Türkçe Nupel | Français
Chaque trace sur le visage de la femme cygne ressemblait à un canal de souffrances… Chacun des canaux tracé par son passé, ruisselait de sang.
“Suis les côtés moussus des troncs d’arbre, suis le cours de l’eau, va à l’endroit où l’eau ne peut dépasser sa courbure, et forme un étang. Là, tu atteindras le Nord, et la tu rencontreras, la dépouille du cygne silencieux… Ensuite, tu comprendras que ce n’est pas la première mort du cygne. C’est un génocide, que tous les cygnes vivent dans ce monde. Ainsi, instantanément tu comprendras cela, puis tu resteras seul.e à le comprendre et tu t’y habitueras.”
“S’habituer est le pire. C’est le plus incurable des sentiments. S’habituer. L’accoutumance est une plaie ouverte dans le coeur, inguérissable. C’est pour cela qu’il n’y a aucun remède. Et pour cela, ne t’habitues pas, qu’ils, elles, ne s’habituent pas, que nous ne nous habituions pas non plus… Les troncs d’arbres moussus sont toujours au nord et c’est le chemin qui définit la direction… C’est l’étoile du berger qui éclaire dans cette direction, le chemin mène à l’eau de zamzam 1 où vous vous baignerez et vous purifierez…”
Ainsi parlait, la mort du cygne muet2, ayant vu des jours après des jours, et perdu la voix en criant pour la vie…
Dans le coin nord de Wiesbaden, se trouve un petit bois. En automne, les châtaignes tombent sous les arbres, les champignons déchirent la terre et montent, en amas. Juste à côté, entouré de rangées de noyers, un petit étang, dans lequel nagent seuls les cygnes.
Cet endroit est d’une beauté à toucher le cœur, paisible, calme et apaisante.
Si vous ne connaissiez pas son histoire, ce lieu deviendrait même un parcours de marche que vous pourriez prendre tous les jours.
Mais, jamais de la vie, ne touchez les châtaignes de ce bois, ne cuisinez et mangez ses champignons, ne ramassez ses noix ! N’effrayez pas les cygnes qui nagent en silence ! Sinon, le bois déliera sa langue, prendra feu, deviendra cendres… Les cygnes réuni.e.s là, petit à petit, se disperseront, disparaitront… Le monde s’habituera au génocide des cygnes, et cela sera pour le monde, et pour tout le monde, une fin rouge d’apocalypse…
Voilà un cygne muet ! Une bouteille remplie d’essence, elle marche sur le sentier tapissé d’orties. Grande, élancée tel un cyprès, elle parait comme un cygne sculptural. Elle semble si fatiguée. On dirait qu’elle vient des temps anciens, à des milles de distance, et que, dans un instant, elle s’écroulera d’épuisement… et qu’elle ne pourra plus se relever.
Elle est décidée, elle s’ôtera la vie.
Elle mourra, brûlée dans d’ardentes flammes…
Il est évident que ses souffrances sont plus grandes que les douleurs auxquelles son corps s’attend. Il est évident que leur poids est lourd. Accroupie sur les cailloux, près de l’étang, elle vide la bouteille d’essence sur sa tête. Dans sa main, un énorme vide, une absence de vie.
“Crac !”, l’allumette crépite…
D’abord, ce sont ses ailes, qui prennent feu. Elle ne peut plus les battre pour tenter de prendre son envol. Puis, son précieux cou plie, tombe sur ses épaules… Même pas un cri, pas un élan de survie, vers l’eau de l’étang pourtant proche, à deux pas.
Elle ramène les pieds vers son ventre. Elle se love ainsi, autour de son ventre, devient boule. Son ventre, la patrie de toutes ses souffrances. Elle brûle comme ça, se consume esseulée, et se transforme en un amas de cendre gris.
La femme cygne muette, sans un cri, brûla et devint cendre.
Le ciel qui, dans ses beaux jours, offre généreusement la pluie à la terre, ne daigna pas envoyer une seule goutte. Les marcheurs, qui se promènent à l’habitude, tels des colonies de fourmis, n’y passèrent pas ce jour là. Fut-il possible de ne pas avoir un.e ami.e, un.e proche.e, quelqu’un.e qui s’inquiéta ?
Oui, ce fut possible de n’avoir aucun de ceux là…
Personne ne sait pourquoi le cygne a choisi une telle mort. Personne ne peut mesurer la souffrance et la solitude qu’elle a vécues. Les femmes rassemblées par petits groupes, se parlent en appuyant le bout de leur index sur la poitrine des autres. Chaque réflexion, chaque idée, chaque rumeur atterrit toujours sur la même chose : cette notion d’honneur placée à l’entrejambe…
- Non non, ça doit être à cause de l’honneur, que voulez-vous que ce soit d’autre ?
- Dieu sait si elle était belle… Mais l’honneur, c’est un point minuscule entre les deux jambes… C’est tout…
- Ses propres péchés.
- Dieu sait si son mari était un homme bien. Il avait une bouche qui ne disait jamais rien.
Des ribambelles de “oh là là”, des kyrielles de “quel dommage”, se transforment chacune en une pierre, dans les mains des femmes. Plus elle parlent, plus elles lapident. La vie du cygne est mise à mort. Les pierres mises dans leurs mains il y a des millénaires, depuis ensanglantées, sont lancées une à une. Toutes pécheresses, et toutes exaltées, religieusement, lancent leur première pierre. Frappe soeurette, frappe…
L’entrejambe, devenu cendre d’un cygne silencieux, en boule, les pieds joints sur le ventre. Le centre de décision de vie ou de mort du cygne… La porte qui décide si elle doit vivre ou mourir. La porte de son âtre qui s’ouvre à la vie ou à la mort.
