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Rencontre avec Rebeca Lane au sujet de la décolonisation du féminisme, du territoire et de la communauté.
“L’art est le véhicule de la mémoire des peuples. Créer de l’art, c’est fabriquer de la mémoire historique”.
Par Alessia Dro
(Partie 1 - Partie 2)
Alessia • D’après toi, comment la musique peut-être créer cet espace permettant l’accompagnement et la guérison ?
Disons que, pour moi, la musique ne fut pas l’espace dans lequel j’ai commencé à gérer mes émotions. J’ai commencé à guérir parce que je me suis permis de m’exprimer. Avec le temps, j’ai réalisé que lorsque je racontais mon histoire, encore et encore, il venait un moment où ça ne cessait pas de faire mal, mais ça ne faisait plus mal de la même façon qu’avant.
Si j’écoute mes chansons d’il y a dix ans lorsque j’ai commencé à écrire, et celles que j’écris maintenant, je me sens complètement différente, parce que je constate qu’au début j’écrivais avec de la colère, beaucoup, beaucoup de colère, et des émotions à vif. Plus tard, je n’ai plus voulu que la musique me provienne de cet espace de colère, de douleur, de tristesse et qu’en m’écoutant, quelqu’un demeure dans la tristesse. C’est alors que j’ai commencé à réfléchir de façon plus consciente, à comprendre que ce que je transmettais avait un effet énergétique et politique. J’ai toujours beaucoup d’affection pour mes premières chansons du stage de la catharsis, et j’ai aussi compris qu’en racontant mon histoire, les autres se sentaient appelés à en faire autant.
Puisque, malheureusement, tant de femmes ont été traversées par la violence dans nos terres, le fait que l’une d’entre elles racontent son histoire encourage les autres à parler. Dans mon pays, il y a eu des plaintes de harcèlement, d’abus sexuel dans les mouvements sociaux mixtes et le témoignage d’une aide permet à d’autres de parler. Lorsqu’une femme brise le silence, elle aide et inspire les autres à parler. Et, inspirées par les chansons, plusieurs d’entre elles ont décidé de faire de la musique aussi ou d’écrire un poème. Par exemple, plusieurs filles nous envoient des illustrations que les chansons leur ont inspirées. Parce qu’elle nous parle au plus profond et que ceci leur permet à elles aussi de s’exprimer par l’art.
Je crois que mes réflexions les plus conscientes sont dérivées d’un processus de travail sur mes traumatismes et ma douleur, mais j’ai de nombreuses collègues pour qui certains sujets sont très sensibles. Alors, comment créons-nous une chanson sans nous revictimiser ? Comment créer une chanson dans laquelle tout le monde, quel que soit l’espace dans lequel on se trouve, puisse s’exprimer ? Je crois qu’il s’agit d’un exercice conscient, tenant compte des effets induits par la musique. Parce qu’au début, pour moi, ce fut spontané et non-intentionnel : je n’ai pas dit “je veux être une rappeuse féministe”. J’ai commencé à faire de la musique et celles qui se mirent à l’écouter et à la promouvoir étaient féministes.
Alessia • Pour les femmes en art et dans le hip-hop, quelle est l’importance de l’organisation collective et la transmission communautaire des connaissances ?
Pour les femmes dans le mouvement hip-hop, la création d’espaces collectifs a été fondamentale.
Je ne crois pas que les femmes auraient atteint un tel pouvoir dans le hi-hop si nous ne nous étions pas articulées collectivement, parce qu’à l’intérieur du hip-hop, nos voix étaient marginalisées. Nous avions environ quinze minutes à l’ouverture d’un événement. Sans salaire, sans reconnaissance, sans même la mention de notre nom: on nous connaissait en tant que copine de, femme de, soeur de. Et dans cette infériorisation, nous avons développé notre stratégie de travailler ensemble pour construire nos propres événements. Etant conscientes du fait qu’ils n’allaient pas nous inviter, n’allaient pas nous accorder une place valable dans leur événement, n’allaient pas nous placer parmi les voix importantes, tout ça nous a amené à nous dire: organisons nos propres activités séparément !
Bien que nous dénoncions toujours ce qui se passe dans les espaces mixtes, il est venu un moment où l’on s’est dit qu’ils ne nous voulaient pas dans leurs événements mais qu’il y avait des gens qui voulaient nous entendre, surtout des femmes, alors il nous fallait avoir notre propre festival. Lorsque nous avons lancé le collectif “Somos Guerreras/ Nous sommes des guerrières” il y a quelques 8 ans de cela, il y eut précisément ce besoin de nous poser la question: où sont les femmes dans le hip-hop? Qu’y faisons-nos ? Nous connaissons-nous, ou pas ? Et surtout : sommes-nous organisées ? Alors nous avons monté festivals, ateliers et nous avons commencé à faire des choses entre nous parce nous avons compris qu’en hip-hop aussi ce qui importe ça n’est pas seulement l’espace qu’on occupe sur une scène pendant un spectacle avec d’autres, mais comment vous obtenez vos connaissances.
