Türkçe P24 | English P24 | Français

S’il vous arrive de dif­fér­er de ceux qui vous gou­ver­nent, franchir les lignes rouges de l’idéolo­gie offi­cielle, votre lib­erté d’ex­pres­sion sera vio­lée. C’est la seule vérité dans ce pays.”

C’est ce qu’a déclaré au début de son dis­cours à l’oc­ca­sion de la “Journée mon­di­ale de la lib­erté de la presse, Eren Keskin, juriste, coprési­dente de l’As­so­ci­a­tion des droits humains (IHD) et l’une des plus ardentes défenseurEs de la lib­erté d’ex­pres­sion en Turquie.

Il s’ag­it de la “Con­férence Mehmet Ali Birand” 1 un événe­ment annuel organ­isé par Punto24 depuis 2014, tous les 3 mai, pour mar­quer cette journée spé­ciale, dans un pays où le jour­nal­isme est par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile. En rai­son de la pandémie, cette année, la con­férence Mehmet Ali Birand se déroulait en ligne. Vous en trou­verez la vidéo sous-titrée en anglais ci-dessous. Le dis­cours d’Eren est précédé de brefs mes­sages de l’au­teur Cem­re Birand et du Con­sul général Peter Eric­son, qui aurait aimable­ment accueil­li cet événe­ment au Con­sulat général de Suède à Istan­bul s’il n’y avait pas eu les restric­tions imposées par la pandémie.

LE PRIX DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

par Eren Keskin

Nous vivons sur des ter­res trou­blées, où les vents sont froids et rudes. Pour ne pas être emportéEs, nous nous efforçons de vivre dans ce cli­mat rude, sur ces ter­res dont les peu­ples lut­tent pour exis­ter et sur­vivre. Oui, elle sont trou­blées, car nous nous trou­vons dans un endroit où a été com­mis le pre­mier et le plus grand crime du siè­cle dernier, et où une idéolo­gie offi­cielle, des­tinée à dis­simuler ce crime, a été imposée à toute la société. C’est pourquoi, en ce qui con­cerne la lib­erté d’ex­pres­sion, nous devons exam­in­er les lignes rouges de l’idéolo­gie offi­cielle qui sont bien établies dans ce pays : le géno­cide arménien, la ques­tion kurde et le con­flit chypriote.

En effet, la lib­erté d’ex­pres­sion se pose fon­da­men­tale­ment dans ce domaine.

S’il vous arrive de dif­fér­er de ceux qui vous gou­ver­nent dans les lignes rouges de l’idéolo­gie offi­cielle, votre lib­erté d’ex­pres­sion sera vio­lée. C’est la seule vérité dans ce pays.

Mon test  avec la lib­erté d’ex­pres­sion a com­mencé dès mon plus jeune âge. À 13 ans, je suis allée à la mer, à Kilyos, avec des proches de ma famille pater­nelle. Alors que je m’éloignais du rivage, en nageant vers la mer, le cousin de mon père m’a dit : “Tu es une fille très intel­li­gente. N’ou­blie jamais que nous sommes kur­des. Garde-le à l’e­sprit pour le reste de ta vie.” J’é­tais décon­te­nancée à ce moment-là. Parce que je ne savais pas ce que c’é­tait que d’être Kurde.

Jusqu’à l’âge de 16 ans, je pen­sais de temps en temps à la réponse pos­si­ble à cette ques­tion. “C’est com­ment d’être unE Kurde ? Sommes-nous dif­férentEs ?”, je me le demandais sans cesse. J’ai com­mencé à com­pren­dre ce que c’é­tait quand j’ai eu 16 ans et que je suis dev­enue gauchiste. Lors des rassem­ble­ments aux­quels nous assis­tions, les gens scan­daient le slo­gan “Kur­dara Azadî” (Lib­erté pour les Kur­des) ; et tous les gauchistes repre­naient ces slo­gans. J’é­tais alors en extase, et j’ai dit : “Ça doit vouloir dire qu’être Kurde est une bonne chose.” Il se trou­ve que la vérité que j’ai apprise à l’âge de 13 ans a peut-être con­sti­tué le fonde­ment de mon com­bat. Car j’ai bien com­pris avec le temps, que l’un des prob­lèmes les plus brûlants de ce pays était la ques­tion kurde.

