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On par­la des amours entre Fer­hat et Şirin, Tahir et Zühre, Aslı et Kerem ou encore Roméo et Juli­ette, ces amours impos­si­bles ou qui furent entravés, et ces noms ne quit­tèrent plus les langues…

Quelles souf­frances intérieures a con­nu Şengül, pen­dant des années, com­bi­en de frayeurs, de man­ques a‑t-elle vécu, seul  dieu et elle pou­vaient le savoir. Vers com­bi­en de con­cil­i­ab­ules a‑t-elle ten­du l’or­eille, en atten­dant “une nou­velle, un mur­mure” ? La douleur de Mah­mut creusa l’in­térieur de Şengül durant des années, la ren­dit folle…

Et main­tenant ? Son mari, le père de ses enfants, İsm­ail, qui n’é­tait au courant de rien, ame­nait Mah­mut, l’homme qu’elle aimait, jusqu’à ses pieds.

Ah İsm­ail, il avait une telle façon de dire Şengül, que chaque fois on aurait dit que se déver­saient de sa bouche, mille Şengül.

Son mari et l’homme qu’elle aime allaient entr­er tous les deux, par cette porte.

Un oura­gan se lève, le vent répand ses gémisse­ments sur la terre, ruinant tout sur son pas­sage, vous le voyez ? Şengül était sec­ouée par cette bour­rasque, comme un arbre qui serait arraché de ses racines, elle était sur le point de tomber.

Est-ce bien Mah­mut, celui qui fran­chit cette porte ? Est-ce de la farine qui est tamisée sur ses cheveux ? Où est sa tig­nasse noir de jais ? Et quel est ce puits de cha­grin dans son pre­mier regard ? Comme si toutes les trist­esses du monde, ne trou­vant nulle place ailleurs, s’é­taient rangées dans ces deux yeux. En plus, il tremblait.

İsm­ail, telle­ment réjoui, large sourire attaché à la bouche, toutes les joies enfan­tines réu­nies sur la poitrine. Les coeurs de Şengül et de Mah­mut bat­tent, martè­lent, boum boum. Mah­mut scrute Şengül comme on regarde une héroïne…

Les pluies indus­trielles de l’Alle­magne tombèrent-elles du ciel, jusqu’aux trot­toirs noir­cis ? Elle se déver­sèrent. Mah­mut devint-il lui aus­si, un exilé dans ce pays ? Il le devint. Le feu de l’amour déclaré dans la cour, con­tin­uerait-il son chemin, ici aus­si ? Il le poursuivit.

Désor­mais, il n’y avait plus les mil­liers de kilo­mètres entre les deux, et c’est juste une route de 30 kilo­mètres que les amoureux peu­vent franchir d’un élan, c’est tout. İsm­ail, dès qu’il trou­ve le temps, les fins de semaine, fait vis­iter la ville à Mah­mut. Il l’ac­cueille par­fois à la mai­son. Et si la con­ver­sa­tion porte sur la cour, par­fois avec cha­grin, par­fois avec joie, İsm­ail est content.

Şengül est étrange, elle plonge, comme absorbée. Sur la com­mis­sure de ses lèvres, il y a un sourire, reli­quat d’un vent d’aube, il y a une vital­ité, un ombre rose. Dans une con­ver­sa­tion sur le vil­lage, Mah­mut exprime qu’il n’est pas heureux dans son mariage.

Je n’ai pas pu aimer, que veux-tu que je fasse, frère” dit-il, en plongeant dans les yeux de Şengül.

Tu n’au­rais pas du affliger la pau­vrette” dit İsmail.

D’où con­naitrait İsm­ail ce qu’est de ne pou­voir aimer ? Si Şengül le lui demandait, il cour­rait pour rap­porter de la neige, de la mon­tagne, il arracherait son coeur, pour lui offrir dans sa paume. “C’est toi qui sais mieux…” dit-il et se tait. Que voulez-vous qu’il dise d’autre ?

Depuis deux ans Mah­mut est par­mi la famille. İsm­ail lui a arrangé un tra­vail au noir pour les fins de semaine, “même si tu ne l’aimes pas, ne détru­is pas ta famille” lui con­seille-t-il. Ce qu’on appelle la vie, rem­plit le temps de beau­coup de choses, il y a des jours où des pleurs rem­pla­cent les rires, et la mort prend la place de vie.

