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Lire la pre­mière par­tie : Le “coucou” de l’oiseau pepuk ‑1

Le cheval était déshy­draté et fatigué. Poumons en feu, il s’en retour­nait vers  la source, trainant tou­jours Emine. Voilà bien­tôt la source, où la mort a com­mencé et, der­rière, Emine, allongée sur le dos, sans plus de forces… Cet après-midi, deux femmes, faux à la main, descendaient s’y désaltér­er. La pous­sière, la sueur de leur journée de labeur, allaient dis­paraitre avec l’eau glacée de la source.

Au même moment, le cheval de Tur­so, en sueur, hen­nis­sait, renâ­clait… Que voient-elles ? Emine, main attachée à la corde, der­rière… Elles courent, coupent la corde, mais à quoi bon ? Emine, ensanglan­tée, les regarde une dernière fois. De ses lèvres, que la terre a labourées par le sang, sort un dernier gémisse­ment, un dernier… “Ahh­hh..”, dit-elle. “Ahh­hh”, une dernière fois. Emine se meurt, là où elle a cou­ru vers la mort. Elle rend sa vie à la source…

Ô toi la source, par le sang, deviens donc l’oiseau pepuk, et pleure !

Şemse est grosse. Cette fois, ce sera un garçon. De loin, elle scrute ses champs cou­verts d’épis foi­son­nants, ses jardins et potagers, ses bêtes dis­per­sées sur la plaine. “Non, non, il faut que ce soit un garçon”… Autant de biens devraient-ils rester dans les mains du fils d’un autre ? Foy­er de fille, foy­er d’é­tranger. Avec un fils, ce n’est pas comme ça. Le fils est celui qui pro­longe ta lignée, le garçon est le gar­di­en du feu dans l’âtre, le garçon est la mon­tagne à laque­lle tu t’a­dosseras. “Non, non, cette fois il faut un garçon”. Şemse était allée prêter ser­ment dans des lieux saints.

Lorsqu’elle aura un fils, elle l’al­lait­era pen­dant sept ans. Durant sept ans, les ciseaux ne toucheront pas à ses cheveux. Durant sept ans, elle le pro­tégera du mau­vais oeil, ne le lais­sera touch­er un seul ongle à une seule pierre. Elle le nour­ri­ra de lait, de miel, de chair d’ag­neau frais. Elle fera de lui le gail­lard de Çarsan­cak. Elle achètera à Harput, un cheval blanc, à la crinière de lion, taille fine, per­les bleues. Son fils, son vail­lant de fils, mon­tera le cheval, et fera mor­dre le doigt à tout le monde. Et ce brave sera celui que Şemse a enfanté…

En ver­sant des pièces d’or, elle pren­dra la fille la plus belle, la plus tra­vailleuse, la plus fer­tile de Çarsan­cak comme femme pour son fils. Elle fera faire des noces qui dureront trois jours et trois nuits. Une telle fête, que Çarsan­cak, jamais ne l’ou­blierait. Foy­er de fille, foy­er d’é­tranger, elle ne leur don­nera pas de terre, même pas assez pour un tombeau, elle allait cadas­tr­er tout, mais tout, sur son fils.

Qu’est-ce une femme ? Dis­crim­inée quelle que soit l’époque, bonne à met­tre devant la porte, bonne à être trans­for­mée en enne­mie d’elle-même.  Şemse, sor­tie elle aus­si de ce moule, est dev­enue poi­son à elle-même, enne­mie de sa pro­pre chair, de son pro­pre genre.

Une douleur à la poitrine de Tur­so. Une douleur à ne pas souhaiter à son enne­mi… Son Emine, qu’il nomme “jardin de par­adis”, n’est pas ren­trée. Elle est jeune, ingénue. Peut être qu’elle s’est ren­due à la mai­son. Mais qu’est-ce donc que cette douleur en lui, cet incendie dans ses entrailles ? Des chants de lamen­ta­tion provi­en­nent de la val­lée, depuis la source. Les vil­la­geois tra­versent les champs, courent vers la source. “Ah, la mai­son de qui s’est-elle écroulée sur sa tête ? Ah, pour qui pepuk chante-t-il encore, qui le sait ?”.

Les seins de Şemse sont douloureux, comme s’ils allaient faire couler le lait dans un instant. Une sen­sa­tion cuisante. Le cheval est attaché à un muri­er, près de la source. Sur le sol, une morte en lam­beaux, Emine… Une lamen­ta­tion est chan­tée, comme creuser la mon­tagne avec les ongles, comme émi­et­ter les pier­res avec les dents. Tur­so, là, au chevet de sa fille morte, attrape toutes les pier­res qui lui passent sous la main, les jette sur le cheval. Inca­pable de con­tenir sa hargne, il frappe le dos de l’an­i­mal avec un morceau de bois, il frappe, frappe, jusqu’à tomber sans force, sur les genoux. Le lende­main, Emine est enter­rée dans le cimetière sur la colline, juste en face de la mai­son de pierres…

Après ce jour, Gol­lo Tur­so ne don­na plus à son cheval, attaché à l’étable, ni eau, ni herbe. Il lui brisa du bois sur le dos, jusqu’à épuise­ment. Le cheval, en sang, blessé, devint pepuk, hen­nit. Kaçar trem­bla, devint sourd. Tur­so devint comme sauvage. Dans les lieux où sa fille fut bal­ayée, il ramas­sa des morceaux déchirés ensanglan­tés de la robe de sa fille, il arrosa de ses larmes, les pier­res entachées de son sang. Il devient pepuk et se mit à cri­ailler. Ensuite, avec hargne, il bat­tit encore son cheval.