Ma deux­ième épreuve avec la lib­erté d’ex­pres­sion s’est pro­duite, je pense, lorsque j’é­tais au début de mon ado­les­cence et que mon oncle, le frère jumeau de mon père, voulut épouser une Arméni­enne. Mon grand-père était diplômé d’une école de droit ; il avait été gou­verneur et était con­nu par son entourage comme un démoc­rate. Le fait que mon oncle allait épouser une Arméni­enne est devenu un énorme prob­lème dans la famille. et pour mon grand-père en par­ti­c­uli­er… Mon grand-père a posé deux con­di­tions pour que mon oncle épouse tante Joséphine. La pre­mière était qu’elle change son nom, de Joséphine en Hülya ; et la sec­onde était qu’elle devi­enne musulmane.

J’é­tais per­plexe face à cette sit­u­a­tion ; il m’é­tait incom­préhen­si­ble d’ex­iger l’in­ter­dic­tion du nom d’une per­son­ne. “Est-ce que nous allons appel­er tante Joséphine tante Hülya à par­tir de main­tenant ?”. J’ai demandé à ma mère. La réponse de ma mère a été déter­mi­nante dans l’étab­lisse­ment de mon iden­tité de défenseure des droits humains. Ma mère a dit : “C’est une honte cri­ante ce que ton grand-père a fait. C’est ta tante Joséphine. Tu l’ap­pelleras tou­jours tante Joséphine”.

Plus tard, lorsque j’ai com­mencé à lire des livres sur le géno­cide arménien, j’ai demandé à ma tante : “Est-ce que ta famille a beau­coup souf­fert, elle aus­si ?”. Ma tante m’a répon­du que sa famille avait effec­tive­ment souf­fert, mais que nous ne devions pas en par­ler car c’é­tait dan­gereux. Ain­si, j’ai appris qu’il était dan­gereux d’être Kurde et de par­ler du géno­cide arménien. Et j’ai appris cette leçon, non pas à la suite d’événe­ments poli­tiques, mais grâce à cer­tains développe­ments que nous avons con­nus dans notre famille.

Et dans cet ordre d’idées, ce que j’ai écrit et dit par la suite sur la ques­tion kurde et le géno­cide de 1915 m’a tou­jours valu d’être pour­suiv­ie en justice.

Pen­dant mes années d’u­ni­ver­sité, j’ai égale­ment com­mencé à remet­tre en ques­tion les mou­ve­ments de la gauche turque. Je trou­vais décon­cer­tant que les vérités que j’avais appris­es ne fig­urent pas par­mi les pri­or­ités de la gauche. J’ai com­mencé à m’in­ter­roger sur l’étroite ressem­blance entre les rela­tions homme-femme au sein de la gauche et celles en dehors du mou­ve­ment. C’est pourquoi j’é­tais con­fuse. J’en­vis­ageais une autre forme de lutte, mais je n’ar­rivais pas à savoir ce que c’était.

Le coup d’É­tat de 1980 a écrasé les ques­tions qui devaient être dis­cutées comme un bull­doz­er. Le mil­i­tarisme s’est man­i­festé une fois de plus comme le véri­ta­ble sou­verain de cette terre.

La pre­mière organ­i­sa­tion non gou­verne­men­tale créée après le coup d’É­tat mil­i­tariste de 1980 fut l’As­so­ci­a­tion des droits humains (İHD). Les fon­da­teurs de l’İHD étaient des intel­lectuelLEs, des écrivainEs, des par­ents, et surtout des femmes dont les enfants étaient en prison. En 1989, je suis dev­enue mem­bre de l’İHD, qui a été fondée en 1986. À l’époque où je suis dev­enue mem­bre, il y avait deux argu­men­taires dif­férents dans l’as­so­ci­a­tion, prin­ci­pale­ment sur la ques­tion kurde. L’une des par­ties n’é­tait pas favor­able à ce que la ques­tion kurde soit trop mise en avant, affir­mant que l’as­so­ci­a­tion en subi­rait les con­séquences ; l’autre par­tie esti­mait que la ques­tion kurde était un prob­lème fon­da­men­tal. Nous nous sommes inscritEs à l’élec­tion du con­seil d’ad­min­is­tra­tion de la sec­tion d’Is­tan­bul avec une liste dis­tincte de can­di­dats en 1990, en soulig­nant que la ques­tion kurde était un prob­lème fon­da­men­tal et l’ar­gu­ment que nous avions adop­té a rem­porté l’élec­tion. Une autre fois, en 1990, le temps est venu de l’Assem­blée générale de l’İHD. Nous nous sommes tous ren­dus à Ankara, exaltéEs à l’idée que nous allions y par­ticiper. Alors que l’Assem­blée générale était en cours, Vedat Aydın2, que j’aimais beau­coup, a pris la parole. Dans un effort sans précé­dent, et faisant preuve d’une grande vail­lance, il a com­mencé à par­ler kurde. À ce moment-là, la salle du con­grès s’est divisée en deux : Cer­tains nous cri­aient : “Vous serez la fin de l’as­so­ci­a­tion, vous la fer­ez fer­mer !”, tan­dis que nous étions tous en train d’ap­plaudir Vedat Aydın, en scan­dant des slogans.

