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Tim­o­thy Sny­der est pro­fesseur d’his­toire à l’u­ni­ver­sité Yale et spé­cial­iste dans la ques­tion des géno­cides. Dans un arti­cle récent il par­le de la pub­li­ca­tion par l’a­gence offi­cielle russe RIA Novosti d’un livret qui con­stitue un véri­ta­ble pro­gramme d’élim­i­na­tion com­plète de la nation ukraini­enne. Le livret fut pub­lié le 3 avril, journée où le monde appre­nait les hor­reurs per­pétrées à Bucha.

Le livret génocidaire de la Russie
La preuve des atrocités et de leur intentionnalité augmente

Par Tim­o­thy Snyder
8 avril 2022

La Russie vient de pub­li­er un livret con­sacré au géno­cide que représente sa guerre con­tre l’Ukraine. L’agence de presse offi­cielle de la Russie RIA Novosti a pub­lié dimanche dernier (3 avril) un pro­gramme explicite détail­lant l’élimination com­plète de la nation ukraini­enne en tant que telle. Le doc­u­ment est encore disponible, et a fait l’objet de plusieurs tra­duc­tions en anglais et ici en français.

Comme je l’affirme depuis le début de la guerre, le terme de “dénaz­i­fi­ca­tion” dans son usage offi­ciel russe sig­ni­fie sim­ple­ment la destruc­tion de l’état et de la nation ukraini­enne. Comme l’explique le livret, un “Nazi” est tout sim­ple­ment un être humain qui s’identifie en tant qu’ukrainien. Selon le livret, l’établissement d’un état ukrainien il y a une trentaine d’années représen­tait “la naz­i­fi­ca­tion de l’Ukraine”. En effet, “tout ten­ta­tive de con­stru­ire un tel état” se devait d’être un acte “Nazi”. Les ukrainiens sont des “Nazis” parce qu’il refusent d’accepter “la néces­sité pour le peu­ple de soutenir la Russie.”  Les ukrainiens doivent souf­frir en rai­son de croire qu’ils exis­tent en tant que peu­ple dis­tinct; seule cette souf­france peut les men­er à la “rédemp­tion de leur culpabilité.”

S’il y a encore des gens qui croient que la Russie de Pou­tine s’oppose à l’extrême droite en Ukraine ou ailleurs, le pro­gramme géno­cidaire offre une occa­sion de recon­sid­ér­er la ques­tion. Le régime russe de Pou­tine par­le de “Nazis” non pas parce qu’il s’oppose à l’extrême droite, ce qui n’est très cer­taine­ment pas le cas, mais en tant qu’élément de rhé­torique  jus­ti­fi­ant  une guerre non provo­quée et des poli­tiques géno­cidaires. Le régime de Pou­tine est d’extrême droite. Il représente le cen­tre mon­di­al du fas­cisme. Il sou­tient les fas­cistes et les régimes autori­taires d’extrême droite à tra­vers le monde. En trans­for­mant la sig­ni­fi­ca­tion de mots tels que “Nazi”, Pou­tine et ses pro­pa­gan­distes sont à créer  davan­tage d’espace rhé­torique et poli­tique pour les fas­cistes en Russie et ailleurs.

Le livret sur le géno­cide explique que la poli­tique russe de “dénaz­i­fi­ca­tion” n’est pas dirigée con­tre les Nazis dans le sens habituel que l’on accorde à ce mot. Le livret affirme, sans la moin­dre hési­ta­tion, qu’il n’y a aucune présence impor­tante de Nazis en Ukraine, dans le sens habituel du terme. Il s’applique plutôt à la déf­i­ni­tion russe spé­ciale d’un “Nazi”: un Nazi est un ukrainien qui refuse d’admettre qu’il est un russe. Le “Nazisme” en ques­tion est “amor­phe et ambiva­lent” ; par exem­ple, il faut pou­voir voir sous le monde des apparences afin de décoder les affinités pour la cul­ture ukraini­enne ou pour l’Union européenne comme étant du “Nazisme”.

La véri­ta­ble his­toire des Nazis véri­ta­bles et de leurs crimes avérées dans les années 30 et 40 est donc totale­ment hors de pro­pos et mis de côté. Ceci est com­plète­ment en accord avec la guerre que la Russie mène en Ukraine. Il n’y a pas une larme de vers­er au Krem­lin sur le meurtre de sur­vivants de la Shoah par des russ­es, ou sur la destruc­tion par les russ­es de mon­u­ments com­mé­morant la Shoah, parce que les juifs et la Shoah n’ont rien à voir avec la déf­i­ni­tion russe de “Nazi”.

