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Per­son­ne n’aime Dap­pir.. Elle porte sur sa tête un gros fez, un keffieh qui l’en­toure, brodé de petites perles…

De petite taille, elle est vêtue d’un sarouel à quar­ante empièce­ments, entouré à la taille, d’une cein­ture portée en été comme hiv­er, dont la couleur, brulée sous le soleil, est dev­enue incer­taine. Cette cein­ture fanée, son fez sur la tête, ses deux mèch­es tein­tées de hen­né, et son col­lier de per­les bleues, sont ses acces­soires sine qua non

A se deman­der si c’est du à la vieil­lesse, ses iris sem­blent de couleur jaune miel. Dans sa bouche, pas une seule dent. Son nez est large, avec en dessous de l’aile droite, un nævus noir de la taille d’un gros pois chiche, et, sur son men­ton, un halo de barbe de poils blancs, longs et parsemés.

Lorsque ma tata venait chez-nous, elle s’in­stal­lait près du feu avec ma mère, et s’én­er­vait du fait que Dap­pir arrive là sys­té­ma­tique­ment. Elle l’engueu­lait alors, la met­tait chif­fon à tel point qu’elle ne puisse plus ouvrir la bouche. Dap­pir, elle, s’en moquait bien. Elle se mêlait à toutes les con­ver­sa­tions, comme si elle voulait prou­ver sa présence, elle s’im­po­sait à corps et à cris.

Dès lors, quand Dap­pir voy­ait qua­tre ou cinq femmes échang­er ensem­ble, elle s’a­vançait comme si de rien n’é­tait, s’ap­puyant sur sa canne, en titubant, s’im­misçait à la con­ver­sa­tion, lançait des paroles en l’air, inter­ve­nait, débat­tait, se déchi­rait pour se faire accepter à chaque assemblée…

Elle est jalouse Dap­pir. Elle envie le monde entier, parce qu’elle n’a ni amie, ni con­fi­dente. Elle se tapit silen­cieuse­ment devant les portes, les fenêtres, elle écoute, elle récolte des secrets, et ensuite, les vend. Elle les brade à qui veut, et ain­si elle provoque par­fois de grandes querelles, des bouderies.

Et pour­tant, Dap­pir n’a aucune place, ni notoriété…

Per­son­ne n’aime Dap­pir, per­son­ne… Voyez-vous ces lions, qui se rassem­blent autour de leur proie et ne don­nent pas un seul morceau aux intrus, ou encore le loup, quand il tourne autour du poulailler, mai­gre et affamé, et qu’il est tou­jours repoussé, éloigné, voilà comme elle est, Dap­pir. Quand bien même elle donne les meilleures, les plus joyeuses nou­velles, aux femmes réu­nies au pied des murs, à la fontaine, per­son­ne ne la prend jamais au sérieux… Per­son­ne ne la compte par­mi les êtres humains, les vivants.

Elle est vieille Dap­pir, les rides sur son vis­age suran­né ressem­blent à ces canaux creusés sur des sen­tiers, sur ces routes en terre pier­reuses. Ses mains sont si grandes, si veinées, qu’elle sem­blent comme des ramures tour­men­tées. Ses mains sont comme des appen­dices qui pen­dent, depuis ses deux épaules, des ver­res craque­lés prêts à tomber sur le sol et s’é­pan­dre. Dap­pir regarde tou­jours ses mains, elle les observe longue­ment, comme si tou­jours elle les décou­vrait… Comme si elle se per­dait dans un océan, s’en allait pren­dre retraite sur une île déserte, elle regarde, elle regarde, elle regarde. Ses mains ne sont pas assor­ties à son corps.… Puis, elle crache dans ses deux paumes, s’ap­puie sur sa canne, marche en chance­lant, et se mêle-t-elle ain­si de force aux attroupe­ments de femmes.

Une main sur la canne, l’autre qui se bal­ance, et se bal­ance dans le vide, comme sur le point de rompre. Dap­pir est aus­si un peu comme une folle, elle rit sans rai­son, elle pleure d’un coup. Le souci de Dap­pir c’est ses mains, une paire de mains qu’elle s’ar­racherait bien et jet­terait aux loups affamés. Elle va sur ses qua­tre-vingt-dix ans, mais l’âge de ses mains, la souf­france de ses mains, sont plus pesantes que le poids des ans.