Les mem­bres du con­seil ont quit­té la séance. Tout le monde était ter­ri­fié. “S’il vous plaît, con­tin­uez votre dis­cours”, a dit l’une des seules femmes mem­bres, Hediye Felekoğlu. Et Vedat Aydın a con­tin­ué à par­ler en kurde. Ahmet Zeki Okçuoğlu 3 est mon­té sur scène pour traduire son dis­cours en turc. A ce moment là, la salle s’est faite encer­cler par la police. Il y avait une loi qui inter­di­s­ait la langue kurde à l’époque ; con­for­mé­ment à cette loi, le cher Vedat Aydın et Ahmet Zeki Okçuoğlu ont été arrêtés.

Vedat Aydın a con­tin­ué à par­ler kurde lors de sa pre­mière audi­ence de procès ; il ne rec­u­lait pas dans son com­bat. Ahmet Zeki Okçuoğlu a égale­ment déclaré qu’il ne ferait pas de déc­la­ra­tion de défense tant qu’on ne lui don­nerait pas le droit de se défendre en kurde. Pour­tant, la réac­tion du pub­lic a égale­ment été énorme. L’af­faire a été dis­cutée au niveau inter­na­tion­al. Le tri­bunal a dû les libér­er dès la pre­mière audi­ence. La loi qui inter­di­s­ait le kurde a ensuite été abolie.

Avez-vous entendu, Mehmet Ali Birand, a aussi dit kurde ?”

À l’époque, Mehmet Ali Birand écrivait une colonne pour le jour­nal Mil­liyet, si je me sou­viens bien… Il a util­isé le terme “Kurde” dans son arti­cle. Je me sou­viens très bien de ce jour-là ; nous nous appe­lions toutes et tous, et nous disions : “Vous avez enten­du, Mehmet Ali Birand a aus­si dit Kurde ?”. (+Plus tard) Frère Vedat a été libéré ; la loi qui inter­di­s­ait le kurde a été abolie. Cepen­dant, la vio­la­tion de la lib­erté d’ex­pres­sion de Vedat Aydın était loin d’être ter­minée. Elle allait plutôt se trans­former en vio­la­tion de son droit à la vie. En juil­let 1991, Vedat Aydın a été appréhendé devant sa mai­son par les forces spé­ciales et placé en déten­tion. Tout s’est passé sous les yeux de sa famille. Qua­tre jours plus tard, le corps sans vie de Frère Vedat a été décou­vert, tor­turé à mort.

La men­tal­ité qui a tué Vedat Aydın ne s’est pas arrêtée là. Onze per­son­nes ont été tuées lors de ses funérailles. Ce n’est qu’alors que nous avons réal­isé qu’un proces­sus non con­ven­tion­nel était en cours. Une péri­ode allait com­mencer, où il y aurait des attaques physiques mas­sives et où des gens seraient assas­s­inés. Et c’est ce qui s’est passé. Des per­son­nes ont été assas­s­inées en déten­tion, dis­parues de force et détenues. Des vil­lages ont été brûlés. C’é­tait une époque épou­vantable. En tant que défenseurEs des droits humains, nous étions  seuls. Nous essayions de suiv­re et de rap­porter chaque inci­dent, afin de laiss­er une trace pour l’avenir.

