Mizgîn Tahir est une chanteuse d’opéra kurde de renommée internationale. Après avoir un temps enseigné dans les régions kurdes de Turquie (Bakur), à Diyarbakır, elle a décidé de rentrer au nord de la Syrie, sa région natale, afin de participer à sa façon au projet politique qui s’y développe.
Une petite playlist pour écouter Mizgîn, tout en lisant son entretien…
Quand et pourquoi êtes-vous retournée au Rojava ?
Je suis revenue en 2019, avant l’occupation de Sere Kaniye [par l’armée turque et ses supplétifs syriens, ndlr]. Après mes études, je suis allée au Bakur [régions kurdes de Turquie, ndlr], ils me voulaient à l’Académie Cegerxwin. J’étais professeur et administratrice de l’Académie de musique Aram Tigran là-bas. Nous avons créé un orchestre et commencé à travailler, puis la situation au Bakur s’est dégradée 1. Je voulais revenir plus tôt, depuis 4 ans déjà, mais je ne pouvais pas quitter mes ami.es. Beaucoup d’artistes sont allé.es à Istanbul, en Europe, etc., mais je suis restée. Alors, j’ai senti que le Rojava avait besoin de moi. Si je suis kurde, je dois faire passer mon peuple en premier. Votre existence est basée sur votre identité, votre humanité et votre nationalité, si vous voulez la développer, commencez d’abord avec votre famille, vos voisins, puis votre ville et votre pays jusqu’à ce que vous atteigniez le monde.
Malheureusement, l’attaque turque vous a chassé de votre ville…
Trois mois après mon retour à Sere Kaniye, j’étais encore en train d’installer ma maison et mon home studio, avec les ordinateurs, le piano, les microphones, violoncelles et guitares… Quand j’ai du partir, j’ai juste pris mon sac à main, j’ai laissé tout le reste à la maison, les souvenirs rapportés d’Amed… J’avais rapporté de chaque concert un objet, un souvenir, nous pensions que nous reviendrons. J’ai dit “arrêtons-nous sur la route pour que nous puissions revenir le soir”, mais les avions ont commencé à frapper et nous n’avons pas pu résister à ça. J’ai laissé tous mes équipements professionnels qui coûtent environ 20 000 dollars. Mais nous avons l’espoir, nous reviendrons…
(Photo : Loez)
Mizgîn Tahir , quels sont vos projets actuels ?
J’ai étudié dans des écoles arabes jusqu’à mes 27 ans. Les personnes plus âgées élevées dans l’ancien système, comme moi, à notre insu nous avons été touchées, comme un virus dans nos personnalités. Maintenant, après 10 ans de révolution, nos élèves étudient en Kurde. Cet enfant qui a grandi avec sa culture d’origine devrait nous guider. Cela m’a aidé à trouver mon objectif. Maintenant j’encadre des enfants dans l’orchestre Rojava, en travaillant également sur la culture de la région, où se trouvent Arabes, Kurdes et Arméniens. Je veux que nos enfants grandissent avec leur culture et leur musique.
À Amed, nous avons fondé l’orchestre Heskif, j’ai apporté les histoires des chansons d’opéra, des épopées. Je travaillais avec Mahmud Berazi, j’ai préparé l’épopée “Zembil Firoş”. Il y a un autre projet, des chansons d’opéra des histoires de “Kalila et Dumna” qui sont racontées par les animaux. Et un autre projet aussi, quelques chansons simples de moi à enregistrer.
Est-ce que l’Administration Autonome au nord de la Syrie soutient votre travail ?
