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70% de la production mondiale de noisettes est réalisée en Turquie et pour majorité côté Mer Noire. La Turquie assure l’approvisionnement de firmes comme Nestlé, mais aussi de Ferrero, détenteur du fameux Nutella.
L’arrêt momentané des échanges, du à la pandémie, a donc frappé les exportations turques dans ce domaine comme dans d’autres. La production 2020 atteindrait 650 000 tonnes.
Le New York Times, en 2019, de façon détaillée, démontrait comment la récolte de ces noisettes se fait au prix de l’exploitation de réfugiés syriens, pour quelques misérables euros par jour, pour un travail difficile et éreintant.
Nous savons que les multinationales, qui courent après les marges de profit, exploitent le moindre différentiel de droits sociaux à l’échelle mondiale. La Turquie offre pour ce faire un terrain très favorable. Et même si Ferrero avait fait mine de réagir après cet article, la situation est restée la même. Mais il est intéressant de voir que dans les photographies qui illustrent l’article en question, centré sur l’exploitation de la main d’oeuvre “réfugiéEs syriennEs”, corvéable à merci, figurent des Kurdes.
Rien d’étonnant, puisque traditionnellement, le sous-prolétariat kurde de Turquie a toujours été utilisé comme main d’oeuvre saisonnière bon marché. Les réfugiés syriens, pour lesquels l’Union Européenne, rappelons-le, verse quelques milliards au gouvernement turc pour qu’ils soient “retenus”, sont donc mis en concurrence avec les Kurdes en recherche d’emploi. Tous deux, victimes d’exploitation, de racisme, sont sur le terrain du “moins-disant” face aux exploitants. Diviser pour moins payer.
Avant d’en venir aux violences racistes récentes, qui n’ont guère fait les Unes, à l’encontre des Kurdes, lors de cette “saison des noisettes 2020”, nous voudrions vous faire partager le témoignage de Zehra Doğan, sur ces travaux saisonniers. Ce témoignage, qui contredit la fable du “c’était mieux avant dans la belle Turquie laïque”, nous parle des années 1995.
(…)
Un jour, bien longtemps après, nous sommes allé·e·s travailler en famille dans la région de la mer Noire à la cueillette des noisettes. Là-bas, j’ai constaté par moi-même la discrimination que j’ai subie et j’ai détesté vivre loin de mes terres. Quand tu es dans un monde lié par un passé et une culture partagé·e·s, tu n’es pas « autre ». Tu fais partie de la majorité. Même si tu es différent·e, tu ne te sens pas humilié·e, parce que tu es chez toi, c’est tout. Le plus dur c’est de se sentir vraiment humilié·e. Lorsque la violence est physique, elle est douloureuse mais elle n’est pas inoubliable. La violence psychique fait bien plus mal.
Après un voyage de trois jours, dans le «train noir 114 », nous sommes enfin arrivé·e·s dans la région de la mer Noire. Ils nous ont amené·e·s au bord du rivage. Ici, tout le monde avait planté sa tente. Il n’y avait que des Kurdes. Les tentes avaient été bricolées avec des bouts de plastique et sous chacune s’abritait une famille composée d’une vingtaine de personnes. Partout, de la boue. Il pleuvait sans interruption. Les enfants étaient sales, le ventre vide, miséreux·euses. Et comme si cela ne suffisait pas, ils avaient planté un panneau sur la place, sur lequel était indiqué : « Place des chiens ». Arrives-tu à le croire ? Années 1990. Autour de 1995. Les « chiens ». c’étaient nous, les Kurdes. Quand je parle de rivage, ne pense pas à une plage. Dans cet endroit, celui qui se risquait à mettre le pied dans la mer se noyait. Des vagues impitoyables, des marais: c’était une zone très dangereuse pour la baignade. La plupart des gens ne savaient pas nager. Mais les personnes qui voyaient la mer pour la première fois de leur vie désiraient se baigner. Ainsi renvoyait-on souvent des cercueils au pays.
Cette zone était celle de l’attente. Enfin, selon l’appellation du métier, « le marché aux humains ». Le propriétaire qui souhaitait récolter ses noisettes y venait, choisissait des ouvrier·ère·s comme s’il choisissait des moutons et les emmenait. Après leur départ, c’était une autre souffrance qui commençait. Celles et ceux qui n’étaient pas choisi·e·s travaillaient dans la boue jusqu’au soir pour rafistoler leurs tentes bricolées. Ils ressentaient du dégoût pour nous. Ils ne mangeraient même pas un morceau du pain fait par nos soins. Ils disaient sans cesse « sales Kurdes ». Les adultes s’engueulaient tous les jours avec eux, en disant : « Mais venez donc un jour dans notre pays, vous verrez ce qu’est l’humanité », et, pensant que les enfants ne les comprenaient pas, ils alignaient, à pleine bouche, toutes les insultes imaginables en kurde. Tout y passait, leur mentalité, leurs ancêtres. Leyla, ma sœur, était très féroce. Elle leur en faisait voir de toutes les couleurs.