Des vents noirs souf­flent dans la mai­son d’İsm­ail. Il y a une agi­ta­tion, un état de déli. Şengül ne per­met pas à İsm­ail, un seul touch­er, ni une caresse. Ils sont comme soeur et frère dans un même lit.

Séparons-nous” dit-elle et elle tire la dernière balle sur le coeur d’İsm­ail. Des brouil­lards, sur la tête d’İsm­ail, comme les cimes des mon­tagnes… On ne sait plus s’il est tou­jours de ce monde ou s’il est passé tré­pas. Le pain qu’ils man­gent n’a ni goût, ni sel. Cette Şengül silen­cieuse con­nait les routes par coeur. Mah­mut arrive et s’en va, lorsqu’İsm­ail est absent. Les voisins turcs de l’im­meu­ble regar­dent İsm­ail d’une drôle de façon. İsm­ail con­jure Şengül, ça ne marche pas, il la sup­plie, ça ne marche pas. Ça ne marche pas, rien n’y fait.

Chaque jour qui passe est un sup­plice, mais “ce n’est pas pos­si­ble, on ne peut vivre ain­si”. İsm­ail est déter­miné, quoi qu’il arrive, il résoudra la sit­u­a­tion. İsm­ail a annulé son tra­vail au noir, pour la fin de semaine. Il par­lera avec Şengül… Un soupçon est tombé sur son coeur, devenu ver, il le tuera, à force de ronger.

Ce jour là, les enfants iront au ciné­ma. Ils doivent être seuls Şengül et lui, touts seuls. Elle lui con­fiera son souci, ouverte­ment. İsm­ail bais­sera le cou devant ses raisons, mais il doit les savoir. Dans la salle de séjour, ils sont seuls, sur le mur, la pho­to de Şirin regarde tout, comme un témoin.

İsm­ail, accroupi près des genoux de Şengül, sup­plie : “Qu’as-tu, celle pour qui je mour­rais ? Qu’as-tu celle pour laque­lle je brûle ? Qu’as-tu, qu’as-tu, dis-moi, que je sache.…”

Şengül lança un pro­fond soupir. Elle fit un aller-retour à la cour. Puis s’as­sit men­tale­ment sur le seuil de cette cour, et par­la “je veux me sépar­er”. “La rai­son ?” dit İsm­ail. Elle bégaya, “la rai­son… je n’ar­rive pas à t’aimer comme mari”. İsm­ail se leva, fit deux tours dans la pièce.

Mais, Şengül, je t’aime moi…”, il posa la main sur son coeur, “je t’aime au point de don­ner ma vie…” Il s’ac­croupit encore aux pieds de Şengül. Elle soupi­ra, elle délia sa douleur. Aujour­d’hui, elle allait se défaire de son poids, désor­mais tout lui parais­sait si lourd, beau­coup trop lourd.

J’é­tais une petite fille, mes seins com­mençaient à pouss­er tout juste, une enfant qui se réjouis­sait de se vêtir des robes fleuries de sa grande soeur, qui tour­nait sa jupe dans le vent… Une enfant qui pre­nait pour un jeu, le tin­te­ment du col­lier de pièces de ma soeur, que tu as mis à mon cou. Je ne savais pas ce que c’é­tait d’aimer, je ne savais pas ce que c’é­tait de se marier…

Puis tu es arrivé, tu étais mon beau-frère. Beau-frère İsm­ail, voilà, je t’ai aimé comme ça. Je suis mal­heureuse İsm­ail, je t’aime comme un beau-frère; Séparons-nous İsm­ail, je t’en sup­plie séparons-nous, regarde, n’est-ce pas dom­mage pour toi aussi ?”

Şengül se tue, elle pleu­rait à grand san­glots, tremblait.

İsm­ail se lève, va et vient dans la pièce, il va et vient encore, puis s’ar­rête devant la pho­to de Şirin, regarde cette pho­to durant plusieurs minutes.

