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Première partie : La mort du cygne muet ‑1

Une pluie légère tombe. On dit, signe d’abon­dance… Le vent sur les cimes des peu­pli­ers, la cein­ture rouge à la taille du cygne, et la terre boueuse devant la porte, frap­pée en dansant le halay1, annon­cent un nou­v­el avenir. Peu après, Cygne sera portée d’une main à l’autre, tel un sac, et partira…

A ce moment d’adieux, c’est sa grande soeur qui pleure le plus. Comme elle pleu­rait ses pro­pres blessures, comme elle saig­nait de ses pro­pres plaies, comme elle pleure pour les mains, les yeux. C’est elle qui pleure le plus, en faisant les adieux.

Hik­met a comp­té les bil­lets dans la paume du père, comme dote, comme s’il avait estimé le prix de cette belle et jeune. Sa grande soeur pleure, c’est elle qui pleure le plus…

Hik­met est comme une mon­tagne froide, sa neige ne manque jamais. On ne peut pas pleur­er avec Hik­met, ni rire. Il ne cesse ses louanges pour l’Alle­magne. Il méprise les ter­res sur lesquelles il est né et a gran­di, il méprise la pau­vreté. Il est telle­ment par­venu, que même sa mère et son père en sont gênés. Par­fois, ils regar­dent ses yeux avec éton­nement, et se taisent. Ils se taisent, parce qu’il existe quelque chose qui leur fait tomber les bras, lie leur mains : la pauvreté…

La main de Cygne est dans la main de Hik­met. Mais sa main est froide. La main de Hik­met est sans sen­ti­ment, sans chaleur. Les yeux de Cygne sont humides. Elle regarde la mis­ère de leur mai­son, elle regarde dans leur jardin, les peu­pli­ers qui vont pouss­er et être vendus.

Elle saisit la main de Hik­met encore plus fort. Une main chaude frisonne dans une main froide…

Le nom de famille de Cygne a changé. Ils mon­teront dans un amas de fer­railles, iront à Ankara, puis en Allemagne…

Des routes qui n’en finis­sent pas, de grandes bâtiss­es, des voitures, des bruits de klax­on, des hordes de per­son­nes dont on ne sait où elles vont.  Chaque dis­tance par­cou­rue l’éloigne davan­tage de la mai­son en terre battue et des yeux lar­moy­ants qui lui dis­ent adieu sur le seuil.  Et surtout de sa soeur en san­glots, qui la serre dans ses bras, et de ce frémisse­ment triste sur les peu­pli­ers… Puis, cette main froide. La mai­son chaleureuse qui manque déjà… Une drôle de sen­sa­tion de regret… Un ques­tion­nement, “quand revi­en­nent celleux qui par­tent?”.

Elle a vu une ville pour la pre­mière fois. Elle a pris l’avion pour la pre­mière fois. Des gens dif­férents l’en­tourent, sa mai­son est restée loin en arrière… A quelle dis­tance, qui le sait ?

Les mains froides de Hik­met ouvrent la porte d’un immeu­ble. Un vieux bâti­ment de cinq étages, escaliers étroits. On n’en finit pas de mon­ter. Encore une porte ouverte par la main de Hik­met, froide comme la mort, et un apparte­ment sous les combles, avec des fenêtres avec vue sur le ciel. La haut, pas une seule étoile. Dans la journée, pas de soleil. Ça ne vaut pas même une pierre du vil­lage. Ni l’oiseau le sur­v­ole, pas âme qui vive ne sonne à la porte. Ce lieu est juste comme Hik­met. Hik­met est juste comme ce lieu… Hik­met est telle­ment sans vie, sans sen­ti­ment, si gris, si froid. Il est comme la mort.

En vérité Hik­met fait penser à un chien de berg­er doté d’un col­lier à dents. C’est comme ça qu’il fait l’amour avec Cygne. Son cou est vio­let, meur­tri de mar­ques de dents… Elle pleure Cygne, son intérieur pleure du sang. Les miroirs sont ses seuls amis. Elle demande à la blessée dans la glace “serait-ce ça, ce qu’on appelle mariage ? Serait-ce ça, con­naître des jours heureux ?”.

Hik­met est ouvri­er dans une usine de métal­lurgie dans cette ville. Il a aus­si de sa pre­mière vie en cou­ple avec une ital­i­enne, un garçon, grand comme lui. Alors, une cygne pau­vre et can­dide, est une aubaine qu’il n’au­rait jamais pu espérer.