L’Administration soutient notre orchestre d’enfants, mais ses possibilités sont limitées. Nous avons besoin de plus d’instruments. Elle peut donner aux enseignant.es leurs salaires, nous trouver un lieu, de l’électricité et de l’eau. Mais pour de grands projets comme “Kalila et Dumna”, par exemple, les costumes et accessoires seuls coûtent environ 15000 dollars. L’Administration ne peut pas aider, les gens diraient qu’ils ont besoin de nourriture plus que de musique. Mais je pense que comme vous avez besoin de manger, vous avez aussi besoin de musique. Que fait Daech ? rassembler des gens, juste les nourrir et les rendre riches, à ses fins. Mais croyez-moi l’être humain ne peut pas se satisfaire uniquement de nourriture, il a besoin d’enrichir son âme par la culture.
(Photo : Loez)
Quel rôle jouent les Arts dans la révolution au Rojava ?
Un combattant se bat pour libérer son pays, un homme politique travaille pour le faire reconnaître dans le monde. Quand l’artiste travaille, il montre au reste du monde les moeurs et la culture de son peuple, il expose sa situation. J’ai considéré cela comme ma responsabilité. Vous êtes un être humain vivant en France, mais je vis à Serekaniye et j’ai une épopée à vous raconter. J’ai lu Hamlet, Don Juan, mais avez-vous entendu parler de “Sîyabend et Xecê” ? Je veux travailler pour cela, pour que les autres connaissent ma culture. Je vis ici et c’est mon droit de raconter mon histoire, c’est ma responsabilité.
Quel est l’impact du Rojava sur la musique kurde ?
Ce peuple a le droit de vivre librement, il n’est plus acceptable d’être privé de notre culture. Les Kurdes qui ont souffert des injustices et des inégalités, peuvent maintenant embrasser la culture des autres peuples, les Arabes, les Assyriens. Dans le passé, les émissions de télévision se concentraient davantage sur Damas et Alep.
En Europe, combien de personnes sont mortes, à quel point les peuples se sont-ils battus les uns contre les autres ? à la fin, ils ont été libérés, maintenant j’aime écouter les chansons françaises, j’aime Edith Piaf, parce que c’est une production de la douleur et de la fatigue. Les personnes qui font face à la douleur créeront de superbes choses. Nous en avons l’opportunité maintenant, l’important c’est l’humanité et l’amitié entre tous les peuples.
J’ai travaillé avec Mina Agossi, une chanteuse française, elle a chanté “la Belle et la Bête” et j’ai chanté “Sîyabend et Xecê”, une fois à Alep et une autre à l’opéra de Damas. C’était tellement bien, pour un moment nous avons oublié les systèmes qui nous contrôlent. Nous sommes tous des humains, j’ai aussi des amis anglais et allemands. Nous avons une culture forte, nous nous battons pour elle, nous y trouvons notre histoire et notre force, nous sommes, y compris même les politicien.nes et les combattant.es, plus forts avec cette culture.
(Photo : Loez)
Comment voyez-vous le futur de la musique kurde ?
Malgré des centaines d’années d’occupation la musique kurde est restée originale et éloquente. Avec plus de liberté elle avancera, elle enrichira même la musique du monde, car, maintenant vous avez beaucoup d’histoires et d’épopées occidentales, mais vous ne savez rien des nôtres. Elles sont encore dans le cerveau d’un vieil homme ou d’une femme dans un village lointain. A propos de la musique classique occidentale, quand l’église voulait utiliser la musique, la voix des femmes était interdite. Maintenant l’Occident a la possibilité d’avancer pour se retrouver et se libérer de l’église. Georges Bizet a révolutionné la musique d’opéra mais est resté sur le mode église (majeur, mineur). Cette musique n’est que pour le Dieu, ils ont dirigé les humains vers le ciel pour qu’ils ne puissent pas voir le sol. J’aimerais plus de connexions entre les cultures, que les musiciens occidentaux viennent chez nous, que les musiciens du Rojava aillent là-bas et partagent leur culture, organisent des ateliers communs avec l’ouest. Nous avons besoin de plus d’experts en musique pour aider nos étudiant.es à progresser, plus de conférences musicales internationales.
Mizgîn Tahir, comment avez-vous décidé de vous lancer dans la musique ?