Les mains de Dap­pir par­leraient presque : “Eh, ceux qui n’ont pas peur du dieu, venez donc, coupez moi ces mains, jetez les aux clébards, aux loups, aux cha­cals, bal­ancez les aux four­mis sur terre… Jetez-nous, et débar­rassez-nous de cette souf­france…” disent-elles.

Dap­pir a trois belles-filles… Trois maison­nettes au toit en terre. Toutes les trois s’a­dossent, et elles sont bâties mitoyennes, mais elles se boudent, les portes s’ou­vrent dans trois direc­tions dif­férentes… Des maisons avec des portes don­nant à l’Est, l’Ouest, et le Nord.

Dap­pir elle, est hébergée chez son fils ainé. Celui-ci est décédé de la tuber­cu­lose, et sa belle-fille ainée est de la famille. Dap­pir l’a fait venir pour qu’elle prenne soin d’elle à sa vieil­lesse. Elle a des petits-enfants, plein le quarti­er, tout le monde boude tout le monde, et ce qu’on ne parvient pas à partager, se sont les fron­tières des trois maisons. Dap­pir dort sur un mate­las, der­rière la porte…

Per­son­ne n’aime Dap­pir, per­son­ne… Quel est vrai­ment le prénom de Dap­pir, per­son­ne ne le sait non plus… “Dap­pir par-ci, Dap­pir par-là, qu’at­tends-tu Dap­pir, meurs, que tu ailles six pieds sous la terre noire Dap­pir, que tu ne repos­es pas tran­quille dans ton tombeau Dap­pir”

Dap­pir ne tombe jamais malade, tous ses con­génères sont feus, mais elle résiste aux malé­dic­tions de ses belles-filles, tel un roc. Elle ne veut pas par­tir sans deman­der de comptes à ses mains. Elle doit d’abord les laver dans une riv­ière, celle-ci devrait pren­dre et emporter la souil­lure des ses mains, et l’en­ter­rer dans le plus pro­fond des océans.

Ma tata venait lors des nuits d’hiv­er froides. La grande soeur de ma mère, ma tante, laborieuse, finis­sait rapi­de­ment une tonne de tra­vail et, se pointait chez ma mère. De toutes façons, qui d’autre avait-elle ? La qua­si total­ité des femmes de ce vil­lage étaient veuves. Dans de petites maisons aux toits en terre, les enfants dor­maient sur des mate­las déroulés à même le sol. Les mères rem­plis­sait les âtres de bois, pour réchauf­fer les maisons. Le feu dans le foy­er, le bois con­sumé devenu cendres…

Le feu, de quels secrets est-il témoin ? Voilà, un soir d’hiv­er comme cela, dans une nuit où on pen­sait que nous, les enfants, étions plongés dans le som­meil, sous le témoignage de l’âtre et du feu, ma tata racon­ta l’his­toire de Dap­pir. Elle l’a con­té en détail, en égout­tant l’huile de goudron, sur un tis­su blanc. Qui sait, com­bi­en de fois cet âtre, ce feu ont écouté cette souf­france ? Com­bi­en de fois a‑t-elle gâché des sommeils ?…

Elle con­ta, elle con­ta en trit­u­rant le feu avec un bâton : “ne la laisse pas s’in­tro­duire dans cette mai­son, ne la fais pas entr­er. La honte de l’hu­main, des femmes, regarde, elle ne meurt pas, même la terre ne veut pas d’elle…”

Après ce jour, nous non plus, ne pûmes plus aimer Dap­pir, et nous la fuîmes.

Ensuite, nous grandîmes… grandîmes beau­coup, et puis, nous com­prîmes aus­si Dap­pir, nous eûmes pitié d’elle.

L’histoire de Dappir

Chaque souf­france ne fait pas grandir, et par­fois rend fou.

Un vil­lage mon­tag­nard loin­tain, très loin­tain. Je dirais dix, tu diras quinze foy­ers, des maisons de briques de terre cuite… Tous les habi­tants sont de la même tribu, et leur seul moyen de sub­sis­tance est l’él­e­vage. L’hiv­er, il neige à hau­teur d’homme, les routes se fer­ment. Dieu sait com­bi­en de bêtes péris­sent jusqu’au print­emps, et d’en­fants aus­si… Dap­pir est la doyenne du vil­lage, la pre­mière femme à qui on demande des conseils.