Şengül dit : “En vérité c’est elle que tu aimes, je ne suis pas Şirin, İsm­ail, je ne suis pas Şirin”. İsm­ail, si anx­ieux, si triste, poserait bien une ques­tion, mais il lutte avec lui-même, par peur de bless­er Şengül. Mais un soupçon en lui le brûle, le brûle de l’intérieur.

D’ac­cord,” dit İsm­ail “alors, vas un peu chez tes par­ents, repos­es toi, réfléchis jusqu’à ce que tu puiss­es décider tran­quille. Après, on fera comme tu seras heureuse.”

Je n’y irai pas” répond Şengül, “je mour­rai et je n’i­rai pas…”

İsm­ail reprend ses cents pas dans la pièce, puis il se baisse encore, devant les genoux de Şengül, il demande presqu’en sup­pli­ant “As-tu quelque chose à me dire, je peux l’entendre ?”

Le coeur de Şengül  bat comme s’il allait s’ar­racher, un silence, un silence de mort…

İsm­ail lui tient les mains, il la regarde de ses yeux implo­rants. “Hein, as-tu quelque chose à dire ? On fera comme tu veux.”

Şengül, de douleur, bafouille, “Mah­mut”, dit-elle. Ain­si, sur le champs, elle jette de son dos, le poids de la cour.

Mah­mut ? Mah­mut ? Mah­mut hein, Mah­muu­ut ?… İsm­ail marche dans la mai­son comme s’il mar­chait sur une place, il des­sine des cer­cles, il va et vient, s’ar­rête devant Şengül et devant la pho­to de Şirin.

Depuis quand ?” demande calme­ment İsm­ail, comme un guer­ri­er vain­cu, fatigué. “La cour”, répond Şengül, “la cour…” avec le même calme.

İsm­ail n’a jamais don­né une seule pich­enette à Şengül, il n’a jamais voulu l’of­fenser… Un silence de tombeau envahit la pièce. İsm­ail poignardé dans le dos. Le fer de la trahi­son est à nul autre pareil.

C’est une cat­a­stro­phe, un ter­ri­ble désas­tre” dit-il.

İsm­ail se prend la tête entre les mains, s’ar­rache les cheveux, rem­plit ses paumes de sa toi­son. Il serre les poings, il les serre. Le sang avait remon­té vers son vis­age, ses yeux regar­daient comme deux balles sur le point de jail­lir de leur orbite. “Je l’aime, il m’aime lui aus­si” dit Şengül, et que ce qui devait arriv­er arrive.

İsm­ail se leva, il lança un long “aaaah” se dirigea à la cui­sine, et saisit le couteau à pain.

En gron­dant de colère “Mah­mut hein ? Mah­mut…”, il revint dans le séjour, regar­da Şengül, puis la pho­to de Şirin. La porte du séjour, une porte à vit­re opaque, il y don­na un coup de poing, la pièce se rem­plit de verre cassé. Şengül avait genoux repliés sur le ven­tre, rétré­cie, trem­blait, pleu­rait aux sanglots.

Je vais buter ce salaud, je vais le buter” dit İsm­ail, dont la main saig­nait… Il repar­tit comme un ouragan.

Quel genre de peur était-ce ? Cette frayeur qui fera trem­bler Şengül comme une feuille, durant toute sa vie com­mença là. Elle attra­pa le télé­phone, appela le camp où Mah­mut était hébergé…

Mah­mut, fuis, fuis et sauve ta vie. İsm­ail sait tout, il va te tuer, pars d’i­ci, pars !”

Elle a par­lé avec Mah­mut pour la dernière fois. Elle a enten­du sa voix une dernière fois. Tout était une dernière fois…

Elle net­toya les bris de verre ensanglan­tés avec ses larmes. Les enfants étaient sur le point de rentrer.

Ce jour là İsm­ail ne trou­va pas Mah­mut au camp, les jours suiv­ants non plus. Il suiv­it la trace de Mah­mut durant trois mois, mais ne le trou­va pas. Il se ren­dit alors à la cabane de la vigne où il tra­vail­lait au noir… Il y res­ta durant des jours. Il digéra sa peine avec douleur. Ensuite, il ren­tra à la maison.

