie à près de quar­ante années de crimes, d’ex­ac­tions, de tor­tures de l’E­tat turc, par les régimes kémal­istes et mil­i­taristes précé­dents, comme par celui d’Er­doğan aujour­d’hui au pou­voir, et aux “dis­parus”, que des mères, des pères, recherchent toujours.

C’est une représen­ta­tion ter­ri­ble de la Turquie, de la turcité ou de l’is­lamisme nation­al­iste, qui réduit à l’é­tat de paquet les vies humaines qu’il a fauchée. C’est une inter­ro­ga­tion douloureuse pour celles et ceux qui se posent la ques­tion du “Qu’avons-nous fait pour empêch­er cela ?

C’est ce retour sur l’his­toire que fait Ercan Kesal dans ce bil­let. Une façon de ren­dre hom­mage plus large­ment encore, comme un devoir de mémoire.

Kedis­tan


Les odeurs, les photographies, les sons et nos tombeaux…

Les odeurs…

Les odeurs sont, sans doute, les mar­queurs les plus entêtés de notre mémoire. Vous pou­vez peut être tout oubli­er, mais les odeurs, jamais. Je me sou­viens par exem­ple de ma pre­mière amoureuse, avec son par­fum de nar­cisse qui envahis­sait mon nez. Le pre­mier cours d’anatomie, avec l’odeur du for­mol util­isé pour pro­téger les corps, et comme je me sou­viens de la sai­son d’été, avec l’odeur des pommes de terre et des poivrons frits, que ma mère pré­parait sur de larges plateaux.

J’avais l’habi­tude d’ap­pel­er chaque fois que je le pou­vais, ma mère, qui attendait au chevet de mon père malade, alité. “Ercan mes prunelles!”, elle décrochait. Lorsque je dis­ais, “mais maman, qu’en sais-tu, peut-être que quelqu’un d’autre appelle, ce ne serait pas poli !”  elle répondait, “Non, mes prunelles!, ton télé­phone sonne dif­férem­ment et ton odeur parvient du bout du télé­phone”.

Cela fait 38 ans que le lycéen Hüseyin Morsüm­bül fut emmené de chez lui, à Bingöl, le 18 sep­tem­bre 1980, en dis­ant “nous pren­drons sa déc­la­ra­tion et le libérerons”. La mère de Hüseyin, Fat­ma Morsüm­bül, répé­tait sans cesse “Si je retrou­vais les osse­ments de mon fils, je les porterais sur mon épaule, car son odeur me manque telle­ment”. Mère Fat­ma décé­da en 2016. Elle par­tit avec ce manque de l’odeur de son fils.

Les sons…

Mah­mut Kaya fut arrêté, et placé en garde-à-vue, le 23 décem­bre 1980, alors qu’il accrochait une ban­de­role avec l’in­scrip­tion “On deman­dera des comptes sur le mas­sacre de Kahra­man­maraş”. Une autre per­son­ne, qui était égale­ment en garde-à-vue à l’époque, déclara devant le tri­bunal : “… Mah­mut était allongé par terre et mar­mon­nait quelque chose. Les plantes de ses pieds étaient lacérées. Son vis­age était mécon­naiss­able. A minu­it, la res­pi­ra­tion de Mah­mut devint lourde et il mou­rut peu après. La police a appelé le garde. Le garde est ressor­ti un peu plus tard avec quelque chose envelop­pé dans un drap blanc…”

Le père de Mah­mut Kaya alla voir le gou­verneur. Le gou­verneur lui promit de délivr­er son fils dans quelques jours. Cette promesse n’est tou­jours pas tenue à ce jour. Avant de mourir, Mah­mut Kaya chan­tait pour lui-même, la chan­son “Bitlis’te beş minare“1

Prob­a­ble que les proches de Mah­mut brû­lent encore et tou­jours d’une douleur sans fin, à chaque fois qu’ils enten­dent cette chanson.

Les espaces

J’avais joué dans le film “Küf” [Moi­sis­sure en français] dont Ali Aydın est le scé­nar­iste et réalisateur.

C’é­tait un film sur un ouvri­er de chemin de fer qui cher­chait pen­dant 18 ans, la trace de son fils vic­time d’un crime non résolu. Basé sur une his­toire vraie, ce film fut aus­si mon pre­mier rôle prin­ci­pal. Nous avons tourné pen­dant des semaines à Pozan­tı et dans le loge­ment d’une gare aux alen­tours. Je me suis ren­du à la salle où la pre­mière du film devait se dérouler, à pied, en tra­ver­sant Galatasaray. Les per­son­nes assis­es là, en silence, avec les pho­tos de leurs proches dis­parus dans leurs mains, étaient comme les témoins vivants de la cita­tion “Il n’y a pas d’e­space absolu. Le lieu n’ex­iste qu’avec les éner­gies qu’il con­tient. Le temps n’est rien en soi. Et il ne peut se main­tenir que grâce aux événe­ments qui s’y déroulent”.

Les photographies

Par une froide journée de mars 1984, le père d’Orhan Keskin, qui a per­du la vie pen­dant les grèves de la faim à la prison de Diyarbakır, après avoir reçu le corps sans vie de son fils, sol­de des tor­tures inhu­maines et d’un long jeûne de la mort, ne lais­sa pas la dépouille de son fils être trans­férée immé­di­ate­ment à la mosquée. “Il n’é­tait pas ren­tré à la mai­son depuis des années. Restons une nuit ensem­ble, moi et mon fils”, avait-il dit.