Plusieurs d’entre nous avions connu des situations de harcèlement sexuel dans lesquelles, afin d’accéder à un studio d’enregistrement, il fallait supporter le fait que le producteur te dise “combien tu es belle” ou que quelqu’un prétende t’apprendre un pas de danse uniquement comme prétexte pour te toucher. Les graffiti des femmes occupaient des espaces plus restreints dans leur murales, parce que, en tant que femmes, sûrement que ça serait difficile pour elles de peindre sur de grands espaces, au contraire des hommes qui étaient nés avec la puissance requise pour peindre en grand sur les murs !
Alors, même en danse, hommes et femmes ont leur centre d’équilibre dans des parties différentes de leur corps, les hommes dans la poitrine, et nous, dans les hanches: un garçon qui t’explique un pas de danse ne le fera pas de la même façon qu’une femme, parce que ton propre équilibre sera différent en fonction de ton corps. Je ne veux pas faire du biologisme. Je dis simplement que des corps différents bougent différemment.
Il y a maintenant des endroits où les femmes peuvent apprendre le rap ou faire du break-dancing. Plutôt qu’un espace sécuritaire, je dirais qu’il s’agit d’un espace en devenir, un espace dans lequel nous sommes très conscientes des problèmes qu’ont vécu les femmes dans les espaces mixtes. Et comment créer des espaces séparés où ne soient pas reproduits des problèmes comme celui de la violence. Nous allons créer seulement entre femmes, un espace libre de toute violence. Mais la violence patriarcale se produit aussi entre femmes. Alors, créons un espace où ça ne sera ni permis nos toléré, afin de pouvoir parler de ces questions.
Au final, la transmission de connaissances entre femmes s’est déroulée de façon très bienveillante, très généreuse, alors que dans les espaces mixtes, les hommes se disent habituellement entre eux: “si ça a été difficile à apprendre pour moi, il faut qu’il t’en coûte aussi.”
Je crois que la création d’espaces bienveillants pour la transmission très généreuse de connaissances s’est avérée fondamentale, parce sans cette transmission, les cultures ne pourraient pas croître.
Parce que les hommes ont voulu conserver égoïstement cette connaissance secrète, afin d’en demeurer les seuls protagonistes, plusieurs femmes n’ont pas participé au hip-hop. Alors je crois que la création de ce type d’espace est définitivement important et cette année a posé des défis particuliers à cet égards, en raison de la pandémie.
Alessia • Tu as apporté une contribution musicale à la première phase de la Campagne Internationale contre le Féminicide que nous appelons le Mouvement des Femmes du Kurdistan. Nous songeons dans la prochaine étape comment organiser les femmes par-delà les frontières. D’après ton expérience, quels sont les éléments importants à intégrer dans cette nouvelles phase, apportant une façon nouvelle de comprendre l’internationalisme dans une lutte commune contre la violence du féminicide à l’échelle mondiale ?
Je pense que l’un des défis que nous rencontrons c’est qu’il y a une hégémonie de discours féministes reposant sur les expériences de femmes dans des situations très particulières, comme en Espagne ou en Argentine, et nous constatons qu’il s’agit surtout d’un mouvement de femmes blanches, et il n’y a pas une conscience très développée du racisme dans ces mouvements, et ce, même au Mexique bien qu’il s’agisse d’un pays très ’racialisé’. Le discours prédominant en ce moment en est un provenant surtout du féminisme blanc qui n’a rien à voir avec les mouvements de la base. Il y a justement diverses rencontres comme celles organisées par les femmes zapatistes, qui ne s’appellent même pas des féministes. Ce sont des femmes organisées. Je crois qu’ici même au Guatémala, là où on trouve la puissance pour articuler les besoins des femmes loin des discours blanchis, c’est dans l’organisation communautaire et les mouvements des défendeurs du territoire à la base. Peut-être que certaines d’entre elles en viennent-elles à voir des coïncidences avec le mouvement féministe, mais elles ne commencent pas par s’appeler des féministes.
Par exemple, ici au Guatémala, le mouvement féministe urbain prend de l’ampleur. Sauf que, rien que dans les dernières 5 années, il n’existait pas un mouvement féministe urbain très représentatif, bien qu’il y ait eu des femmes organisées. Le mouvement des femmes au Guatémala a commencé à s’articuler après les accords de paix, et ce, grâce aux nombreuses femmes qui ont participé au mouvement de guérilla ou aux mouvements de la base et qui, à partir des accords de paix, ont trouvé un espace dans lequel leurs organisations pouvaient se développer et ont choisi de devenir indépendantes, parce qu’au sein même du mouvement des guérilleros, on disait qu’on répondrait aux besoins des femmes une fois la révolution acquise.
