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Chaque mai­son a son altru­iste, chaque famille a un sac­ri­fié. Le char­i­ta­ble, le sac­ri­fié de la famille nom­breuse, dans cette anci­enne cour, fut İsm­ail. C’est lui qui por­tait le poids de toute une famille, qui s’en sen­tait responsable.

Quit­ter un print­emps ensoleil­lé, pour aboutir dans un hiv­er, froid, enneigé, brumeux, telle était pour İsm­ail sa vie en Alle­magne. Se sépar­er de son vil­lage, de son pays, être éparpil­lé comme émi­gré, avait trans­for­mé le print­emps d’İsm­ail, en hiv­er rude. D’un côté le manque amoureux pour Şengül, de l’autre son cou placé sous le joug matériel et affec­tif des occu­pants de la cour. Dans les pre­miers temps, il partagea une cham­bre unique, avec qua­tre amis. En Alle­magne, l’at­tendaient les besognes les plus dif­fi­ciles, les tâch­es les plus sales. Ouvri­er d’u­sine en semaine, il tra­vail­lait les fins de semaine dans les vignes. Il pre­nait le mors aux dents pour acheter le tracteur qu’il avait promis à son père.

Il économi­sait de son som­meil, de son repas, de ses habits, il envoy­ait régulière­ment de l’ar­gent à son père. Et, dans tout ça, il n’ou­bli­ait pas d’en­voy­er des let­tres rem­plies d’amour, couchées sur des papiers aux coins brûlés. Finale­ment, avec un gars du pays, il s’in­stal­la dans un apparte­ment à deux cham­bres, ain­si la pho­to de Şirin put quit­ter la valise et respir­er enfin sur le mur. C’est de cette pho­to qu’İsm­ail tirait toute sa force, toute sa con­vic­tion. Şengül était la ver­sion qui par­le, qui bouge, qui touche, de cette pho­to. Mais dans ce pays d’ex­il, sa seule con­fi­dente n’é­tait que cette pho­to inan­imée de Şirin, morte, sans vie.

Deux années inter­minables passèrent ain­si et prirent momen­tané­ment fin. Un matin de print­emps, au milieu des chants d’oiseaux fraiche­ment réveil­lés, İsm­ail son­na la porte de la grande cour. Embras­sades, larmes de joie, il fut accueil­li avec recon­nais­sance. Comme un arbre séché dans le désert, cour­bé par le manque d’eau, İsm­ail se pen­cha vers Şengül, avec soif. Sa fille Şirin avait bien gran­di aus­si. Oh, se retrou­ver après un séjour for­cé au loin, se réu­nir à nou­veau dans cette cour, quel grand bon­heur ce fut.

L’après-midi même, Sey­dali réu­nit ses fils dans la cour. D’abord il pria, expri­ma la grat­i­tude pour İsm­ail. Ensuite il annonça la bonne nou­velle à la cour, avec joie et fierté : ils achèteront le tracteur. Dès le lende­main, un tracteur rouge, flam­bant neuf, tout équipé, se tenait devant leur porte.

Ils accrochèrent un fer-à-cheval devant l’en­gin. Et, con­tre le mau­vais oeil, une per­le idoine. Tous les voeux furent lancés pour qu’il apporte à cette cour, bonne chance, fer­til­ité et abon­dance. Leurs espoirs, leurs attentes étaient ain­si réu­nies. Le véhicule rouge devant la porte était main­tenant, la prunelle de toute la famille, la porte qui s’ou­vrait vers la prospérité.

Mais, İsm­ail devait repar­tir vers l’Alle­magne, dans un mois. La rêve de prospérité de la famille ne pour­rait quand même pren­dre forme après deux ans. Et, qui allait con­duire le tracteur ? Qui apprendrait aux frères com­ment l’u­tilis­er ? Qui ferait son entre­tien ? Ils trou­vèrent aus­si, une solu­tion à cela. Il y avait un mem­bre de famille dans une ville proche. “En plus c’é­tait un jeune homme pro­pre, hon­nête, costaud comme un lion. Il savait tout faire. Il avait aus­si tra­vail­lé comme chauf­feur, pen­dant des années. Pourquoi paieraient-ils un étranger ? Voilà, Mah­mut était là. Si un mal­heureux pou­vait gag­n­er son pain, pour l’amour de dieu…”

Ain­si, la porte d’une nou­velle cham­bre fut ouverte sur la cour. Une assi­ette fut ajoutée à la table. Mah­mut était jeune, beau, un homme qui croy­ait en lui même… Entre temps, le mois s’é­coula en un clin d’oeil, et İsm­ail se remit en route. Le poids de toute la famille sur son dos, il a refait les mil­liers de kilo­mètres. Il repar­tit. Mais, avant de par­tir, il adres­sa une prière à son père :

Que Şengül n’aille aux champs, à la récolte, qu’elle n’y soit pas broyée, laminée…”

C’é­tait son voeu. N’é­tait-il pas broyé, lam­iné à sa place ? Sey­dali ne s’op­posa pas. Le pain qu’ils mangeaient ne venait pas à la cour avec sa besogne, sa sueur. Şengül, ne leur était-elle pas con­fiée par İsmail ?