En ces jours som­bres, un jour­nal a com­mencé à paraître. Il s’ap­pelait Özgür Gün­dem. Ce jour­nal a com­mencé à pub­li­er les faits qu’au­cun autre jour­nal en Turquie n’avait jamais pub­liés. Dès le début de sa nais­sance, j’ai été impliquée en tant qu’av­o­cate de ce jour­nal. Özgür Gün­dem a pour­suivi sa pub­li­ca­tion sous une forte pres­sion. Plusieurs de ses chroniqueurs ont été tués. Surtout, le cher Musa Anter a été tué à l’âge de 72 ans pour avoir écrit dans ce jour­nal. Même un livreur de jour­naux de 11 ans a été tué.

Et, en 1994, le jour­nal a été plas­tiqué. Ersin Yıldız, un employé du jour­nal, a per­du la vie dans cet atten­tat. Alors que les assas­si­nats de jour­nal­istes se pour­suiv­aient, les bâti­ments du jour­nal ont été ciblés pour les détru­ire. Main­tenant que j’y pense, je ne sais pas com­ment nous avons tra­ver­sé tout cela. C’é­tait une péri­ode où nous avons dû assis­ter aux autop­sies de nom­bre de nos amis et par­ents, dont le droit à la vie, et non à la lib­erté d’ex­pres­sion, a été vio­lé. C’é­tait atroce, mais chaque inci­dent nous rendait un peu plus forts.

L’at­ten­tat con­tre Özgür Gün­dem a égale­ment per­mis une avancée majeure. “Trop c’est trop”, a protesté l’opin­ion publique. Au lende­main de l’at­ten­tat, Ahmet Altan, Orhan Pamuk, Lale Mansur, Zuhal Olcay et de nom­breux autres artistes, écrivainEs et intel­lectuelLEs ont pris la défense du journal.

C’est égale­ment à cette époque que j’ai été empris­on­née, encore une vio­la­tion de ma lib­erté d’ex­pres­sion. J’é­tais invitée à une réu­nion sur la ques­tion kurde au Par­lement fédéral belge. On m’a empêchée de m’y ren­dre. J’ai envoyé alors le texte de mon dis­cours au Par­lement. Au début de mon dis­cours, j’avais écrit : “Le monde a une dette envers le peu­ple kurde.” J’ai accep­té que le texte soit pub­lié dans Özgür Gün­dem. Après sa pub­li­ca­tion, une enquête a été ouverte à mon encon­tre, en ver­tu de l’ar­ti­cle 8 de la loi antiter­ror­iste, qui sanc­tionne le crime de séparatisme.

L’idéologie de l’hégémonie inscrite dans nos gènes”

Suite à l’en­quête, un procès a été inten­té con­tre moi. J’ai été pour­suiv­ie et con­damnée. En juin 1995, après la con­fir­ma­tion de ma con­damna­tion par la Cour de cas­sa­tion, je fus incar­cérée dans la prison de Bayra­m­paşa4. Le temps que j’ai passé en prison m’a aidée d’une cer­taine manière : J’ai vu par moi-même à quel point les dis­si­dentEs auto­proclaméEs sont sem­blables à l’É­tat. J’ai réal­isé, peut-être en prison, que notre plus grand prob­lème est de ressem­bler à nos dom­i­nants. En effet, nous ressem­blions à nos dom­i­nants, peu importe à quel point nous pré­ten­dions être des dis­si­dentEs, l’idéolo­gie itti­hatçı5 sem­blait être ancrée dans nos gènes. Aujour­d’hui encore, je pense de la même manière. Le plus grand crime du siè­cle, le géno­cide de 1915, n’est tou­jours pas sur l’écran radar de la gauche turque. N’est-ce pas une grande honte, cela ne laisse-t-il pas un point d’in­ter­ro­ga­tion dans les esprits ?

J’ai passé six mois en prison. Comme je l’ai men­tion­né plus haut, il exis­tait à l’époque un arti­cle 8 de la loi antiter­ror­iste. Il définis­sait le crime de séparatisme, et la rai­son de ma con­damna­tion était que j’avais util­isé le terme “Kur­dis­tan”. À l’époque, l’U­nion européenne a ouvert l’ar­ti­cle 8 à la dis­cus­sion. Il a été mis sous les pro­jecteurs. J’en étais à mon six­ième mois de prison, lorsque l’ar­ti­cle en ques­tion a été mod­i­fié et que nous avons été libéréEs.