Ce qui ne veut pas dire que le mouvement féministe n’existait pas à l’époque, mais je crois qu’il y avait un manque profond de connexion entre les mouvements plus traditionnels et les mouvements des femmes plus jeunes, des étudiantes à l’université. Donc, l’art a puissamment aidé à amplifier ces réflexions.
Nous parlons aussi de tout ça parce que l’art a servi de moteur, sachant que des femmes au Guatémala font l’expérience de cette lutte, tout comme les femmes au Kurdistan and nous savons tout ça souvent à travers des oeuvres murales, des manifestations, des danses. Je pense à la chorégraphie de LasTesis, au Chili, qu’on a vu dans tellement de pays.
Et il y a autre chose aussi qui nous permet de nous rencontrer maintenant, mais c’est une arme à double tranchant : les réseaux sociaux, car ils peuvent nous servir ou nous nuire.
Pour ce qui est du mouvement féministe, je crois que les réseaux sociaux ont été cruciaux pour les articuler et faire connaître ce qui se passe sur d’autres territoires. C’est le cas pour les manifestations de NiUnaMenos, nées en Argentine. Je me souviens que lorsqu’elles lancèrent leur premier appel pour une marche, en moins d’une semaine il y avait des appels sur tout le continent et dans le monde, au moins en Amérique latine et là où l’on trouve des femmes d’origine sud-américaines, partout dans le monde, et de telles manifestations furent organisées ici aussi. Et tout ça, grâce aux réseaux sociaux, comme une étincelle allumée en plusieurs endroits.
Mais pour ce qui est des 56 enfants qui furent brûlés par l’ Etat au Guatémala, il n’y eut pas le même effet transcendant que pour NiUnaMenos; les situations impliquant les femmes au Kurdistan n’ont pas connu la même distribution que les cas se produisant en Argentine ou en Espagne. C’est un peu de ça qu’il s’agit lorsque je parle d’hégémonie, le fait d’accorder un meilleur éclairage à certaines situations qu’à d’autres, parce qu’il n’y a pas une tendance à regarder ce qui se passe dans le sud. Je ne parle pas d’un sud géographique. Davantage d’un sud idéologique. “Le “blanc civilisé” est toujours considéré en tant qu’origine et but de la civilisation.
Evidemment, la lutte pour la légalisation de l’avortement est nécessaire et fondamentale, mais dans de nombreux territoires, il ne s’agit pas de l’objectif principal. Si on pense en terme d’éléments unifiant les mouvements féministes, la légalisation de l’avortement en est un. Mais il faut le placer dans le contexte de là où le mouvement est né, et ne pas en faire la priorité stratégique pour toutes les femmes dans le monde. Alors, je crois qu’à l’intérieur de l’internationalisme, il est important de dé-coloniser le regard du féminisme blanc, que plusieurs d’entre nous reproduisent, je ne sais pas si c’est de façon inconsciente ou automatique.
Parce que ça n’est pas pareil lorsqu’une femme rurale d’une communauté indigène est assassinée que lorsqu’il s’agit d’une femme urbaine, ça n’est pas pareil quand il s’agit d’une femme trans ou cis, il n’y a pas la même indignation. Heureusement, ici au Guatemala, on écoute les camarades qui dénoncent la violence mais il n’y a pas la même réaction lorsqu’une femme d’une communauté indigène s’exprime au sujet de la même violence. La société ne réagit pas de la même façon. Alors, il me semble qu’il s’agit là d’éléments auxquels nous devons prêter attention, la façon dont nous réagissons nous-mêmes devant ce que nous voyons.
Alessia • Dans la lutte contre le racisme et le colonialisme, j’ai le sentiment qu’il y a une énergie forte générée par le partage des expériences entre femmes lorsqu’à partir de contextes différents, nous partageons nos souffrances et nos luttes, en reconnaissant les besoins et les acquis différents, les joies communes lorsque nous produisons de nouveaux horizons pour le possible. Je me souviens de mon passage au Guatémala il y a deux ans, lorsque j’avais partagé l’expérience du Rojava sur le confédéralisme et l’autonomie. Suivant cette rencontre, une assemblée multinationale de femmes s’était mise en place. J’aimerais savoir ce que tu penses de ce processus en marche dans ton pays, et, de façon générale, de l’engagement en faveur de la pluri-nationalité dans ces territoires géographiques.