Et Sey­dali aimait telle­ment Şengül, et comment…

*

Mah­mut, devint la pupille de la cour. C’é­tait en mécanique, un con­nais­seur, débrouil­lard et effi­cace, et une per­son­ne calme et réservée. Sey­dali lui accor­dait autant d’im­por­tance qu’à ses pro­pres enfants. Tous le chéris­saient. Jusque là tout était bien. N’é­tait-ce pas ce qui devrait être ?

Mais, se bal­adait dans la cour, une jeune biche, belle à faire per­dre la tête. Le Mah­mut en fut trans­for­mé. L’ad­mi­ra­tion éveil­lée chez Mah­mut, par la beauté exquise de Şengül, se mua, avec le temps, en un feu ardent, en un amour impos­si­ble. Si Mah­mut n’aperce­vait Şengül une journée, sa vie fondait comme une bougie.

Par­fois, dans la fraicheur du soir, il jouait du saz1aux occu­pants fatigués de la cour. Toutes ces chan­sons rem­plies d’é­mo­tions, ravis­saient les habi­tants de la mai­son. Leur admi­ra­tion s’en éle­vait davan­tage. Et il en avait une… en vérité, qui était tou­jours chan­tée pour Şengül.

Zülf- ü Kakül­lerin Amber Mis­ali…” (Tes mèch­es bouclées, comme de l’am­bre). Cette chan­son d’amour, mélan­col­ique, ne devait-elle pas faire vibr­er le coeur des habi­tants de la cour ? Mais oui, elle ferait trem­bler le coeur de tout le monde, et celui de Şengül aussi…

Mah­mut, après en avoir fini avec le tracteur, courait près de Şengül qui, pour s’oc­cu­per de la cui­sine et des tâch­es de ménage, restait seule à la mai­son. Tan­tôt pré­tex­tant l’en­tre­tien du moteur, tan­tôt l’huile de vidan­ge, il inven­tait milles raisons, quitte à tran­spir­er sur des kilo­mètres et des kilo­mètres, pour un seul sourire de Şengül. Par­ler avec elle, même échang­er un seul mot, en lui deman­dant quelque chose, la frôler, sen­tir son souf­fle sur son coeur, était devenu son plus grand désir.

A cette époque, Şengül attendait son deux­ième enfant. Et elle attendait impatiem­ment les let­tres d’İsm­ail, les humait, les embras­sait. Elle se con­so­lait en se répé­tant que ce n’é­tait que pour deux années, et que ça passerait vite.

Le temps coula, comme tou­jours. Le feu à l’in­térieur de Mah­mut, grandit, s’am­pli­fia… Les cris de l’ac­couche­ment de Şengül offrirent à la cour, un petit garçon. İsm­ail avait dit dans une de ses let­tres au coin brûlé, “si c’est un garçon, son prénom sera Emre”. Per­son­ne ne s’y opposa.

Mah­mut, comme s’il creu­sait un puits avec une aigu­ille, comme s’il rem­plis­sait un lac en puisant de l’eau avec la bouche, sub­rep­tice­ment, petit à petit, pas à pas, réus­sit à attir­er l’at­ten­tion de Şengül. Il lui mur­mu­ra, qu’il chan­tait “Tes mèch­es bouclées, comme de l’am­bre”, rien que pour elle. Désor­mais, cette chan­son était la leur, un secret, qui n’ap­par­tiendrait qu’aux deux.

Dans les let­tres de Şengül adressées à İsm­ail, il y eut alors une sorte de froideur, une dis­tance. C’é­tait des let­tres, comme écrites sous la men­ace d’une arme. İsm­ail n’avait pas tort de le ressen­tir ain­si, car Şengül aus­si avait com­mencé à aimer Mah­mut, avait tourné le gou­ver­nail de son coeur vers le port de Mahmut.

Şengül ressens pour la pre­mière fois, ce qu’est d’être amoureuse, avec Mah­mut, elle décou­vre com­ment on peut aimer, trem­bler d’é­mo­tion. C’est la pre­mière fois que l’amour l’en­sor­celle, l’emporte sur un nuage. Elle a peur Şengül, elle est morte de peur. Elle a aus­si de la pitié pour İsm­ail, mais, quoi qu’elle fasse, elle n’ar­rive à s’empêcher d’aimer Mahmut.

*

İsm­ail avait pris une déci­sion, il allait faire venir Şengül et ses enfants près de lui, en Alle­magne. Il préférait inter­préter cette froideur de Şengül, comme causée par le tra­vail au vil­lage, la terre, la pous­sière… même si la réal­ité était autre.