Elle est seule Cygne. Elle est belle, elle est très jeune, et elle est inno­cente. Elle n’a même pas une fenêtre où atten­dre son mari. Elle passe tout son temps à cuisin­er et net­toy­er cet apparte­ment sous les combles, encore et encore. Le temps passe en comp­tant les mar­ques vio­lettes à son cou, tous les matins, en se remé­morant sa mai­son, mis­éreuse, mais rem­plie de chaleur. C’est une nos­tal­gie insouten­able. Ses ter­res, ses pier­res, ses arbres, la chaleur de sa mai­son, tout lui manque. Tout, jusqu’aux plus petites choses de son monde. A part ses quelques sor­ties admin­is­tra­tives, le monde extérieur lui est aujour­d’hui étranger.

cygne swan

Un soir, Cygne hurle comme une lionne encagée…
“Je m’é­touffe, je veux mourir” dit-elle.

Il a peur Hik­met, pour une pre­mière fois, il a peur de rester seul… Il lui dit alors qu’il lui trou­vera un travail.

Wies­baden a aux alen­tours des vignes qui s’alig­nent à n’en plus finir, embel­lies par la sueur des ouvrier.e.s agri­coles. Et Wies­baden a aus­si des chais et caves, dont Cygne est désor­mais ouvrière. Elle est désor­mais oiseau blanc, aux grandes ailes, de la pro­duc­tion, de la créa­tion, de ce monde ent­hou­si­aste qui s’é­tend en dehors de la mai­son… La den­sité des ouvrier.e.s immigré.e.s dans cette usine  à vin, n’en est pas à ses débuts. Par­mi eux, elles, il y a aus­si des Turcs.

La beauté est un fléau”, le plus grand fac­teur pour ren­dre les femmes hos­tiles aux femmes, dans les sociétés sous-dévelop­pées. Cygne est belle. Elle attire le regard, avec son cou élancé, ses cheveux de soie blonde, ses grands yeux perçants, son noble charme.

Alors, tout cela atteignit le coeur d’un jeune Bal­can, il aima Cygne. Il tom­ba amoureux, de loin. Il la nom­ma même “cygne blanc”. Il se mon­tra aimable et sincère. L’in­térêt dans ses regards, le fait qu’il soit tou­jours près de l’e­space de tra­vail de Cygne, n’échap­pa pas aux yeux des autres femmes…

Cygne était-elle impres­sion­née de cette atti­tude chaleureuse ? On ne le sait pas. Et quelle impor­tance ? Les rumeurs avaient déjà atteint Hikmet.

Des rumeurs dirent “maitrise donc ta femme pour que ton nom ne soit sali”

Après cela, débu­ta pour Cygne une vie d’en­fer. Sa vie de tra­vail ces­sa, com­mencèrent les jours où elle sera battue à  mort. Elle devint l’om­bre effarouchée, muette, corvéable, de la mai­son. Hik­met en prof­i­ta si bien, que Cygne se trou­va encore plus seule.

Elle eut une fille, lors de cette dure péri­ode. Le seul endroit où elle se rendait avec sa fille était les barges de l’é­tang aux cygnes. Ce lieu fut le seul miroir de la nos­tal­gie de son passé. La soli­tude, la souf­france, le manque, blessèrent l’âme de Cygne. Elle eut une autre fille.

C’é­tait juste après sa nais­sance. Tout, mais tout, était lourd, pesant…

Un dimanche, comme si elle attendait que Hik­met soit à la mai­son, elle mar­cha vers la fin de sa vie, avec une bouteille d’essence qu’elle avait achetée auparavant.

Lovée en boule, genoux retirés vers le ven­tre, elle s’im­mo­la en silence.

Cygne, en s’im­molant, fit atten­tion à la forêt. Elle ne voulut pas qu’une seule branche ne brûle, alors qu’elle se con­sumait dans les flammes. Alors elle choisit bien l’en­droit où elle ver­sa l’essence sur sa tête…

Dans le bois, les arbres qui s’élèvent vers le ciel, tout droit, ressem­blent aux peu­pli­ers du jardin qu’elle a lais­sé der­rière. Autour des arbres, des cygnes muets nagent encore. Les vignes de Wies­baden, ses vins de qual­ité, ses casi­nos sous des néons, ses usines de métal…

Tout pour­suiv­it son chemin, de développe­ment en développe­ment, en plus mod­erne. La roue tournée par la main humaine con­tin­ua de broy­er de la même manière.

Des cygnes muets con­tin­u­ent de venir en Alle­magne, du monde entier, courent vers une vie meilleure, comme des papil­lons qui se pré­cip­i­tent vers le feu. Des cygnes vien­nent sans con­naître le sort qui les attend, et con­tin­u­ent à être vic­times des Hik­met, du froid de la mort…


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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.