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On pour­rait recevoir un doc­u­men­taire sur les SDF du Bospho­re, la mis­ère qui se développe en Turquie, les sans abris qui se dis­putent les places avec les chats à Istan­bul, sur le sim­ple reg­istre de la com­pas­sion. Puis on pour­rait class­er la séquence par­mi nos “belles pen­sées de Noël”.

J’ai tenu à aller au delà du ressen­ti com­pas­sion­nel, même si résumer en quelques lignes les raisons et caus­es de la mis­ère en Turquie, comme ailleurs, est tâche impossible.

La mon­naie turque, on le sait, joue la hausse et la baisse sur les places finan­cières, et prin­ci­pale­ment turques. Le régime fait croire qu’il s’a­gi­rait là d’at­taques extérieures, de spécu­la­tions, ombre portée d’un George Soros ou de puis­sances occultes “qui veu­lent du mal à la Turquie”. Erdoğan en per­son­ne se met en scène pour rétablir une par­ité Livre/Dollar qui s’af­fole, avec pour corol­laire une énorme infla­tion qui touche tous les pro­duits de pre­mière néces­sité. Surtout, cachez cette mis­ère que je ne saurais voir. Qui en par­le devient traître à la Nation.

Mais l’é­conomie turque est malade. Elle est malade de sa grande dépen­dance aux impor­ta­tions, due à son entrée mas­sive dans le grand cham­barde­ment cap­i­tal­iste du monde, qu’est la mondialisation.

Prenons un seul exem­ple, celui des noisettes, pro­duc­tion agri­cole où la Turquie domine large­ment le marché mon­di­al, l’or­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion vers un tout ren­de­ment, avec l’emploi crois­sant d’en­grais et de pes­ti­cides, la con­cur­rence débridée sur un marché où les grossistes canalisent les plus-val­ues, ont aus­si amené des chutes de pro­duc­tion dépen­dantes de l’enchérisse­ment des pes­ti­cides et engrais importés, du fait des cours de la Livre. Le pro­duit phare Nutel­la en vente dans le monde entier aug­mentera avec ces pénuries, tan­dis qu’en Turquie la pro­duc­tion agri­cole qui fait vivre ou sur­vivre beau­coup de monde se désor­gan­ise et va à l’in­verse des buts recher­chés par cette agri­cul­ture intensive.

Sur de grands secteurs indus­triels, le choix économique de la Turquie de fournir une main d’oeu­vre bon marché aux cap­i­tal­istes des pays occi­den­taux qui délo­calisent, l’a ren­due dépen­dante de la mon­di­al­i­sa­tion et surtout des choix cap­i­tal­is­tiques dans la recherche du moins dis­ant salar­i­al. Mais, et c’est là une cause majeure de la crise, non seule­ment les prof­its n’en­trent pas dans des cir­cuits de redis­tri­b­u­tion en Turquie, mais la rente de la mon­di­al­i­sa­tion est détournée par la cor­rup­tion. Quant à cer­tains secteurs, du bâti­ment à celui de l’arme­ment, les con­cen­tra­tions et con­fis­ca­tions sont telles, entre les mains de l’oli­garchie du régime, que le Cap­i­tal échappe à l’é­conomie réelle turque.

La poli­tique “expan­sion­niste” du régime, théorisant une nos­tal­gie ottomane, ne voit pas non plus se rap­a­tri­er ses div­i­den­des financiers, et oscille au gré d’al­liances et d’ac­cords sur fond de com­pro­mis défa­vor­ables à la Turquie. Les rela­tions d’Er­doğan devi­en­nent com­pliquées à suiv­re, avec les Européens, les Emi­rats, la Russie, et surtout les Etats-Unis. Les pré­ten­tions mil­i­taires aux fron­tières sont autant de revers, même si elles ont leur lot de vic­times quo­ti­di­ennes. Dans ce con­texte, la fia­bil­ité de la mon­naie turque n’est pas garantie et fait bien sûr l’ob­jet de spécu­la­tions également.