Quand quelqu’un a déjà une graine artistique dans sa famille, celle-ci va grandir. Je suis issue d’une famille d’artistes. Mon père, ma tante, mon frère et ma sœur, tout autour de moi était lié à la musique, y compris les amis de mon père, les soirées dengbêjî, les histoires quotidiennes qui étaient racontées les soirs d’hiver. Tout cela m’a influencé et a fait pousser cette graine. Je me vois comme une “mizgîn” [littéralement, une bonne nouvelle, ndlr], j’étais vraiment dans de bonnes conditions pour devenir artiste. Ma famille adorait aussi le govend [une danse, ndlr], donc, je m’y intéressais également. Mon père jouait du tembûr . Ma mère racontait de belles histoires, alors je me suis dit que j’allais être conteuse et j’ai écrit des poèmes. Tout cela m’a embrouillée.
J’étais la seule fille qui étudiait dans la famille, mais la plupart de mes frères étudiaient. Ils se souciaient vraiment beaucoup de moi, ils me poussaient vers le haut, ils me différenciaient. Ils ne me laissaient pas entrer dans la cuisine. Ma sœur a toujours dit “Mizgîn ne doit pas être comme nous, elle est différente”. Dans ma chambre, j’ai écrit, dansé, dessiné, chanté… J’ai même joué dans des pièces de théâtre. En 1994 j’ai gagné un premier prix de théâtre. C’était un festival secret, le premier festival de théâtre kurde dans les régions kurdes de Syrie. Qamishlo, Afrin, Kobanê, Alep, toutes nos villes étaient impliquées et c’était vraiment un beau festival. Mais j’ai atteint un point où je devais prendre une décision.
(Photo : Loez)
Et vous avez choisi l’opéra…
Oui. Il met en jeu la littérature, la musique, la danse, c’est un art très intéressant. Quand j’avais environ 6 ou 7 ans, des dengbejis comme Saed Omeri, Shikri Fafi et Cemil Bafawi racontaient des histoires et des épopées à travers leurs chansons. Un jour ils ont chanté l’histoire de Fatma Salih Axa, j’ai mis ma tête sur les genoux de ma mère et j’ai imaginé l’histoire. Comment le poème kurde pouvait-il être aussi parfait et original ? Les poèmes kurdes m’ont marqué l’esprit. Pourquoi nous ne pouvions-nous pas voir cet art si puissant à la télévision ? La langue kurde était-elle un péché ? Qu’est-ce que je pouvais faire ?
Nous sommes allé.es dans des écoles arabes. Une fois, mon professeur m’a frappée parce que je parlais kurde, j’ai demandé un élastique à un ami, mais il ne m’a pas cru. Par contre, dans nos maisons nous trouvions la liberté de faire ce que nous voulions, et en kurde. Je voulais aussi être danseuse de ballet, s’il y a un Mem u Zin, alors il devrait y avoir un ballet Mem û Zin. Il y avait nos groupes pour le Newroz, koma Dirbessiyeh et koma Ronahi. J’avais seulement 14 ans et j’étais responsable de la musique. Je leur ai fait deux albums, j’ai apporté les paroles des poètes et fait les harmonies. Ils m’ont aussi demandé de chanter, mais je voulais être différente. Ma soeur Gulistan Sobari a une belle voix, elle sait chanter, je lui ai fait deux harmonies avec des paroles. Mais pour moi je voulais quelque chose d’autre, ce n’était pas mon atmosphère.
Est-ce que c’était difficile, pour une femme, de se lancer dans la musique ?