C’est alors que j’ai com­pris qu’il fal­lait rester sur place. Ce n’est que grâce à la lutte que nous menons de l’in­térieur, ce n’est que grâce à quelqu’un qui en paie le prix, que le monde entier com­mence à par­ler. C’est pourquoi, pour moi, 1995 a aus­si été l’an­née du suc­cès de la lutte. Le terme “Kur­dis­tan” est devenu sym­bol­ique dans mes épreuves de lib­erté d’ex­pres­sion. En effet, j’ai été empris­on­née pour avoir util­isé le terme “Kur­dis­tan” et j’ai été inter­dite de pra­ti­quer le Droit pen­dant un an en 2004, tou­jours pour avoir util­isé ce terme.

C’est à cette époque que la lutte pour les “dis­parus de force en déten­tion” a com­mencé. Avant que je ne sois envoyée” en prison en 1995, les proches des dis­parus en déten­tion ont com­mencé à se réu­nir et à dis­cuter dans les bureaux du İHD. Nous avons égale­ment par­ticipé à ce tra­vail, à la suite duquel est né l’acte de désobéis­sance civile le plus notable de ce pays : les Mères du same­di.

Dans l’in­ter­valle, il y a eu un change­ment de gou­verne­ment en Turquie. Et le Par­ti de la jus­tice et du développe­ment (AKP) est arrivé au pou­voir. Lorsque l’AKP est arrivé au pou­voir, il était bien con­scient qu’il ne pou­vait pas se sub­stituer à l’É­tat réel. Il a donc com­mencé à men­er une poli­tique con­forme à celle de l’U­nion européenne. Ils ont même repris l’ap­pel­la­tion “l’ère des Toros blanch­es” 6 par laque­lle nous définis­sions la péri­ode som­bre les années 1990, et ont affir­mé qu’elle allait enfin pren­dre fin.

L’AKP était au pou­voir lorsqu’une plainte a été déposée pour sa fer­me­ture. À toutes fins utiles, il s’agis­sait d’une vio­la­tion de la lib­erté d’ex­pres­sion de l’AKP, et nous, en tant que défenseurEs des droits humains, nous y sommes opposéEs jusqu’au bout. Cet AKP, qui par­lait autre­fois de la lib­erté d’ex­pres­sion et de la poli­tique de l’U­nion européenne, s’est trans­for­mé en son pro­pre hégé­mon, comme nous le savons tous. Il est par­venu à un grand com­pro­mis avec les forces en place, et a pra­tiqué la même men­tal­ité d’É­tat, celle que nous con­nais­sons aujour­d’hui depuis les années 1990.

Pen­dant une brève péri­ode, l’AKP a égale­ment don­né vie à une pra­tique qui a essen­tielle­ment don­né de l’e­spoir à tout le pays. Cela s’ap­pelait “le proces­sus de paix“7 C’é­tait une expéri­ence sans précé­dent. Notam­ment, tous celles et ceux qui vivaient au Kur­dis­tan croy­aient qu’il pou­vait y avoir un monde sans guerre, qu’ils pou­vaient vivre dans un pays sans guerre. Je me sou­viens encore qu’à l’époque, même les expres­sions sur les vis­ages des gens avaient changé.

Je ne m’étais jamais sentie autant en paix que pendant le processus de paix”

C’est donc pos­si­ble”, nous disions-nous. Nous pou­vions par­venir à la réc­on­cil­i­a­tion et accepter le passé. Du moins, c’est ce que nous pen­sions tous à l’époque du proces­sus. En ce qui con­cerne ma pro­pre vie, je n’ai jamais con­nu un tel bon­heur, ni ressen­ti une telle sérénité que pen­dant le proces­sus de paix. Cepen­dant, en rai­son des groupes de pou­voir au sein de l’É­tat qui se sont affron­tés et ont établi de nou­veaux parte­nar­i­ats de pou­voir, l’É­tat nous a rap­pelé une fois de plus : “C’est moi qui prends les déci­sions ici. Per­son­ne ne peut met­tre la main sur moi”.

Nous l’avons com­pris, encore une fois, et le proces­sus de paix a pris fin.