Un père qui, pen­dant 26 ans, après la mort de son fils, brûle devant sa pho­to en dis­ant tous les matins “com­ment n’ai-je pas pu te sauver, com­ment n’ai-je pas pu te sauver”…

Kenan Evren, le chef de la junte du 12 sep­tem­bre 1980, fit une déc­la­ra­tion devant le tri­bunal peu avant sa mort. L’un des avo­cats impliqués lui mon­tra une pho­togra­phie ensanglan­tée. Evren ne dit pas un seul mot, il bais­sa tout juste les yeux. La per­son­ne sur la pho­to était Süley­man Cihan… Après avoir été placé en garde-à-vue, menot­té, il avait été tor­turé à mort. Il était une des cen­taines de per­son­nes pour lesquelles on avait fer­mé les yeux sur le fait qu’elles soient tor­turées ou tuées en déten­tion, et ce pen­dant des années après le coup d’État.

Hasan Ocak, 58 jours après avoir été placé en garde-à-vue en 1995, a été retrou­vé à la fos­se com­mune, avec des traces de tor­tures sur le cou. Il avait 30 ans. Lisez donc ce que sa soeur Maside Ocak a dit : “Depuis que nous avons deman­dons jus­tice pour notre Hasan, nous avons deux pho­tos dans nos mémoires. La pre­mière pho­to que nous tenons dans nos mains, c’est celle de Hasan, l’en­fant souri­ant de notre famille. La deux­ième pho­to est celle de Hasan lorsqu’on l’a retrou­vé, avec son vis­age lacéré

Nos tombeaux…

Il y a des années, je fis recon­stru­ire les lieux de sépul­ture et les stèles égarées de mon grand-père et de ma mémé et j’y ame­nai ma mère en vis­ite. Ma mère se réjouit comme une petite fille, frôla les stèles de ses par­ents, pria et leur parla.

Alors que je me con­so­lais au tra­vers des yeux recon­nais­sants de ma mère, je suis tombé sur İbrahim Aslan sur l’écran de la télé. İbrahim Aslan, de Mardin, soix­ante-dix-huit ans, pleu­rait de joie en dis­ant “mes prières ont été accep­tées”. Les osse­ments et la crâne brûlés de son fils Mehmet Emin, venaient d’être retrou­vés 18 années après, au fond d’un puits. Il se réjouis­sait pour cela. En regar­dant le vieil homme qui ver­sait des larmes de joie sur les osse­ments de son fils retrou­vé des années plus tard, j’ai seule­ment pu dire, “que toutes mes joies futures soient haram pour ce pays”.

Voici ain­si une phrase de Ley­la Neyzi2 que j’ai lue : “Les odeurs, les images, les sons, ce que nous ressen­tons, nous inter­pel­lent à nou­veau, et tout cela n’est pas seule­ment la mémoire, mais aus­si la somme des valeurs qui font de nous des humains.”

Mais, je suis mor­ti­fié… A cause de ce que nous n’avons pas pu chang­er, de ce que nous avons accep­té, ou encore de ce que nous n’avons pas fait, même lorsque nous le pou­vions. Nous ne devri­ons pas être le pays des familles qui sont recon­nais­santes que leurs enfants ne soient con­damnés qu’à la per­pé­tu­ité, des pères qui étreignent les os brûlés de leurs fils qui ont été livrés après 18 ans et versent des larmes de joie en dis­ant “Dieu mer­ci, il est retrou­vé”, des gens qui sont con­sid­érés comme chanceux parce que le corps de leur enfant, con­sumé sous la tor­ture, peut rester à la mai­son, ne serait-ce qu’une nuit.

Quand j’ai eu un fils je lui ai écrit : “Je suis prêt à sup­port­er, à ta place, toutes les douleurs et dif­fi­cultés qui restent, pour le restant de ma vie. Je souhaite qu’il n’y ait plus rien à pleur­er pour toi”.
Il s’avère que j’ai écrit sur l’eau !

Ter­mi­nons avec frère Behçet3:

La pluie s’est calmée, mon amour, écoute 
tout s’est calmé, quant à la douleur, elle est tou­jours vivante” 

Yağmur dindi” (La pluie s’est calmée), extrait de Düello, pages 80–81

Ercan Kesal

Texte pub­lié en turc sur le compte Face­book de l’auteur.
Image à la Une : Dessin de Gian­lu­ca Costan­ti­ni, channeldraw.org


Ercan KesalErcan Kesal, né le 12 septembre 1959, est un acteur, réalisateur, écrivain et médecin turc. Il est diplômé de la faculté de médecine de l’Université d’Ege en 1984. Il a travaillé comme médecin à l’hôpital d’État de Keskin et dans des cliniques de Balâ et des districts environnants. Il a commencé sa carrière d’acteur en 2002 avec un rôle dans le film Uzak de Nuri Bilge Ceylan. Il a également écrit le scénario du film Bir Zamanlar Anadolu’da (Il était une fois en Anatolie) avec Ebru et Nuri Bilge Ceylan. Outre sa carrière d’acteur, il a publié plusieurs livres, dont Peri Gazozu (2013), Nasipse Adayız (2015), Cin Aynası (2016), Bozkırda Bir Gece Yarısı (2017), Aslında… (2017) et Evvel Zaman (2014).

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