Sur la base de cette déf­i­ni­tion absurde, où les Nazis doivent être des ukrainiens et les ukrainiens se doivent d’être des Nazis, la Russe ne peut pas être fas­ciste, quoiqu’elle fasse. Ce qui est bien pra­tique. Si “Nazi” se voit assigné la sig­ni­fi­ca­tion de “ukrainien qui refuse d’être russe”, il s’ensuit qu’aucun russe ne peut être un Nazi.  Puisque, pour le Krem­lin, être un Nazi n’a rien à voir avec l’idéologie fas­ciste, des sym­bol­es tel que le swasti­ka, des men­songes grossiers, des ral­lyes, une rhé­torique d’épuration  eth­nique, des guer­res d’agression, des enlève­ments d’élites, des dépor­ta­tions de masse et les meurtres en masse de civils, sont choses per­mis­es aux russ­es sans jamais avoir à se deman­der s’ils ne sont pas du mau­vais côté de l’Histoire. C’est ain­si que l’on trou­ve les russ­es en train d’instaurer des poli­tiques fas­cistes au nom de la “dénaz­i­fi­ca­tion”.

Le livret russe est l’un des doc­u­ments les plus ouverte­ment géno­cidaires qu’il m’ait été don­né de voir. Il appelle à la liq­ui­da­tion de l’état ukrainien et à l’abolition de toute organ­i­sa­tion ayant une quel­conque asso­ci­a­tion avec l’Ukraine. Il pose en pos­tu­lat que “la majorité de la pop­u­la­tion” en Ukraine est “Nazi”, du fait d’être des ukrainiens. (Il s’agit de toute évi­dence d’une réac­tion à la résis­tance ukraini­enne; au lance­ment de la guerre, la sup­po­si­tion était qu’il n’existait que quelques ukrainiens et qu’ils seraient facile­ment élim­inés. Ceci appa­raît claire­ment dans un autre texte pub­lié par RIA Novosti, la déc­la­ra­tion de la vic­toire du 26 févri­er). Ces gens, “la majorité de la pop­u­la­tion”, c’est-à-dire plus de vingt mil­lions de per­son­nes, doivent être tuées ou envoyées dans des “camps de tra­vail” pour s’expurger de leur cul­pa­bil­ité de ne pas aimer la Russie. Les sur­vivants seront soumis à la “ré-édu­ca­tion”. Les enfants seront élevés pour être des russ­es. Le nom ’Ukraine’ disparaîtra.

Ce livret géno­cidaire serait apparu à un autre moment et sur une plate­forme plus obscure, il aurait peut-être échap­pé à l’attention. Mais il a été pub­lié au cen­tre même du décor médi­a­tique russe pen­dant une guerre de destruc­tion russe, légitimée par l’affirmation du chef d’état russe que la nation voi­sine n’existait pas. It a été pub­lié le jour même où le monde appre­nait les meurtres de masse d’ukrainiens com­mis par les russes.

Le livret géno­cidaire russe fut pub­lié le 3 avril, deux jours après la pre­mière révéla­tion selon laque­lle des mil­i­taires russ­es en Ukraine avaient assas­s­iné des cen­taines de per­son­nes à Bucha et juste au moment où la nou­velle atteignait les prin­ci­paux jour­naux. Le mas­sacre de Bucha fut l’un de plusieurs cas de tuerie de masse à émerg­er avec le retrait des troupes russ­es de la région de Kyiv. Cela sig­ni­fie que le pro­gramme géno­cidaire fut pub­lié en pleine con­nais­sance de cause au moment où les preuves con­crètes de géno­cide émergeaient. Le rédac­teur et les édi­teurs choisirent ce moment spé­ci­fique pour ren­dre pub­lic un pro­gramme pour l’élimination de la nation ukraini­enne en tant que telle.

En tant qu’his­to­rien des meurtres de masse, j’au­rais du mal à trou­ver d’autres exem­ples où les Etats annon­cent explicite­ment la nature géno­cidaire de leurs pro­pres actions au moment même où de telles actions devi­en­nent de notoriété publique. D’un point de vue juridique, l’ex­is­tence d’un tel doc­u­ment (dans le con­texte plus large d’autres affir­ma­tions sim­i­laires et des néga­tions répétées de Vladimir Pou­tine con­cer­nant l’ex­is­tence même de l’Ukraine) jus­ti­fie d’au­tant l’ac­cu­sa­tion de géno­cide. Juridique­ment par­lant, le géno­cide s’ap­plique à des actions visant la destruc­tion  entière ou par­tielle d’un groupe humain, assor­tie à une inten­tion avouée d’a­gir ain­si. La Russie com­met les actes et avoue son intention.

Tim­o­thy Snyder

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La tran­scrip­tion en français de la tra­duc­tion anglaise réal­isée par une équipe ukraini­enne, de l’o­rig­i­nal russe du doc­u­ment de RIA Novosti :

que-devrait-faire-la-russie-de-l-ukraine-fran­cais

Image à la Une : Extrait des médias de pro­pa­gande russe. L’im­age illus­tre un arti­cle titré “La Russie est entrée dans le com­bat avec l’Oc­ci­dent pour l’avenir du monde”.

Traduction par Renée Lucie Bourges

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