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La chronique de Şeb­nem Korur Fin­cancı, pub­liée en turc dans Evrensel, le 13 sep­tem­bre 2021.

Dans les années où de nom­breuses écoles de médecine ne pos­sé­daient pas de départe­ments de médecine légale, la for­ma­tion était délivrée par les médecins de dif­férents spé­cial­i­sa­tions, comme patholo­gies ou chirurgie. Les rap­ports médi­co-légaux étaient rédigés dans des cen­tres médi­caux, par des médecins qui n’avaient pas été for­mé comme il se doit. Dès la créa­tion de l’As­so­ci­a­tion des spé­cial­istes de médecine légale (Adli Tıp Uzman­ları Derneği) en 1992, définis­sant immé­di­ate­ment un con­tenu et un pro­gramme d’en­seigne­ment avec l’U­nion des médecins de Turquie (TTB) et sa branche de médecins général­istes prati­ciens, nous com­mençâmes à for­mer aux qua­tre coins de la Turquie.

Nous nous sommes ren­dus pour enseign­er dans la ville de Diyarbakır. En arrivant à l’aéro­port, qui était mil­i­taire, le nom­bre de sol­dats, le fait d’être oblig­és de pass­er dans un curieux labyrinthe d’ap­pareils à che­nilles, était embar­ras­sant. Mais je fus surtout pro­fondé­ment affec­tée par le fait que les sol­dats se prom­e­naient avec des armes de guerre à canon long, les pointant sur les gens qui mar­chaient dans la rue.

Le coeur de la ville ressem­blait à un champ de bataille. Les pas­sants ne se bal­adaient pas en regar­dant autour d’eux, en goutant l’at­mo­sphère de la ville, mais se mou­vaient en vitesse comme s’ils voulaient dis­paraitre le plus vite pos­si­ble. Pour­tant Diyarbakır me don­nait l’im­pres­sion d’être une ville à respir­er, à vivre…

Des années se sont écoulées. Non pas seule­ment pour Diyarbakır, mais pour toutes les routes reliant les villes, apparurent de drôles de tours de sur­veil­lance. Nous arrivâmes à une époque où des véhicules blind­és furent posi­tion­nés dans tous les coins, et tra­ver­saient les villes d’un bout à l’autre, sans pour autant respecter les lim­ites de vitesse. Avec le temps, les blind­és furent déployés partout en Turquie. A l’en­trée de chaque ville, furent con­stru­it des bar­rières en béton sim­i­laires aux points de con­trôle entre Pales­tine et Israël. Ce qui a com­mencé dans quelques villes s’é­ten­dit sur toute la sur­face du pays.

Chaque fois que je croise ces images, c’est une grande vio­lence que je ressens jusqu’aux os. Quel ressen­ti éveil­lent-elles dans la société, com­bi­en de per­son­nes s’en ren­dent compte ? Je ne peux m’empêcher de me le demander.

J’ai pen­sé les mêmes choses, en con­sul­tant le tra­vail mené par la Fon­da­tion des droits humains de la Turquie (TİHV), con­cer­nant les morts causées par les véhicules appar­tenant aux forces de sécu­rité et aux insti­tu­tions publiques, faits étab­lis entre le 1er jan­vi­er 2018 et 10 sep­tem­bre 2021. Et, en réfléchissant sur la mort de deux enfants, récem­ment sur­v­enues l’une après l’autre, j’ai con­staté que les don­nées com­mu­niquées dans ce rap­port démon­traient la recrude­s­cence de ces cas.

Selon le rap­port pré­paré avec les don­nées du cen­tre de doc­u­men­ta­tion du TİHV, au cours de cette péri­ode, 41 per­son­nes dont 13 enfants ont été blessées, et un total de 16 per­son­nes dont une hand­i­capée sont mortes des suites de l’im­pact de véhicules appar­tenant aux forces de sécu­rité et aux insti­tu­tions publiques.

En 2018, dans 17 inci­dents dis­tincts, 31 per­son­nes dont 6 enfants ont été con­cernées, lorsque des véhicules appar­tenant aux forces de sécu­rité et aux insti­tu­tions publiques les ont heurtées, et 7 per­son­nes dont 2 enfants et une hand­i­capée ont été tuées. En 2019, on compte 6 inci­dents, 3 blessés dont 2 enfants, et 3 morts dont un enfant. En 2020, 2 inci­dents, un blessé, 2 enfants morts. Quant à 2021, en 8 mois et demi, jusqu’au 10 sep­tem­bre, les véhicules appar­tenant aux forces de sécu­rité et aux insti­tu­tions publiques on causé 7 acci­dents, avec 6 blessés, dont 5 enfants, et le décès de 4 enfants.

Ce sont les enfants qui meurent le plus. Et comme les enfants ne peu­vent pas être loin de leur mai­son, cela veut dire que ces véhicules se baladent en plein milieu des villes d’une façon menaçante. Nous vivons dans une abon­dance de blind­és. Ces véhicules entrent même jusqu’à l’in­térieur des maisons et tuent des enfants couchés dans leur lit.

Ces jours-ci, ce ne sont pas des sol­dats, mais des policiers qui se promè­nent avec des fusils à canon long au cœur des villes. Inter­dic­tion de faire des com­mu­niqués de presse… Si trois ou qua­tre per­son­nes se rassem­blent, des dizaines de bus de police, des canons-à-eau, des blind­és, trois cent, qua­tre cents policiers les entourent aus­sitôt. Récem­ment, les respon­s­ables de la Cham­bre médi­cale d’Ankara qui voulaient s’ex­primer sur les vio­la­tions des droits subies par les médecins et les agents de san­té lors de l’épidémie, ont été vio­lem­ment molestés.

Il ne nous reste plus un seul instant sans vio­lence. La ques­tion prin­ci­pale est, bien sûr, dans quelle mesure nous nous ren­dons compte de cette vio­lence, dans quelle mesure nous sommes préoc­cupés par le fait que le pays soit trans­for­mé en une prison, que je ne peux même pas qual­i­fi­er de semi-ouverte.

Dans les griffes d’une pau­vreté, d’une mis­ère sans cesse crois­sante, dans l’é­tau d’une ges­tion d’épidémie qui, avec ses incer­ti­tudes, a aggravé nos inquié­tudes, et alors que nous n’avons plus la force de regarder la face de la vio­lence, nous devons pour­tant trou­ver un moyen de sor­tir de ce marécage, avec la sol­i­dar­ité, au plus large pos­si­ble. Il n’ex­iste pas d’autre moyen!


Şebnem Korur Fincancı
Şebnem Korur Fincancı, née le 21 mars 1956 à Istanbul, est un médecin, professeure d’université, journaliste et autrice turque. Elle est la présidente de la Fondation pour les droits de l’homme de Turquie (TİHV).
Elle fait partie des intellectuelLEs, accusés et poursuivis pour leur soutien au journal persécuté et interdit Özgür Gündem et jugée dans le cadre du dossier dit “procès principal Özgür Gündem”. Elle a été récompensée de nombreux prix, liés aux disciplines comme, médecine, sciences, droits humains, et démocratie.

Image à la Une : Miraç Miroğlu tué par un blindé.

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