Tu sais, j’ai fait de la vente à la sauvette dans les rues d’Amed. J’ai vendu de l’eau, des desserts, du persil, des pommes d’amour, des esquimaux aromatisés aux fruits. J’ai ciré des chaussures. J’ai aussi vendu des livres. Tout cela m’a rendue heureuse, parce que j’avais ainsi un gagne-pain. Mais travailler dans l’ouest, aux champs, sous les ordres de racistes, a été une vraie torture. Là-bas, tu ressens jusqu’à la moelle la douleur insupportable du désespoir.
(…)
Extrait de “Nous aurons aussi de beaux jours.” p 250–251
Au passage, pour celles et ceux qui se demanderaient encore ce qui a forgé la combattante kurde et féministe qui se bat aujourd’hui avec crayons, mots et pinceaux, et qui déjà à quinze ans connaissait la garde à vue, pour ceux qui, soupçonneux-ses énoncent des “mais d’où sort-elle ?”, nous conseillons fortement la lecture complète du livre, avant tout commentaire.
Des violences récentes, qui n’ont fait aucune Une, sont là pour illustrer comment ce racisme là a cheminé et s’est renforcé, du régime d’avant Erdoğan à aujourd’hui. Les oripeaux du nationalisme, portés par l’AKP, ses alliés ultras et le parti d’opposition majoritaire, qui habillent la turcité de la république turque, continuent de raciser les populations d’origine kurde. Et ne croyez pas non plus que le travail des enfants a diminué.
Quand un média non turc parle des violences racistes qui se sont déroulées il y a peu, c’est dans ces termes : “À Ortaköy Sütmahalle, village de la province de Sakarya, dans le nord de la Turquie, huit hommes ont été filmés le 4 septembre, en train de frapper un groupe de saisonniers venus de la région de Mardin, à 1 200 kilomètres de là, pour cueillir des noisettes.” La presse AKP répond par “bagarre entre paysans”. Les réseaux sociaux ont souligné le racisme anti kurde d’un côté, sa négation et la volonté de “séparatisme kurde” de l’autre. D’autres, comme d’habitude, ont fait dans le sensationnel, le victimaire sans fond. Quelques intellectuellEs et politiciens côté Mer Noire ont publié un appel où ils/elles dénoncent “…Le chauvinisme, qui atteint le niveau du racisme, ne payant pas les salaires qu’ils méritent, leur accrochant des drapeaux au cou et leur faisant embrasser, les obligeant à chanter l’hymne national turc, en les lynchant…”.
Le témoignage de Zehra permet alors de remettre en perspective cette “bagarre de paysans” décrite ainsi par l’AKP. Perspective historique et politique. Les Kurdes en Turquie ne sont pas seulement une “ethnie martyrisée”, ou un “Peuple homogène et indifférencié”. Les populations kurdes sont aussi traversées par des questions de classe. Et là, en l’occurence, exploitées par le truchement d’une politique d’Etat qui en fait un prolétariat discriminé, en ville ou à la campagne, mais aussi racisé, pour briser toute solidarité entre exploités. L’ultra-nationalisme, la turcité incarnée, a ceci d’opérant, qu’il polarise et empêche la coalisation de toute résistance sur des intérêts de classe communs.
Dans le mouvement de repli nationaliste observé partout, les populations racisées par leurs Etats, de façon systémique, subissent violences, discriminations, répression, et se ressentent comme colonisées, citoyennes de troisième zone. Ce racisme là n’est pas ethnique, religieux, mais social. Et lorsqu’en face une représentation politique légitime naît, elle est alors pourchassée, combattue, massacrée et emprisonnée. Le Parti Démocratique des Peuples (HDP) en connaît le prix et le paie par les arrestations permanentes, les mises à l’écart de ses éluEs, les atteintes permanentes à ses possibilités d’expression.
Cette logique nationaliste, les Kurdes la vivent et la subissent dans leur chair, depuis des décennies, en tant que Peuple légitime à vivre sur des terres ancestrales et désireux de le faire avec celles et ceux que l’histoire a fait migrer déjà il y a un siècle sur cette Turquie mosaïque, fruit de découpages de l’ex-Empire ottoman il y a un siècle, préemptée par un ultra-nationalisme excluant, aujourd’hui sublimé par Erdoğan. Combien sont aujourd’hui en exil forcé ? Combien sont en geôle ? Combien d’entre eux-elles, subissent jusqu’en Europe le racisme des suppôts du régime ?
Quand vous ouvrirez votre pot de pâte à tartiner aux noisettes, même bio, dites vous que le chemin qu’il a pris pour arriver là a peut être démarré de la “Place des chiens”.