- Ça doit être à cause de l’honneur, que voulez-vous que ce soit d’autre ?…
Deux petites filles. L’une, encore au sein. Elles ne sont pas encore informées ni de la mort de leur mère, ni de la foule amassée. Là, les rumeurs sèment aussi des graines qui définiront leur vie. Ces rumeurs seront versées comme des cendres, sur la têtes de ces deux petites, dont la mère fut avalée par les flammes. Ces graines germeront, les suivront leur vie durant, pour la transformer en poison…
Même devenue cendre, la femme cygne sera enterrée dans le lieu où elle est née et a grandi. Sa mère la pleurera pour écumer son chagrin. “Même en cendres, je veux ma Cygne. Même en cendres je veux la toucher…”
Comme on dit “s’il en est une qui doit pleurer, c’est la mère”. Sa mère pleura.
Et elle dit ceci :
“Etait-ce comme ça, notre engagement, ô ceux qui ont pris ma fille comme mariée ? Venez donc, ceux qui l’ont emmenée, ceux qui l’ont mise en cendres, dites-moi, était-ce comme ça, notre accord ?”
Il était une fois, un jour parmi d’autres. Il était deux oignons tombés dans la marmite cabossée, en cuivre étamé, du miséreux. Il était écrit que Cygne allait en Allemagne, comme mariée… C’était le jour où elle ne suivrait plus le destin de sa mère. C’était le jour où elle commencerait à vivre d’autres jours. Ce jour était son jour…
Elle avait aussi une soeur âgée. Paralysée d’une main, aveugle d’un oeil. Elle n’a jamais eu de prétendant. Elle n’a jamais eu quelqu’un qui l’aime, ni de rêves à bâtir. Sa lumière de vie s’était éteinte, sa consolation terminée. Elle n’était même pas le faux-enfant du dieu. Elle savait qu’elle consumerait sa vie, jusqu’au bout, près de sa mère, devant ce fourneau. La société l’avait considérée comme déchet, l’avait habillée de l’habit de l’inapte à tout, et de l’impropre au mariage.
La famille avait une maison, presque au raz du sol, toit en terre, et juste deux pièces. C’était là, des “autres” que l’Etat avait bottés, et jetés dans un coin. Ils avaient un jardin, planté de peupliers. Les peupliers signifiaient, un nouveau toit un jour, la poutre pour la charpente, le feu dans l’âtre, le repas sur le feu. De plus, ils amèneraient des sous. Alors là, c’était le bonheur du pauvre.
“Offre ta main, pour une en retour”. C’est ce que leur père faisait. Il aimait les peupliers autant que ses trois enfants, les soignait tout autant… Ces arbres, qui étaient leur seul espoir.
Une nuit, la grande soeur se réveilla soudain, en pleine sueurs. Elle avait fait un mauvais rêve. Dieu sait comme elle n’avait pas apprécié ce Hikmet. D’où qu’il vienne, il était comme une tache noire collée au cou de sa soeur. Mère et fille s’accroupirent près de l’âtre qui brûlait. C’est plutôt au feu qu’à sa mère, que grande soeur raconta son rêve… Elle n’était pas de ces femmes contées par Marquez, qui tricotent des linceuls pour les soeurs qu’elles jalousent. Elle n’était pas du tout comme ça. Parce que ces terres ne pouvaient héberger la jalousie. La grande soeur était celle qui protège, qui préserve. La grande soeur était pile, l’autre moitié de la mère.
La grande soeur raconta son rêve au feu, l’âtre en est témoin :
“Je suis sur le seuil de la porte qui donne sur notre jardin. Un bruit arrive, un bourdonnement, de loin. Les feuilles de peuplier par terre, tremblent. Un homme est dans notre jardin, il a de grands pieds. Ses grandes mains touchent tous les peupliers. Chaque fois qu’il les touche, c’est comme s’il arrachait mon coeur. Je le hèle depuis la porte, mais il ne m’entend pas. Je manque de forces mais je rampe jusqu’à lui. J’arrive près de ses grands pieds, je tremble comme un moineau. Un tel courage, une telle force me retrouvent, que je me relève. L’homme plonge son regard dans mes yeux. Ses yeux sont morts. pas de pupille, ils sont blancs tout entier. Ensuite, il choisit le jeune peuplier, le plus fragile, le plus précieux. “Celui-ci” dit-il, “c’est celui-ci”. Une hache apparait dans sa main. Il frappe à la racine du peuplier. Et dans un bruit déchirant, le peuplier s’étale à terre. Je m’aperçois alors qu’il s’agit de Hikmet…”
Voilà le silence, voilà la misère, voilà dans l’âme, des pigeons qui grognent…
“Raconte donc ton rêve à l’eau, dit la mère, pour qu’elle le prenne et l’emporte, pour que les hiboux ne huent pas sur notre toit”…
Elle se tut, la grande soeur. Elle se tut pour toujours.
Une robe de mariée blanche, cygne blanc, ruban rouge en ceinture à la taille de Cygne. C’est le petit frère qui coupera la ceinture, et annoncera “Ô tout le monde, ô l’assemblée, ma soeur est une fille vierge, intacte”.
Et, bien évidemment, personne ne coupera la ceinture rouge de Hikmet, en criant en retour “Ô tout le monde, ô l’assistance, ce garçon aussi est vierge et intact”.
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