Après la fin de cette péri­ode et, en par­ti­c­uli­er, la ten­ta­tive de coup d’É­tat du 15 juil­let 2016, la dom­i­nance de la men­tal­ité de l’É­tat des années 1990 s’est claire­ment man­i­festée à nou­veau. Nous avons vu les acteurs clés des années 1990 s’align­er aux côtés de l’AKP. Un exem­ple con­cret : Mehmet Ağar. Mehmet Ağar était l’un des acteurs les plus influ­ents des années 1990. Nous ne devons jamais oubli­er que Mehmet Ağar a été pour­suivi pour des accu­sa­tions liées à des gangs et envoyé en prison pen­dant la péri­ode de l’AKP. Mais, aujour­d’hui, si ces mêmes déten­teurs du pou­voir acceptent Mehmet Ağar comme leur parte­naire au pou­voir, alors il y a un prob­lème. Et le prob­lème, aus­si évi­dent que jamais, est que l’é­tat d’e­sprit som­bre de 1915, tou­jours implaca­ble et qui avait mon­tré son vis­age de la manière la plus sévère dans les années 1990, est tou­jours aux commandes.

En 2013, le jour­nal Özgür Gün­dem a décidé une fois de plus de pub­li­er sous le nom de “Özgür Gün­dem”. Compte tenu du fait qu’il a été fer­mé à plusieurs repris­es dans le passé en rai­son de pres­sions, Özgür Gün­dem avait pour­suivi sa pub­li­ca­tion en changeant con­stam­ment de nom. Ils ont dit qu’ils allaient recom­mencer à pub­li­er sous le nom d’Özgür Gün­dem et m’ont pro­posé d’in­scrire mon nom sur la “hune”, en tant que rédac­trice en chef, dans un acte de sol­i­dar­ité avec le jour­nal, même si je ne m’ac­quit­terais pas effec­tive­ment de cette tâche. J’ai accep­té par sens du devoir. Parce que je pen­sais que nous avions une dette envers Musa Anter et tous les jour­nal­istes assas­s­inéEs. Bien sûr, je tra­vail­lais comme avo­cate, je ne pou­vais pas être une jour­nal­iste active ; mais j’ai accep­té que mon nom soit inscrit comme rédac­trice en chef du journal.

Entre le moment où j’ai accep­té le poste de rédac­trice en chef et la fin du proces­sus de paix, aucune action en jus­tice n’a été inten­tée con­tre le jour­nal. En revanche, une fois le proces­sus ter­miné, le jour­nal a été bom­bardé de pour­suites judi­ci­aires alors que sa poli­tique édi­to­ri­ale restait la même.

J’ai quit­té mon poste de rédac­trice en chef en 2016. Après ma démis­sion, la cam­pagne “Rédac­teur-trice en chef de garde” a com­mencé. C’é­tait en août 2016. Ce jour-là, j’é­tais à Diyarbakır. Une descente de police a eu lieu chez ma mère, qui était offi­cielle­ment réper­toriée comme mon lieu de rési­dence. Des cen­taines de policiers por­tant des cagoules ont encer­clé tout le quarti­er, et sont mon­tés sur les toits des immeubles. Ils me recher­chaient. Plus tard, lorsque je suis allée faire une dépo­si­tion, j’ai été libérée sous con­trôle judi­ci­aire, avec oblig­a­tion de sig­na­ture heb­do­madaire et une inter­dic­tion de voy­ager à l’é­tranger et une restric­tion de ma lib­erté. Néan­moins, les pour­suites à mon encon­tre étaient en cours.

À ce jour, 143 pour­suites ont été engagées con­tre moi. Ces procès ont été inten­tés sur la base d’ac­cu­sa­tions telles que “faire de la pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, “insul­ter le prési­dent”, “inciter le pub­lic à la haine et à l’hos­til­ité” ou en ver­tu de l’in­fâme arti­cle 301 du code pénal turc [insulte à la nation]. En out­re, il y a eu le procès con­nu sous le nom de “procès prin­ci­pal d’Özgür Gün­dem”, à l’is­sue duquel qua­tre d’en­tre nous, avons été con­damnés pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”. Je suis dans le mou­ve­ment des droits humains depuis 30 ans. Plusieurs procès ont été inten­tés con­tre moi ; je suis allée en prison, mais je n’avais jamais été con­damnée pour appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste armée.