La mai­son, est une mai­son de deuil, une mai­son où on pleure sur une dépouille…

İsm­ail, tout comme Şengül, n’é­taient plus qu’un sac d’os. Şengül trem­blait sans cesse, elle avait du mal à porter un verre d’eau à sa bouche. İsm­ail vit que les enfants étaient en déchéance, et qu’il aimait Şengül, mal­gré tout.

Il prit les mains trem­blantes de Şengül, une dernière fois “oublions tout, don­nons-nous encore une chance, allons nous installer dans un pays où per­son­ne ne nous con­nait, je t’aime Şengül, allez ne nous sac­ri­fies pas” dit-il.

Şengül regar­da İsm­ail avec douleur “je ne peux pas İsm­ail, je ne peux pas, je ne peux mourir à chaque instant sous tes yeux, et j’aime Mah­mut, je n’y arriverai pas avec toi”. Elle n’a fait que répéter cela…

Quel poignard affuté est la trahi­son, com­ment perce-t-il son coeur, et com­bi­en le fait-il saigner ?

İsm­ail, n’a cessé de suiv­re la trace de Mahmut…

Finale­ment il sut que Mah­mut était retourné au pays, et que le vil­lage est ébran­lé par l’his­toire de Şengül et Mah­mut. Son père Sey­dali dis­ait au télé­phone, sans cesse, “tues là, tu là, tues”

Com­ment İsm­ail pour­rait-il sac­ri­fi­er Şengül ?

Il allait tuer, non pas Şengül, mais Mah­mut, il allait le tuer, pas le choix. “Cette his­toire aura rai­son de moi”  disait-il.

Comme fondent les neiges des mon­tagnes, déversent leurs eaux en déluge, le défer­lement emporte tout sur sa route ; leur foy­er fut ain­si fra­cassé, ruiné. Même les enfants avaient du mal à respir­er l’air de la mai­son. İsm­ail par­tit, il alla après Mah­mut, pour le tuer, pour imprégn­er la cour de son sang.

Vers minu­it il se trou­va en ville, en marchant, deux, voire trois heures, il arriverait à son vil­lage natal. Il fendit l’ob­scu­rité de la nuit, il y parvint. Sans se faire remar­quer par per­son­ne, se cachant, se dis­sim­u­lant, il vint jusqu’à la cour. A deux pas, les lumières des maisons de ses frères, de son père Sey­dali, étaient allumées. Leurs voix lui par­ve­naient comme des vagues, réson­nant dans un puits. Devant leur porte il y avait un bal­lot de paille, et devant le bal­lot, le tracteur qu’il avait acheté. Avec com­bi­en de labeur, de sueur leur avait-il offerte cette vie prospère, seul lui le savait. Ils étaient tous heureux, per­son­ne n’avait eu de cal­vaire comme le sien. Il ressen­tit au tré­fonds de lui une ran­coeur, mêlée à la colère, mais il mit ce sen­ti­ment de côté… Il accep­tait son sac­ri­fice avec une grande dignité.

Il ouvrit la porte de la cour, attachée par une corde. La cour, sans toit, délim­itée par les murs des maison­nettes, sem­blait comme un corps sans tête. Il y était entassés, du petit bois et des briques de bous­es, pour l’hiv­er. Cette cour, anci­en­nement arméni­enne, apparte­nait en vérité à une famille anéantie à coups de baïon­nettes. On y avait instal­lé ensuite des réfugiés, qui avaient migré ailleurs, plus tard. Puis, son père Sey­dali, lui aus­si exilé, y avait emmé­nagé… Cette cour où il est né, a gran­di, s’est mar­ié, où il a vécu des jours dif­fi­ciles et des jours heureux, lui ressem­blait telle­ment. Ces murs sans tête, tombaient lente­ment en ruine, com­bi­en de temps tiendraient-ils encore debout sous ces pluies ? Ils croulaient, tout comme lui.

Le temps était froid, il leva le col de sa veste jusqu’au men­ton. Sur le seuil de sa pro­pre maison­nette, il s’ar­cbou­ta comme un arc… Il por­tait un poignard acéré con­tre sa poitrine, ses larmes chaudes tombaient sur le sol de la cour. Comme il était seul, et si désespéré.