Per­son­ne ne réus­sit à enlever le cheval des mains de Tur­so. Il était déter­miné. Comme sa fille, le cheval devait mourir en lam­beaux. Emine, le cheval, le sang, la souf­france se propagèrent, leurs bruits atteignirent le pays de Hozat. Le Com­pagnon 1 de Tur­so aus­si, les entend. Il se met sur la route, pieds nus, envelop­pé de sa robe sans col, et arrive à Kaçar. Il frotte son vis­age au seuil de Tur­so, il salue son épaule. Il con­damne la tor­ture subie par le cheval.

Il a une bouche mais pas la parole, que veux-tu de la pau­vre bête ? C’est honte, c’est péché, aies pitié de ton enfant à naître” dit-il. On ne con­tred­it pas un Com­pagnon, on ne lui par­le pas mal. A l’époque le Com­pagnon est la seule porte qu’on tra­verse en con­fi­ance, de généra­tion en généra­tion. Au delà de frère, il est la vie, il est l’en­traille, il est le souf­fle, l’air que tu respires.

Emmène le cheval, enlève le de ma vue !”, dit Turso.

Le lende­main matin, alors que les pepuk chan­taient, le Com­pagnon devant, le cheval, dont le dos cou­vert de blessures ressem­ble à une écorce, dis­parurent à tra­vers le ver­sant où Emine est enter­rée. Le cheval était si épuisé, telle­ment sans force, qu’il n’avait même pas la pos­si­bil­ité de sec­ouer la queue pour se débar­rass­er des mouch­es posées sur ses plaies. Le Com­pagnon ame­na le cheval de l’autre coté de l’eau, en fit offrande à plus pau­vre et plus seule personne.

Tur­so ne mangeait ni ne buvait. Tur­so pleu­rait du sang. Il ne pre­nait plus la faux, ni ne ven­dan­geait. Il ne regar­dait même plus ses biens acquis à la force de ses ongles. Après la mort de sa fille, il fon­dit à petit feu, il se con­suma, il dépérit et il tré­pas­sa. Le cheval qu’il avait amené de ses pro­pres mains, avait tué sa fille. Sa con­science ruina son corps, dessécha son âme. Tur­so cracha sur les biens de ce bas monde. Sur les arbres, qu’il avait plan­tés, se mirent chanter, des pepuk

Şemse est grosse, où est donc le fils ?

Quar­ante jours plus tard, elle eut une fille. Cheveux de nuit, yeux de nuit, brune comme les épis de blé noir. On dirait Emine… Şemse est endeuil­lée. Elle n’al­laite pas, ne tamise pas la terre pour langer le bébé. Elle bat ses genoux en se deman­dant à qui iront tous ces biens, ces ter­res… Le Com­pagnon survint.

Aie pitié, c’est péché. Donne du lait à ton enfant. Sois la vie dans ses veines, qu’elle pousse comme un épi, qu’elle s’élance dans Kaçar ! Pitié, c’est péché…”

De loin, on entend les mitrailleuses. L’apoc­a­lypse géno­cidaire dont on dis­ait, “ça  arrivera, ça arrive” pleut sur un peu­ple sans défense. De l’autre coté de l’eau, sur les mon­tagnes de Hay­daran, est menée une défense légitime. La riv­ière Mun­zur n’ar­rache plus les souch­es des chênes. Mun­zur débite des corps humains, du sang humain. Sur ses rives, s’élèvent de petites collines de dépouilles.

Jours de faim, de mis­ère, jours de mort, de géno­cide. Şemse, fusil à la main, avec la force d’une armée à elle seule, pro­tège ses biens. Qu’un seul pepuk, ne vienne manger un seul de ses grains. Le géno­cide se ter­min­era avant d’at­tein­dre Kaçar.

Le temps coule comme de l’eau. Trois filles for­tunées, trois brunes comme blé noir. Tant de biens, tant de pos­ses­sions. Qu’a lais­sé Tur­so der­rière lui, qui de genre mas­culin ? Voici un proche de Şemse, un homme de sa famille. Elle doit lui don­ner son ainée et cadas­tr­er tout sur lui. Un gars, il le faut…

La cadette a eu elle un peu plus de chance. Elle fut mar­iée au moins, elle n’est pas dans la famine, ni à la rue.