Son mari, alors jeune, tom­ba d’une falaise, la riv­ière attra­pa son corps… Dap­pir suiv­it sa trace, sur les berges, durant des jours, elle cher­cha le corps de son mari, toute seule, nuits et jours, et elle le trou­va enfin, je ne sais com­bi­en de vil­lages plus loin, accroché à une souche d’ar­bre. Elle le mit sur son dos, le por­ta jusqu’à son vil­lage, au flanc de la mon­tagne, l’en­ter­ra dans son ter­roir. Dap­pir était jeune à cette époque, et bien plus costaude. Dap­pir vécut des mas­sacres, Dap­pir subit la famine, Dap­pir esseulée, s’ini­tia au secret de s’étrein­dre soi-même, tel un ser­pent. Elle perdit mère, père, frères et soeurs, mais res­ta solide comme le bois d’un mûri­er, vive et imbattable.

Un seul de ses frères est resté en vie, elle l’él­e­va comme une mère. Dap­pir n’avait peur ni de la nuit ni du jour, elle con­nais­sait bien les lois de la nature sauvage, elle leur fit face au mieux. Quelle herbe soigne quelles maux, quel nuage apporte la pluie, lequel fait éclater l’or­age, elle le savait. Dap­pir, à cette époque, était une per­son­ne respec­tée, sage…

Cer­taines souf­frances ne font pas grandir, mais ren­dent fou. En voilà un mal­heur comme cela qui tom­ba sur la tête de Dap­pir, et la tour­na folle… Elle la ren­dit étrangère à ses pro­pres mains.

*

Pas d’é­cole dans le vil­lage, pas d’élec­tric­ité, même la route pour la ville durait des heures. Un beau jour, une nou­velle arri­va au muhtar1. Un enseignant viendrait au vil­lage, la civil­i­sa­tion devait arriv­er au vil­lage… Ce pau­vre vil­lage mon­tag­nard atteindrait enfin, la “civil­i­sa­tion contemporaine” !

”Çarşam­ba est inondé, j’ai aimé une fille mais un autre me l’a prise” dit une chan­son de la région de la Mer Noire. Hélas, tout amour n’est pas inno­cent et sincère comme dans les chansons…

L’in­sti­tu­teur est de Sam­sun2  on l’ap­pelle “instit blond”. Il vien­dra en “ser­vice oblig­a­toire”, pour enseign­er durant un an, aux “sauvages mon­tag­nards”.

Mis sur la route avec des chants de lamen­ta­tion, il restera un an dans ce pays de mécréants où aucun des qua­tre livres du ciel n’est descen­du. L’or­dre vient du gou­verne­ment, et devant un tel ordre, le cou est plus fin qu’un cheveu…

Un enseignant doit arriv­er au vil­lage, alors, quelle pré­pa­ra­tion, pensez quelle hâte ! Le muhtar a réservé une mai­son, sa pein­ture est refaite, son poêle est instal­lé, le bois pour l’hiv­er, et un dou­ble mate­las en laine… Tout est com­plet de chez com­plet. Le muhtar ira en ville pour chercher l’in­sti­tu­teur, le met­tra sur la mule et l’amèn­era au vil­lage, et la civil­i­sa­tion parvien­dra au village !

L’in­sti­tu­teur est blond, bien blond, il ne ressem­ble pas aux gail­lards basanés d’i­ci. Il est aus­si très poli. Mais il a peur, il a très peur, allez savoir dans quelles idées pré­conçues il fut élevé…

Bref, l’in­stit blond est instal­lé dans sa mai­son. Qu’ils arrivent le beurre, le miel, qu’ils arrivent les pains frais tout chauds… C’est ça les paysans, ils se cassent en qua­tre pour con­tenter l’étranger.

L’é­cole est une mai­son d’une pièce, les enfants de sept à qua­torze ans, tous ensem­ble, dans la classe, y appren­dront à lire et à écrire. L’in­sti­tu­teur, habitué peu à peu à cette ambiance chaleureuse, papote avec les vil­la­geois. On dit que l’in­stit sait tout très bien, alors ce que l’E­tat dit est vérité vraie.

Ali lance la balle, Ayşe attrape la balle”3 et l’in­stit blond fait appren­dre petit-à-petit les A B C aux enfants.

Mais l’in­sti­tu­teur a un prob­lème, et il en par­le de temps en temps au muhtar. Qu’est-ce donc ? Le manque de femmes.

A vrai dire, l’in­stit est mar­ié, il a aus­si deux enfants, mais les femmes d’i­ci, n’y en aurait-il pas une bonne pour lui ?

 

A suiv­re…


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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.