Il me semble qu’il s’agit là de l’un des efforts dans lequel le féminisme urbain ne s’est pas beaucoup impliqué ici. Sur la base de la perspective critique que j’ai partagée plus haut, surtout en tant que féministes urbaines, nous travaillons surtout autour des questions suivantes: la légalisation de l’avortement; l’identification des coupables de féminicides. Parce que ces demandes en faveur de la pluri-nationalité et ces analyses dans lesquelles l’Etat ne constitue pas l’horizon proviennent surtout de camarades des peuples indigènes ou de femmes en milieu rural qui ont une autre forme d’organisation communautaire, parfois mixte; en d’autres mots: pendant que dans les villes, nous réclamons la légalisation de l’avortement, nous réclamons ainsi l’intervention de l’Etat, la mise en place de législation; de la même façon, lorsque nous réclamons une loi plus rigoureuse contre les féminicides, nous demandons à l’Etat de s’impliquer dans la solution de problèmes sociaux. Pendant ce temps, d’un point de vue communautaire, il y a des millénaires de pratique politique établissant ces questions comme relevant de la communauté et, pour nous qui habitons dans les villes, cela implique que notre communauté est urbaine. De façon hypothétique, si nous établissions un espace communautaire urbain, ça serait la tâche de la génération actuelle.
Mais il ne s’agirait pas d’une réalisation fondée sur une transmission multi-générationelle de connaissances, fondée sur des us et coutumes connus, greffée sur la culture et le territoire. En d’autres mots, la plupart des résidents urbains n’ont pas de racines territoriales ni de tradition d’organisation communautaire et s’il s’en trouve aujourd’hui au Guatémala, c’est de façon très spontanée: indubitablement, c’est ce que le racisme et le colonialisme a produit en nous. Et parce qu’il existe un mépris pour les autres façons de s’organiser, et ce mépris devient facilement un racisme affirmé qui considère que l’organisation communautaire est inefficace, fondée sur l’ignorance. Très souvent, il s’agit d’ignorance. Mais cette ignorance repose sur le racisme. Alors je crois que plusieurs de ces propositions radicales de transformation proviennent de femmes enracinées dans un territoire, dont les grands-mères, les arrières grand-mères et les arrière-arrière grands mères ont habité ce même territoire avec une organisation communautaire qui fonctionne depuis des centaines d’années, où il existe des cérémonies pour la transmission de l’autorité. Bien que les femmes aient été longtemps exclues de participer dans ces milieux, maintenant les femmes luttent pour leur reconnaissance et la reconnaissance de leurs droits. Et il y a une place qu’elles pourraient occuper et dans lequel s’exprimer et ça n’est pas au niveau de l’Etat, donc, le dialogue n’est pas directement avec l’Etat.
Ceci a des implications très profondes lorsqu’on réfléchit à la pluri-nationalité, et je crois que l’une de nos limites en tant que féministes urbaines a été de ne pas reconnaître le pouvoir qui existe dans ces pratiques politiques communautaires, parce qu’il s’agit bel et bien de pratiques politiques qui mèneront concrètement à la décolonisation du territoire, et c’est seulement en pensant à décoloniser le territoire et aux formes que doit prendre l’organisation communautaire que toutes les autres demandes des femmes peuvent être entendues.
Je comprends pourquoi nous avons cette forme de désengagement et, pour moi, il s’agit de l’un des grands défis au sein des mouvements. Les femmes ne pourront pas atteindre une pleine harmonie dans le cadre d’un Etats. On nous accordera des petits cadeaux pour nous faire taire, mais dans le cadre de cet Etat dans lequel nous vivons, nos demandes n’obtiendront pas de réponses à moins de transformer la communauté en organisation territoriale.
Interview réalisé par Alessia Dro en collaboration avec Rosa Rosano et Meztli Yax
Alessia Dro est une militante en Amérique latine pour le Mouvement des Femmes du Kurdistan. Depuis plus de trois ans, elle voyage sur ce continent à créer des ponts à partir d’une position dissidente, féministe, anti-capitaliste et anti-raciste de solidarité transnationale. Elle partage des paroles collectives depuis la communauté sans frontière du Mouvement des Femmes du Kurdistan, épousant sa portée internationale.
Rosa Rosano : communicatrice et activiste célèbre au Mexique. Elle travaille de façon indépendante pour différents média internationaux, et constitue un élément de la solidarité avec le mouvement des femmes kurdes et le mouvement zapatiste.
Meztli Yax : communicatrice communautaire et journaliste pour la radio libre et indépendante Radio Zapote, elle fait partie du comité de solidarité avec le Kurdistan à Mexico City.
Rebeca Lane en soutien à la chanteuse kurde Nûdem Durak
Campagne internationale #FreeNûdemDurak
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