La plus jeune refusa le can­di­dat de mari qu’on choisit pour elle, elle s’en­fuit, avec celui qu’elle aimait. Après ça, Kaçar lui fut inter­dit. Elle n’eut que pau­vreté, des années rem­plies de douleurs, et tou­jours des cimetières…

L’Alle­magne, berceau du cap­i­tal­isme, une cham­bre d’hôpi­tal. Les yeux nuit de la femme sont presque éteints, comme devenus gris. Dernier regard, derniers gémisse­ments. “Ne m’en­ter­rez pas ici, mais dans mes ter­res, mes ter­res !” dit-elle.

Ce qu’elle voulait fut. Un dernier “ahhh”

Un été, un automne, un hiv­er, un print­emps, les jours, comme l’eau, passent en arrachant la vie… Une éta­mine blanche dans ma main, bor­ds brodés de per­les bleues, coins jau­nis par des larmes. Elle prend la couleur du cheval de Harput. Après un voy­age de trois heures et demie, en avion, nous arrivons à Elazığ. Ensuite Harput, et enfin Kaçar…

Nous louons une voiture. “Vous ne pou­vez pas y aller en femmes, ici, ce n’est pas l’Eu­rope”. Après le fer­ry, les routes de Mer­cimek qui ond­u­lent comme des ser­pents. Des routes sans pro­tec­tion, sans sécu­rité, avec de telles courbes, si tu gliss­es, tu deviens ali­ment pour les loups et les oiseaux.  Mais peu importe. Il faut y aller, juste pour un dernier “Ahh­hh”.

En tra­ver­sant ces routes, nous arrivons à Kaçar. Mon amie con­nait bien la région. Une fois entrée dans le vil­lage, je recon­nais tout, tel qu’on me l’a racon­té. Voilà le cimetière sur la colline, voici le ter­rain tout aplati de la mai­son de Tur­so, détru­it, ruiné. Juste à côté, a poussé une autre mai­son, lieu d’une autre vie. Voici des ter­rains pos­sédés sans effort, sans sueur, ven­dus indu­ment. Tout est là. Les ter­res vivent plus longtemps que les humains. Tout est là, voilà, et elles vivent.

En descen­dant de la colline, je retrou­ve la source, comme si c’é­tait moi qui l’avais posée là. Je l’ai telle­ment écoutée, telle­ment incar­née dans mon imag­i­na­tion, com­ment voulez-vous que je ne la retrou­ve pas ? La source, même si elle ne bouil­lonne pas comme on racon­tait, elle coule. Pas de muri­er à son chevet. Le sol est boueux, creusé par des traces de pas d’an­i­maux. Deux rangées de chalefs (Elaeag­nus) cachent la source de leur ombre. Je trou­ve une branche haute. J’ac­croche l’é­t­a­mine blanche aux per­les bleues, sur le chalef.

Tu as bien fait de naître, ma maman. Heureuse que tu fus une fille, et que nous sommes passées dans ton cœur !”

Quoi faire de plus que regarder autour de soi avec les yeux de l’être dis­paru ? Nous avançons vers Der­sim cen­tre, des points de con­trôle partout, partout l’oc­cu­pa­tion, partout des blind­és. Nous sommes con­trôlées avec des ricane­ments. Que je sois la pierre dans la main de Tur­so. Ils sont prêts à la démon­stra­tion de force.

Nous avons dans notre main un sac envoyé de l’Alle­magne, par un tra­vailleur, là, à sa famille, au quarti­er Siyenk, de son nou­veau nom, Cumhuriyet. Ici, à peu près chaque famille pos­sède son européen. La devise étrangère qui suinte du labeur, et, for­mée par cette devise, une société par­a­site. Les routes sans pro­tec­tion, les routes ond­u­lent comme des ser­pents pour­suiv­ant les falais­es. Les bor­ds de routes rem­plis de déchets et de bouteilles de bière. Mal­gré tout, cette région offre une nature incroy­able. Celui qui a décrit le par­adis, a du pass­er par ici.

Nous arrivons à Siyenk. La famille est chaleureuse et sincère. Lorsqu’on dis­cute sur le bal­con, ils nous aver­tis­sent. “Par­lez moins fort, il y a des équipes spé­ciales partout”.

Ce que nous enten­dons est sin­istre, la pros­ti­tu­tion, la con­som­ma­tion de drogue et d’al­cool sont ren­dus au stade au plus haut.

Les com­merçants font tout, pour un sou de prof­it. Ce qu’on appelle alié­na­tion cul­turelle, c’est exacte­ment ça. Der­sim, le cœur de la poli­tique et de la révo­lu­tion est pour des organ­i­sa­tions, le lieu de celle qui pisse le plus loin. Les équipes spé­ciales, dans les jardins de thé, sont déten­dues comme dans la prairie de leur père. Et elles sont autant nom­breuses. Partout, nom­bre de blind­és lais­sent der­rière eux des rib­am­belles de cer­cueils. Se réveille la mémoire des enfants écrasés devant, de Hacı Lok­man trainé der­rière, mis en lam­beaux. Il y a aus­si celles et ceux qui se van­tent de com­bi­en ils ont loué cher leur mai­son, à des équipes spé­ciales. Je veux leur deman­der ça :
“Quel est votre prix ? Pour com­bi­en vous êtes-vous vendus ?”

Que je sois la pierre dans la main de Turso…


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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.