Je suis une per­son­ne qui a rejeté non seule­ment la poli­tique armée, mais aus­si la poli­tique civile. J’ai tou­jours voulu rester une défenseure des droits humains, et c’est ce que j’ai fait. À l’ex­cep­tion des armes de la police, je n’ai jamais vu ou tenu une seule arme dans ma vie. Mais aujour­d’hui, la com­préhen­sion de la loi par ce gou­verne­ment a fait de moi un mem­bre d’une organ­i­sa­tion armée. Dans son avis, le pro­cureur a fait val­oir que j’é­tais “le cheva­lier de plume de l’or­gan­i­sa­tion”. Ce genre de descrip­tion n’ex­is­tait même pas dans les années 90. Une descrip­tion ahuris­sante. En out­re, le tri­bunal a qual­i­fié la lutte pour les droits humains de nocive, affir­mant qu’il devrait y avoir une “lutte nationale et domes­tique” pour les droits humains.

En toute hon­nêteté, je qual­i­fie la péri­ode que nous tra­ver­sons, d’épou­vantable . Je suis dans le mou­ve­ment des droits humains depuis 30 ans. Il n’y a jamais eu de moment où je me suis sen­tie dans autant d’im­prévis­i­bil­ité et autant sans pro­tec­tion. Je ne me sou­viens vrai­ment pas d’une seule péri­ode où la loi était si cen­tral­isée, et où les juges et les pro­cureurs avaient si peur.

La men­tal­ité de l’É­tat des années 1990 elle, n’a pas changé, elle est tou­jours au pou­voir. Les méth­odes étaient alors dif­férentes. Dans les années 1990, les agres­sions étaient plutôt physiques, les gens étaient tués, dis­parais­saient en déten­tion. Aujour­d’hui, la lib­erté d’ex­pres­sion subit une énorme oppres­sion. Nous devons admet­tre sans hésiter que la lib­erté d’ex­pres­sion était beau­coup plus grande dans les années 1990. À l’époque, même lorsque nous fai­sions l’ob­jet d’en­quêtes et de pour­suites, per­son­ne n’é­tait arrêté avant que la Cour de cas­sa­tion n’ait con­fir­mé une con­damna­tion. Mais aujour­d’hui, lorsque vous vous présen­tez pour faire votre déc­la­ra­tion, un man­dat d’ar­rêt immé­di­at est lancé con­tre vous.

Je voudrais critiquer l’Union européenne”

L’É­tat de la République de Turquie ne respecte les normes d’au­cun des traités inter­na­tionaux qu’il a rat­i­fiés. Il vio­le tous ces traités. Je voudrais cri­ti­quer l’U­nion européenne à cet égard, dans la mesure où aucun de ces traités n’a été rat­i­fié par la Turquie seule, plusieurs États mem­bres de l’U­nion européenne en sont sig­nataires. En out­re, tous les traités inter­na­tionaux com­por­tent cer­tains mécan­ismes de con­trôle de la con­for­mité. Mal­heureuse­ment, les mécan­ismes de con­trôle ne sont pas mis en œuvre con­tre la Turquie en ce qui con­cerne les traités inter­na­tionaux qu’elle vio­le. C’est ce qui pousse la Turquie à se com­porter de manière aus­si tran­quille, avec sen­ti­ment d’impunité.

En con­clu­sion, je voudrais rap­pel­er une fois pour toutes la dernière sit­u­a­tion con­cer­nant ma lib­erté d’ex­pres­sion. J’ai été con­damnée à 26 ans et 9 mois de prison pour avoir sim­ple­ment fait imprimer mon nom dans un jour­nal, pour des arti­cles que je n’ai pas écrits per­son­nelle­ment. En out­re, on m’a imposé une amende totale de 458 000 livres turques [env­i­ron 45 000€), dont une par­tie est réglée et que j’ai payée grâce à la sol­i­dar­ité inter­na­tionale. Il y a d’autres procès en cours. Il sem­ble que si je vais en prison, j’y passerai le reste de mes jours.

Mal­gré la sit­u­a­tion actuelle, je dis : “Je suis ici et je ne vais nulle part”, car je veux rester ici pour con­tin­uer à déranger les pou­voirs en place.

Je ne vais nulle part. Tout comme İsm­ail Beşikçi ne va nulle part ; tout comme Musa Anter ne va nulle part ; tout comme Fer­hat Tepe ne va nulle part ; tout comme Ahmet Altan ne va nulle part ; tout comme Osman Kavala ne va nulle part… Je veux rester ici pour pour­suiv­re mon combat.

Eren Keskin

 


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…