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Arti­cle de Kenan Behzat Sharpe pub­lié en anglais dans Duvar Eng­lish, le 21 juin 2021.

La fer­veur nation­al­iste en Turquie est encore plus élevée depuis le 11 juin, date à laque­lle l’équipe nationale de foot­ball turque a joué con­tre l’I­tal­ie lors du cham­pi­onnat d’Eu­rope 2021. Alors que les Cres­cent-Stars se pré­paraient pour le grand match, ils ne savaient pas qu’un rockeur vieil­lis­sant et une entre­prise de con­di­tion­nement de thon étaient égale­ment en com­péti­tion — pour voir qui pour­rait utilis­er le lan­gage le plus offen­sant pos­si­ble tout en célébrant l’équipe nationale.

Le foot­ball est en quelque sorte un passe-temps nation­al en Turquie, qui sus­cite une pas­sion extrême. Mal­heureuse­ment, le lan­gage util­isé pour exprimer cette pas­sion s’ap­puie sur la même misog­y­nie et le même ultra­na­tion­al­isme que ceux que nous ren­con­trons en politique.

Que ce soit sur le ter­rain de foot­ball, dans les pub­lic­ités, ou au Par­lement, le lan­gage de la haine a des suites réelles et par­fois fatales — comme nous l’avons vu jeu­di avec le meurtre de Deniz Poyraz, une jeune femme de 20 ans tra­vail­lant dans un bureau du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP). Elle a été abattue par un ultra-nation­al­iste qui a pris d’as­saut le bureau du par­ti à Izmir avec une arme à feu. Cette affaire survient après que les médias pro-gou­verne­men­taux ont, depuis des mois, inten­si­fié leurs attaques ver­bales con­tre le parti.

Le foot­ball peut sem­bler très éloigné des actes de vio­lence poli­tique, mais nous con­sta­tons que le lan­gage de la haine est sen­si­ble­ment le même. La fer­veur nation­al­iste est à son comble depuis le 11 juin, date à laque­lle l’équipe nationale turque a joué con­tre l’I­tal­ie lors du cham­pi­onnat d’Eu­rope 2021. Alors que les Cres­cent-Stars se pré­paraient pour le grand match, ils ne savaient pas qu’un rockeur vieil­lis­sant et une entre­prise de thon étaient égale­ment en com­péti­tion — pour voir qui pour­rait utilis­er le lan­gage le plus offen­sant pos­si­ble tout en célébrant l’équipe nationale.

Kıraç est un rockeur de 49 ans. Au début des années 2000, il était l’un des prin­ci­paux noms du renou­veau du rock ana­tolien. La semaine dernière, Kıraç est réap­paru pour souhaiter bonne chance à l’équipe nationale pour son match, avec une nou­velle chan­son, comme les musi­ciens le font depuis des décennies.

La chan­son en ques­tion, inti­t­ulée “Hay­di” (Allez), est un exer­ci­ce de dog­ger­el (vers de mir­li­ton) mil­i­tariste. C’est comme si Kıraç pre­nait tous les stéréo­types nation­al­istes qu’of­fre une édu­ca­tion sco­laire publique nation­al­iste et les com­pri­mait en 2 min­utes et 30 sec­on­des. En chan­tant pour l’équipe de foot­ball, il récite : “Même si tout s’en­flamme / La flamme ne peut pas vous touch­er, allez sur le ter­rain / Vous n’êtes pas seuls, vous êtes notre Turquie / Criez notre voix au monde / Vous êtes un sol­dat, vous êtes Mehmet.”

Mehmet” est le surnom don­né au sol­dat ordi­naire turc, comme le “John­ny” améri­cain ou le “Tom­my” bri­tan­nique. La métaphore sim­ple ici, est que l’équipe nationale part à la guerre pour la Turquie. Leur mis­sion est de gag­n­er la bataille et de ramen­er la fierté de la mère patrie. Ce sen­ti­ment est exprimé dans le clip de la chan­son par le dra­peau à étoile et crois­sant qui flotte en arrière-plan. Comme s’il craig­nait que son mes­sage ne soit pas enten­du, Kıraç, au cen­tre de l’écran, est accom­pa­g­né de 7 autres mini-Kıraç qui l’en­tourent et qui pronon­cent les mêmes paroles.

Sans sur­prise, le clip a sus­cité de vives réac­tions. Sur Twit­ter, Cem Tok­er, homme poli­tique turc et ancien chef du par­ti libéral-démoc­rate de Turquie, a posé la ques­tion : “Allons-nous faire la guerre ou s’ag­it-il d’un tournoi sportif inter­na­tion­al ?”. Cette chan­son est une exten­sion de la men­tal­ité pop­u­laire et brisée du ‘tout le monde est con­tre nous’ qui est imposée à tout le monde à notre époque !”

D’autres ont com­paré néga­tive­ment le “Hay­di” de Kıraç aux nom­breux autres exem­ples de chan­sons dédiées à l’équipe nationale de Turquie. “Bir Ölürüz Yol­un­da” (Nous mour­rons pour toi) de Tarkan, qui date du cham­pi­onnat européen de 2012, mon­tre une Turquie  dif­férente. Musi­cale­ment, la chan­son de Tarkan est bien écrite et pro­duite de manière pro­fes­sion­nelle. Naturelle­ment, la chan­son utilise quand même tou­jours une imagerie famil­ière ou religieuse, en dis­ant “Ces trophées sont helal pour toi / Ramène-les ici et faisons une fête”, mais elle ne repose pas vrai­ment sur le lan­gage de sol­dats par­tant con­quérir et rav­ager une terre étrangère.