Les caus­es de la pau­vreté actuelle en Turquie sont donc de fond, liées au sys­tème poli­tique, aux très grandes iné­gal­ités sociales qu’il génère, à l’ab­sence de tout sys­tème social équitable, et cette pau­vreté devient endémique. Cette mis­ère n’est plus, loin de là, seule­ment le résul­tat de l’ex­ode des cam­pagnes pau­vres vers les villes, comme en fin de siè­cle dernier, mais naît des grandes métrop­o­les elles-mêmes, soumis­es à la dou­ble loi du cap­i­tal­isme sauvage et de la cor­rup­tion du régime. En cela, la Turquie ne dif­fère pas de nom­bre de pays cap­i­tal­istes. Mais, dans ce reportage, les réalisateurs/trices, por­tent notre regard sur des spécificités.

En faisant le choix de suiv­re deux per­son­nes dont le seul point com­mun est de ten­ter de venir en aide à la mis­ère, iels nous amè­nent au niveau des ques­tion­nements que sus­cite cette pau­vreté, dans une Turquie, dont l’E­tat ne cesse de dire qu’il est “tout puis­sant, atten­tif et bon pour son peu­ple”. Un troisième per­son­nage, un sans abri, résume à lui seul ces ques­tion­nements en dis­ant “Si j’avais su com­ment il deviendrait, je n’au­rais pas fait mon ser­vice mil­i­taire, ni payé mes impôts pour ce Pays”.

Une autre inter­ro­ga­tion tra­verse le doc­u­men­taire : l’Is­lam. L’un des pro­tag­o­nistes est musul­man pra­ti­quant. Il se dit lui-même “soci­o­logue”, et par­court les quartiers pau­vres d’Is­tan­bul pour venir en aide aux plus mis­érables, sans dis­tinc­tion, et pas non plus pour les migrants. C’est là, pour lui, la base de sa croy­ance et de sa cul­ture. La TRT, chaîne offi­cielle turque a même réal­isé un por­trait de lui “le musul­man qui vient en aide”. Et, pour­tant, dans ce doc­u­men­taire, il nous par­le de l’idéolo­gie offi­cielle, de sa pra­tique inverse, de l’E­tat qui s’ac­ca­pare l’Is­lam pour ignor­er les iné­gal­ités, et de fait les accroître. Et aucune verve nation­al­iste n’ap­pa­raît dans ses pro­pos, alors qu’on sait quel mélange les ultra-nation­al­istes big­ots alliés du pou­voir entre­ti­en­nent. Point de turcité, seule­ment un pro­pos et une pra­tique humaniste.

L’autre pro­tag­o­niste est une femme. Elle vient elle-même de la rue. Anci­enne pros­ti­tuée mon­trée du doigt, sa force l’a amenée à s’ex­traire de la mis­ère. Depuis, elle la com­bat, à sa manière, et est fière de cette vie de sol­i­dar­ité. Au pas­sage, les quelques étu­di­ants qui lui appor­tent occa­sion­nelle­ment de l’aide, font part, eux aus­si, de leur pré­car­ité et d’un Etat qui refoule une par­tie de sa jeunesse non favor­able au régime. Mais c’est aus­si au tra­vers de cette femme qu’on nous fait décou­vrir “un beau quarti­er” où elle doit se ren­dre pour trou­ver un “spon­sor”, bien mal­gré elle. Savourez ce moment, sou­venez-vous que la com­pas­sion partagée est ce qui est le plus facile à imiter quand on a à la fois le pou­voir de l’ar­gent et l’ap­par­te­nance à une caste/classe sociale.

Le film four­mille de détails, et ses réalisateurs/trices ne sont pas tombé.e.s dans les fauss­es car­i­ca­tures d’op­po­si­tion au régime. Sans doute ont-iels su éviter cer­taines ter­rass­es d’Is­tan­bul où l’op­po­si­tion offi­cielle s’op­pose, en atten­dant l’élec­tion prochaine.

Je ne veux pas davan­tage dévoil­er ce doc­u­men­taire et vous en souhaite bon visionnage.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…