Tu étais un enfant, une enfant. Sinon, te serais-tu allongée dans le lit de ta grande soeur ?”

Il a mis ton souf­fle de vie, dans le corps de ta soeur. Ce n’est pas toi qu’il aime, mais tou­jours ta soeur. Celui qui t’aime, c’est moi, et toi aus­si tu m’aimes, l’amour c’est ça” dis­ait Mahmut.

Ces con­ver­sa­tion mur­murées, yeux dans les yeux, lais­sèrent place à des touch­ers inno­cents, de purs bais­ers, la rai­son de Şengül s’en allait. Avec le temps, la cour désolée devint le théâtre de leurs unions rem­plies de désirs ardents. Dans cette cour, se déploy­ait un amour secret, qui se lovait entre ses murs, un amour mécon­nu de tous, que per­son­ne n’en­tendait, ni même ne soupçonnait.

Mah­mut, comme s’il était un mem­bre essen­tiel de cette cour, courait en tous sens pour tous les travaux, il se val­ori­sait aux yeux de Sey­dali. Il fal­lait que la cour soit élargie, entretenue, béton­née et cou­verte. İsm­ail retar­da alors encore un peu son arrivée. Une aide incon­tourn­able, Mah­mut a con­tribué à la con­struc­tion. Il en fut généreuse­ment payé, avec l’ar­gent envoyé par İsmail.

Et, qu’en est-il de Şengül ? Elle, elle se prom­e­nait comme un spec­tre enchan­té par l’amour, en toute occa­sion, elle retrou­vait Mah­mut en cachette… Pen­dant un temps, cela con­tin­ua ain­si… Puis, une après-midi, une let­tre d’İsm­ail arri­va. A dater de cet instant, dans la cour, l’air de Şengül et de Mah­mut changea. İsm­ail allait venir. Au retour, il emmèn­erait Şengül et les enfants avec lui, en Allemagne.

Ce n’é­tait “plus pos­si­ble de con­tin­uer comme ça”, sa famille devait être près de lui, il s’é­tait habitué à l’Alle­magne, “il n’y aurait plus de retour, défini­tive­ment”...

Avec cette nou­velle, un désar­roi est tombé dans le coeur de Şengül. “Que va-t-il se pass­er main­tenant ?” demandait-elle à Mah­mut, “Quoi, main­tenant ?” Mah­mut se tai­sait, il ne dis­ait pas un seul mot. Une après-midi, il réus­sit à trou­ver une occa­sion, et il prit dans ses mains, les mains déli­cates de Şengül, il lui dit :

Je t’aime, mais je suis sans solu­tion, ils ne nous lais­seront pas vivre ni l’un, ni l’autre, ils ne nous lais­seront pas respir­er, laisse aller, que le temps résolve tout…”

Là, dans la cour, Şengül s’af­fais­sa. Il y avait donc une fin aus­si pour la marche vers le par­adis ? La réal­ité était main­tenant debout, toute nue. A cet instant, une peur qui ne l’avais jamais quit­tée réap­parut de plus belle.

Le lende­main, Mah­mut n’é­tait plus là. Il avait eu “un imprévu urgent”, et s’é­tait déjà mis sur la route de la ville. De toutes façons, les frères d’İsm­ail avaient appris, plus ou moins, à utilis­er le tracteur. Sey­dali for­mu­lait des prières pour Mah­mut , sa femme les répétait.

Que le dieu le bénisse, que son chemin et son des­tin soient ouverts…”

Şengül n’é­tait plus qu’un arbre creux, un ser­pent dans l’ar­bre, un oiseau dans la gueule du ser­pent. Un oiseau sur le point de ren­dre l’âme. Elle n’avait jamais ressen­ti une telle frayeur, un tel dés­espoir. “Si İsm­ail l’ap­pre­nait, si les habi­tants de la cour l’ap­pre­naient, si Sey­dali l’ap­pre­nait, si tout le monde l’apprenait…”

Peur, angoisse, détresse, sa con­science qui la lamine… Comme si Mah­mut était par­ti et que l’en­sor­celle­ment s’é­tait cassé sur le champ. La réal­ité, comme elle était cruelle.

Şengül se leva, se dirigea au çar­ka. Il y avait à l’in­térieur, des bidons d’eau, suff­isam­ment pour toute la famille de la cour. Elle en ver­rouil­la la porte, elle se dénu­da. Avec une tasse, elle ver­sa cette eau glacée sur sa tête, elle se lava, en se frap­pant le corps. Rien ne par­ve­nait à net­toy­er son for intérieur. Elle n’ar­rivait pas à con­train­dre ce sen­ti­ment qui la fai­sait trem­bler de la tête aux pieds.

Un cri d’en­fant, déchi­rant la nuit, se répan­dit dans la cour.

C’é­tait son fils Emre qui pleu­rait. Il pleu­rait comme s’il se con­sumait pour sa mère, comme s’il gémis­sait pour elle.

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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.