Tout était réglé d’a­vance. La maison­nette de Mah­mut, à quelle heure il vient, il repart, quelle route il prend… Existe-t-il une seule porte qui refuserait de s’ou­vrir devant quelques sous ? Avant même qu’il n’ar­rive, l’ar­gent avait tout réglé.

Mah­mut avait trou­vé un emploi comme chauf­feur, dans une com­pag­nie de bus interur­bains et demain, c’é­tait son jour de repos, à la mai­son… Dans cette cour qui lui apparte­nait pour­tant, İsm­ail était comme un étranger. Cheveux, barbe emmêlés, yeux ensanglan­tés. Dans cette cour, où il était né, enfant inno­cent, demain, il deviendrait assassin.

Il allait tuer “cet ingrat sans hon­neur”.

La nuit s’ob­scurcit dans la cour, il lui fit ses adieux, et à tous ses sou­venirs. Il s’éloigna du vil­lage, tou­jours en cati­mi­ni, en se faisant petit. Il parais­sait pareil à une branche d’ar­bre desséchée, si frêle, si morte, comme sur le point de se bris­er à tout moment.

Durant une heure, il mar­cha, prit des rac­cour­cis et atteignit la route pour la ville. Il leva la main, arrê­ta un camion car­go, y mon­ta. Il allait descen­dre avant d’y par­venir, et se ren­dre à la mai­son que Mah­mut avait con­stru­ite, sur un champs hérité de son père… Il fit ainsi.

Il se tapit alors au pied d’un mûri­er, sur le bord de la route, ce chemin que Mah­mut tra­verserait pour se ren­dre chez-lui. Les lumières de la mai­son de Mah­mut, étaient allumées. Il imag­i­na sa femme, ses deux petites filles. Puis, il pen­sa aux main de Mah­mut, se prom­enant sur le corps de Şengül. Il frôla le poignard plan­qué dans sa poitrine, il com­mença à atten­dre. Il atten­dit des heures durant… Il n’y avait plus que les bruits des insectes, et la voix de la colère en lui “sans hon­neur…”.

Il sur­sauta au bruit d’un moteur loin­tain, la voiture s’ar­rê­ta au croise­ment. Mah­mut en descen­dit, salua le con­duc­teur, la voiture reprit sa route.

Mah­mut alluma une cig­a­rette. Sa lueur incan­des­cente mar­cha dans la nuit vers İsm­ail. Les bruits de pas se rap­prochèrent, se firent plus proches encore…

İsm­ail sor­tit le poignard de sa poitrine, le saisit fer­me­ment, sur­git de sa cachette et se plaça en face de Mah­mut, soudaine­ment. Mah­mut sur­sauta. “Mah­mut, Mah­mut sans hon­neur !” cria İsm­ail, et il plan­ta le couteau dans le ven­tre, sans que Mah­mut ne com­prenne ce qui lui arrivait. Tout se pas­sa en quelques secondes.

Mah­mut fut aba­sour­di. Ils se tenaient poitrine con­tre poitrine. Mah­mut s’a­grip­pa de ses deux mains au poignard, il se tint à son pro­pre sang qui ruis­se­lait, il gémis­sait, puis il regar­da İsm­ail avec des yeux grands ouverts… Com­bi­en était-ce long ce regard, rem­pli d’ap­pels au sec­ours… Com­bi­en ce regard était-il douloureux ! Ce dernier regard qu’İsm­ail porterait en lui, tant qu’il vivrait.

Je l’ai aimée, frère, je l’ai aimée telle­ment” dit Mah­mut, et il s’écroula.

İsm­ail s’abais­sât près de Mah­mut, et comme s’il voulait faire corps avec lui, incar­n­er une lamen­ta­tion. Peu à peu, les gémisse­ments de Mah­mut s’éteignirent…

Le sang de Mah­mut l’avait éclaboussé. Il reprit la route de la ville, en marchant tel un cadavre, sans regarder en arrière. Il avait engrangé une nou­velle peine ; le regard de Mah­mut… Le matin même, il se ren­dit à la police.