Après avoir terminé le lycée, j’ai décidé de voyager à Damas. Les gens disaient, “comment une fille peut-elle voyager seule ?”, mais je ne suivais pas du tout les règles de la société. Vous savez, quand j’étais plus jeune, environ 12 ans, j’étais la seule fille sur tout le marché [souk, ndlr] qui travaillait à côté de son frère. Il avait un studio de photographie. Nos tribus ont appelé mon père et lui ont dit “Najm n’a-t-il pas de fils pour qu’il envoie sa fille travailler dans la boutique ?”. Mon père a répondu : “ma Mizgîn vaut 100 hommes , si elle veut y aller, elle y va, et qui n’aime pas ça, laisse-le se cogner la tête contre les murs”. Il m’a fortement soutenue par ses mots. Ma famille voulait m’envoyer en Russie pour étudier la pharmacie, mais je n’ai pas voulu. Ils voulaient aussi m’envoyer à Alep parce que c’était proche, mais j’ai dit non. Je voulais étudier la musique, donc je suis allée à Damas. C’était une décision forte, mais j’avais la foi. Ma sœur m’a beaucoup soutenue. Le plus l’important, c’est quand une femme soutient une femme. A la fin, je les ai convaincus. Je me suis inscrite à l’institut d’archéologie et je me suis dirigée vers l’Institut supérieur d’art et de musique.
(Photo : Loez)
Je n’avais jamais fait face à l’échec ou au découragement avant, au lycée. Là-bas, ils voulaient un certificat d’expérience et des connaissances de solfège. J’y ai rencontré Sulhi Al-Wadi, qui est d’Irak. Quand il a vu mon tembûr avec moi, il a demandé : “es-tu kurde ?”. Il a aussi dit, “je sais que Saddam fait beaucoup de mal à ton peuple” Il m’a demandé de jouer du tembûr. J’ai dit que j’étais ici pour chanter. J’ai chanté “Heval Cumaa”, il voulait aussi la traduction. Le professeur russe m’a suggéré d’étudier à l’institut arabe mais j’insistais pour l’opéra. Ils m’ont promis qu’ils m’aideraient l’année suivante, et m’ont encouragé à me préparer jusqu’à celle-ci. Je me suis sentie brisée pour la première fois, j’ai pleuré, je n’ai pas mangé. Je suis allée au centre russe à Damas pour apprendre le solfège et la musique et j’ai continué mes études d’archéologie.
Deux ans plus tard, j’ai été prise à l’institut supérieur de musique. J’ai chanté “Le Mariage de Figaro”, ils ont dit “tu chantes de l’opéra naturellement, ta prononciation des lettres italiennes est juste, comment est-ce possible ?” J’ai dit que c’était parce que ma langue maternelle était le kurde, on utilise les lettres P,Ç, pas comme en arabe où il n’a pas ces lettres. J’ai chanté dans toutes les langues, français, italien et allemand, qui était la langue la plus difficile, j’y ai étudié et j’ai fini l’institut..
Vous faites un lien entre dengbêj et opéra…
À mon avis, la base de l’opéra vient du Moyen-Orient. Des épopées comme celles de Gilgamesh, Meme Alan, Xecê et Sîyabend, Ferhad et Sherin… L’opéra commence en Italie, mais ici nous racontons naturellement nos histoires à travers les dengbêjî. Il y a le théâtre, il y a les poèmes… C’est pourquoi je veux chanter de l’opéra. La civilisation commence ici. Beaucoup de nos antiquités sont dispersées en Europe, le musée du Louvre regorge d’objets historiques venus d’ici. Même notre musique est éparpillée. Les graines de l’opéra sont les chants des dengbêjî, en particulier les épopées kurdes. Si je voulais les améliorer et faire une chanson d’opéra, les musiciens, les écrivains, les travailleurs du cinéma et du théâtre, tous devraient se rassembler et faire quelque chose pour les humains. La technologie avance, ils ont fait des robots, mais il n’y a aucun lien, rien pour satisfaire les âmes. Nous nous éloignons de notre humanité. Nous sommes sur le point de nous transformer en robots nous aussi, et c’est la responsabilité de l’Art et de tous les peuples du monde d’être proches de leur culture.
Entretien avec Mizgîn Tahir réalisé par Loez