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Par Rober­to Saviano pub­lié dans le Cor­riere del­la Sera du 26 novem­bre 2021.

OUI LES MOTS SONT TOUT, ET CEUX QUI NOUS ATTAQUENT LE SAVENT

Chaque année, le 15 novem­bre, PEN Inter­na­tion­al célèbre la Journée des écrivains empris­on­nés, met­tant en lumière les cas d’écrivains per­sé­cutés à cause des mots qu’ils ont écrits, déclamés, pronon­cés, mais surtout parce que leurs mots ont été enten­dus. Ce ne sont jamais seule­ment les mots qui font peur, mais surtout ceux qui les sou­ti­en­nent et les dif­fusent. Le Comité pour les écrivains empris­on­nés du PEN m’a demandé d’écrire une let­tre à Sela­hat­tin Demir­taş, écrivain kurde et homme poli­tique d’op­po­si­tion actuelle­ment empris­on­né en Turquie. Il fig­ure sur la pho­to que j’ai choisie cette semaine. A droite lors d’une réu­nion publique, à gauche en prison. Sela­hat­tin est souri­ant sur les deux pho­tos, mais vous n’au­rez pas de mal à dis­cern­er les dif­férences entre les deux sourires.

Cher Sela­hat­tin,

Je vous écris aujour­d’hui alors que le nom­bre de jours de votre déten­tion approche les 2 000. Cela fait mal de penser à l’énor­mité de ce chiffre, cela fait mal de savoir que vous n’avez pas été libéré comme le prévoit un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Et donc, en Turquie, vous êtes arrêté, jugé et con­damné pour vos paroles. Vous êtes arrêté, jugé et con­damné pour votre par­cours de vie, qui n’est pas un par­cours crim­inel, mais un par­cours de pen­sée, de partage, d’étude.

Les “preuves” qu’ils pré­ten­dent avoir pour con­firmer votre “cul­pa­bil­ité” sont vos dis­cours publics, les phras­es que vous avez pronon­cées et qui ont été rap­portées par les médias… aucune activ­ité crim­inelle, mais des mots. Pour nous, qui sommes dans le domaine des mots, les mots sont tout, et ceux qui nous accusent de mots le savent bien. Ils savent que chaque mot que nous pen­sons, écrivons et prononçons nous représente. Ils savent que nous sommes prêts à tout sac­ri­fi­er pour défendre ces mots. Nous pou­vons nous tromper, mais c’est ainsi.

MÊME S’ILS ONT ESSAYÉ DE VOUS PRIVER DE LA POSSIBILITÉ DE DISPOSER DE VOTRE CORPS, VOUS N’AVEZ PAS GARDÉ LE SILENCE

Ma sit­u­a­tion n’est pas com­pa­ra­ble à la vôtre, mais on m’a sou­vent demandé si je regret­tais mes paroles et les con­séquences sur ma vie. Et j’ai tou­jours répon­du que je ne suis pas un héros, que je n’ai jamais voulu en être un, que j’ai seule­ment écrit ce que je pen­sais être juste d’écrire et que si j’avais su ce que j’al­lais vivre, j’au­rais peut-être arrêté plus tôt. Je ne sais pas si, sachant tout ce que je sais aujour­d’hui, je l’au­rais refait, mais pour con­firmer que les organ­i­sa­tions crim­inelles craig­nent plus l’his­toire — le mot ! — que les armes, il s’ag­it d’une prise de con­science à par­tir de laque­lle il est impos­si­ble de revenir en arrière. C’est la pierre angu­laire autour de laque­lle tourne ma vie : le pou­voir de la parole, de l’en­gage­ment civ­il, de la dénon­ci­a­tion, de la défense des sans-voix.

LA STATUE DE JORDAN BRUNO, BRÛLÉ VIF EN 1600, SEMBLE NOUS DIRE : “REGARDEZ CE QUI ARRIVE À UN HOMME QUI PARLE”

Mon cher Sela­hat­tin, vous con­nais­sez Gior­dano Bruno, un philosophe de mon pays. C’est vers lui que je me tourne lorsque je pense que la souf­france que j’ai vécue n’en valait pas la peine. Le 17 févri­er 1600, Gior­dano Bruno est emmené au Cam­po de’ Fiori à Rome, désha­bil­lé sur la place publique et brûlé vif sur un fagot de bois. Là où il a été brûlé, se dresse aujour­d’hui une stat­ue de bronze qui nous observe même lorsque nous essayons de l’ig­nor­er. Mais je ne peux pas l’ig­nor­er, alors chaque fois que je lève les yeux, la stat­ue sem­ble me dire : “Regardez ce qui arrive à un homme qui par­le !”. Bruno a com­pris que tous les hommes sont faits de la même sub­stance ; de plus, que l’u­nivers, dont nous ne sommes qu’une toute petite par­tie, est aus­si fait de la même sub­stance, avec pour seule règle de s’har­monis­er dans son infinie diver­sité et ses infinies possibilités.

Imag­inez cette mer­veilleuse sym­phonie de la lib­erté et la peur qu’elle génère chez tout pou­voir qui veut cen­tralis­er, con­trôler, délim­iter les fron­tières du raison­nement et blo­quer le ter­ri­toire de votre être avec des murs. Ces mon­des infi­nis — éthiques, poli­tiques, soci­aux, humains — sont des vérités qui meurent dès qu’on cesse de les défendre, tout comme le droit et la lib­erté meurent si on cesse de les défendre. Bruno aurait été sauvé si seule­ment il avait renon­cé à ses mon­des infi­nis. Mais il n’a pas abjuré, même s’il aimait pro­fondé­ment la vie, car ses vérités, s’il les avait reniées, se seraient éteintes. Il ne restait plus qu’à mourir pour les affirmer. Vous, cher Sela­hat­tin, avez racon­té la vie, la vie der­rière les gros titres en Turquie, et vous avez même mis votre corps pour défendre ces mots. Et même si c’est pré­cisé­ment de la pos­si­bil­ité de dis­pos­er de ce corps qu’on a voulu vous priv­er, vous n’avez pas accep­té de vous taire. Je suis donc ici pour vous écrire afin que mes mots puis­sent marcher à côté des vôtres.

Rober­to Saviano 


Image à la Une : Lors d’une manifestation pour la défense de la population kurde, deux photos sont présentées avec le même sujet, Selahattin Demirtaş, écrivain et homme politique d’opposition : à droite, lors d’une réunion publique et, à gauche, en prison où il est détenu depuis près de 2 000 jours (photo Yasin Akgül / Afp via Getty images).
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