A l’en­droit même où elle se tenait, Şengül sur­sauta. Une fine douleur tiède survint et s’in­stal­la dans son coeur, elle posa sa main trem­blante sur son sein gauche, “Mah­muu­u­ut…” dit-elle, en brûlant de l’intérieur.

İsm­ail n’avait pour­tant même jamais étêté une poule. Le voilà main­tenant meur­tri­er aux mains ensanglan­tées… Demain il sera déclaré héros. Quant à lui, il regardera tous ces gens avec dégoût.

Les années passèrent… Şengül et ses enfant sur­vivaient, avec l’aide sociale. Pas un seul servi­teur de dieu ne par­lait à Şengül. Chaque regard, chaque parole venait se planter comme une balle, dans ses entrailles. Sa famille l’avait reniée, ses trem­ble­ments s’ac­crurent, elle ne par­lait presque plus, le ven­tre creusé, elle parais­sait comme un squelette.

İsm­ail, dans le passé, avait ver­sé à la cour qua­si tout son salaire, perçu dans la richesse de l’Alle­magne. Il avait fait ces con­ces­sions en pri­vant ses enfants, hypothéquant leur avenir. Main­tenant, la vie s’é­coulait autrement, chaque déci­sion prise sans véri­ta­ble réflex­ion pesée dans le passé, creu­sait des trous dans le présent…

Son fils Emre, devint un caïd de quartiers, il se fit deal­er pour des gangs de drogues. Il allait “devenir riche, très riche”. Il loua un apparte­ment à lui, les gangs lui fournirent un pis­to­let à crosse d’ar­gent… Désor­mais tous les lieux mal­famés était son ter­rain de prédilection.

Eren, cet enfant chétif, pâlot, regar­dait son frère caïd, avec admi­ra­tion et fierté.

A la sor­tie de l’é­cole, il se rendait sou­vent chez Emre, qu’il pre­nait pour son père. Un ce ces soirs comme à l’habi­tude, il se rend chez son grand frère. Emre revint d’un night-club, tard dans la soirée, ivre. Il sor­tit l’arme de sa poche et la posa sur la table de la cui­sine. Eren ne pou­vait pas relever ses yeux de ce sym­bole de pou­voir. Son frère lui sourit, “Voilà, c’est ça le mir­a­cle qui ouvre toutes les portes” dit-il, prenant le pis­to­let, le tour­nant sur son doigt, comme le font les voy­ous de films américains.

Puis, il tour­na le canon vers son jeune frère, “boum ! boum !” rigo­lait-il, pour faire peur à Eren. Eren eut peur. Il frémit,  “Frère arrête !” dit-il, “fais pas ça !”

Ensuite, le bruit du coup de feu fut bien réel. Le vis­age ensanglan­té d’Eren, sur le sol. L’in­no­cent enfan­té par Şengül, dans la douleur de l’amour, ne vivait plus, lui non plus.

A trois heures, en pleine nuit, le coup de fil arri­va à Şengül. Son fils, Emre, au bout du fil, pleu­rait, san­glotait en répé­tant “Je l’ai tué, j’ai tué Eren, je l’ai tué, je l’ai tué…”.

Cette nuit là, Caïn et Abel furent de retour…

Comment aurais-je pu savoir que ce désir allait me rendre si fou ;
Que mon coeur deviendrait une prison, et mes yeux une rivière ?
Comment savoir que des larmes comme une crue soudaine m’emporteraient,
Et me jetteraient comme un bateau dans une vaste mer de sang ?
Que les vagues battraient et fendraient ce bateau planche par planche,
Jusqu’à ce que chaque planche se torde sous l’effet de toutes les tortures ?
Que le monstre marin lève sa tête et avale la mer ;
Que cette mer si immense se dessèche comme une plaine déserte ?
Que le monstre marin dévorant fende alors cette plaine,
Et me précipite soudain dans une fosse, comme Qarun, dans sa colère ?
Lorsque ces transformations se sont produites, rien n’est resté ;
Que sais-je, quand le pourquoi et le quoi s’avalent l’un l’autre ?
Ô combien sont nombreux les “je ne sais pas” – mais je ne sais pas ;
Car j’ai avalé l’écume de l’opium, pour oublier cette mer !
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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.