Kıraç ne sem­ble pas avoir saisi les cri­tiques de sa chan­son. Après que la Turquie ait per­du le match, il s’est ren­du sur Twit­ter pour s’ex­cuser sar­cas­tique­ment d’avoir fait de “Hay­di” la rai­son de cette défaite.

L’autre gaffe récente liée au foot­ball ne vient pas d’un musi­cien mais d’une entre­prise de con­di­tion­nement de thon. On peut se deman­der avec quelle agence de pub­lic­ité “Dar­d­enel” tra­vaille, car il sem­ble s’at­tir­er des ennuis tous les quelques mois. À l’oc­ca­sion de la Journée inter­na­tionale de la femme, l’en­tre­prise a dif­fusé un spot pub­lic­i­taire des­tiné à faire l’éloge de sa main-d’œu­vre majori­taire­ment fémi­nine. Cepen­dant, le mes­sage qui est ressor­ti le plus claire­ment est qu’il est moins cher d’embaucher et d’ex­ploiter des femmes pour des emplois en usine. (L’en­tre­prise fait aus­si fréquem­ment la une des jour­naux pour des vio­la­tions du droit du travail).

Le 11 juin, Dar­d­anel a une nou­velle fois mis les pieds dans le plat en dif­fu­sant sur les médias soci­aux une pub­lic­ité appelant à la vic­toire de l’équipe turque sur l’équipe ital­i­enne lors du match du soir. Le lan­gage util­isé pour exprimer ce souhait est sex­iste à l’ex­trême. Met­tant en scène une image du thon de la mar­que, saupoudré dans un bol de spaghet­tis, le texte se lisait comme suit : “Bu akşam makar­naya koyuy­oruz.” Pour les non-tur­coph­o­nes, le jeu de mots sera un peu oblique. Il suf­fit de dire que les nouilles représen­tent l’I­tal­ie et que le fab­ri­cant de thon men­ace de les “met­tre dedans”.

Le retour de bâton a été une fois de plus rapi­de, car M. Dar­d­enel avait en fait pré­con­isé le viol, comme sym­bole, pour bat­tre son adver­saire dans une com­péti­tion sportive. Cette expres­sion de “met­tre dedans” est omniprésente par­mi les machos turcs, comme un gros mot passe-partout. Pour­tant, c’est un prob­lème lorsque quelqu’un dans la rue fait référence au fait de forcer quelqu’un comme une façon de dire “putain”. Le prob­lème est encore plus grand lorsqu’une grande entre­prise men­ace d’a­gress­er sex­uelle­ment une nation entière.

Dar­d­anel a rapi­de­ment sup­primé l’an­nonce et pub­lié des excus­es. La mar­que y affirme “l’an­nonce a échap­pé à notre atten­tion et ne représente en aucun cas la cul­ture de notre entre­prise”. Ils ont pour­suivi en présen­tant leurs excus­es au pub­lic et en par­ti­c­uli­er à “nos femmes”. L’en­tre­prise a de nou­veau été cri­tiquée pour avoir util­isé cette expres­sion, ce qui a incité de nom­breuses per­son­nes à affirmer : “Depuis quand sommes-nous “vos” femmes ?” Même avec un bud­get de plusieurs mil­lions de livres turques, l’en­tre­prise sem­ble inca­pable de saisir les ques­tions de base con­cer­nant l’é­gal­ité des sexes.

L’ironie est que, mal­gré cette rhé­torique toni­tru­ante, l’équipe nationale turque a per­du son match con­tre l’I­tal­ie et le suiv­ant con­tre le Pays de Galles mer­cre­di. Le con­traste entre le lan­gage gon­flé de la vic­toire et les résul­tats réels des matchs me rap­pelle une obser­va­tion de la cri­tique cul­turelle Nur­dan Gür­bilek. Elle est célèbre pour avoir affir­mé que l’autre facette de “l’ar­ro­gance snob et de la fierté provin­cial­iste” du nation­al­isme turc est un sen­ti­ment d’i­nadéqua­tion, notam­ment vis-à-vis de l’Eu­rope. Il n’y a pas besoin d’être si fière­ment fier si l’on est sûr de soi.

La meilleure déc­la­ra­tion sur cette débâ­cle qui a amené un nation­al­isme et un sex­isme extrêmes dans ce qui aurait dû être un sim­ple match de foot­ball est peut-être venue d’Alin Ozin­ian, experte en matière de minorités et de droits de l’homme. Sur Twit­ter, elle a demandé si tous ces amor­tis de poitrine sig­nifi­aient vrai­ment quelque chose.

Com­ment s’est passé le match ? L’I­tal­ie a‑t-elle été con­quise ? Avez-vous con­stru­it une mosquée là-bas ? Les femmes et les filles ont-elles été trans­for­mées en con­cu­bines ? Les prêtres ont-ils été cir­con­cis de force ? Com­ment vont les choses ?”

Bien sûr, il n’y a pas eu de réponse. Ceux qui, il y a quelques jours à peine, ton­naient à pro­pos de dra­peaux et de phal­lus, boudent main­tenant dans leur coin. D’i­ci peu, ils ressor­tiront encore, davan­tage pleins de rage et d’orgueil démesuré.


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