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Ömer Fidan est un des acteurs du développe­ment de la lit­téra­ture kurde au Kur­dis­tan Nord (régions kur­des à l’in­térieur des fron­tières turques — Bakur) ain­si qu’à l’in­ter­na­tion­al. Enseignant d’anglais, il a com­mencé à s’in­téress­er à la langue kurde pen­dant ses études.

Com­ment est né votre intérêt pour la lit­téra­ture kurde ?

Ömer Fidan

Ömer Fidan

Je suis kurde, dans ma famille on par­le kurde, j’avais lu cer­taines œuvres clas­siques dans les medrese 1. L’amour de la langue kurde a pesé plus que tout et j’ai arrêté l’u­ni­ver­sité à la dernière année. J’ai com­mencé à tra­vailler sur le Kurde, à l’In­sti­tut kurde de Diyarbakır. Durant quelques mois, j’ai pris des cours. Parce que même si je maîtri­sais le kurde à l’o­ral, que je pou­vais lire, au niveau gram­maire, je voulais appro­fondir et con­solid­er mes con­nais­sances. J’ai tra­vail­lé inten­sive­ment. Par­al­lèle­ment, j’ai com­mencé à enseign­er le kurde aux étrangers qui venaient ici. Je don­nais des cours de kurde en anglais. A l’In­sti­tut kurde, nous avions aus­si un tra­vail d’édi­tion. En peu de temps, j’ai com­mencé à y tra­vailler. Au début je fai­sais des cor­rec­tions, ensuite j’ai com­mencé le tra­vail d’édi­teur, avant de devenir respon­s­able d’édition.

Lorsque je pre­nais des cours de kurde, j’avais com­mencé à écrire des petites nou­velles. Comme celles-ci plai­saient, et que des revues, jour­naux, demandaient régulière­ment des textes de pub­li­ca­tion, mon pro­fesseur de l’époque leur a envoyé quelques une de mes nou­velles. Ma pre­mière pub­li­ca­tion a été dans le jour­nal de la Mairie de Diyarbakır Métro­pole, en 2005. En ce qui con­cerne la tra­duc­tion, j’ai traduit plus de 30 livres, de l’anglais, du turc vers le kurde et quelques uns du kurde vers le turc. J’ai beau­coup tra­vail­lé avec Kur­dî-Der, l’In­sti­tut kurde, et j’ai enseigné à l’A­cadémie Cigerxwîn. Depuis huit ans, je suis dans le Con­seil d’ad­min­is­tra­tion de PEN kurde, j’en suis actuelle­ment le secré­taire général.

Quels sont les objec­tifs de PEN Kurde ?

Nous avons beau­coup de mem­bres dans les qua­tre coins du monde, Syrie, Irak, Iran, Europe… Avec des moyens lim­ités, notre objec­tif est de créer des liens entre les écrivain.es inter­na­tionaux et kur­des, d’aider les écrivains kur­des face aux prob­lèmes qu’ils ren­con­trent, et de faire con­naître la lit­téra­ture kurde. Actuelle­ment, comme il y a beau­coup d’op­pres­sion sur les auteur.es kur­des, nous essayons de soutenir celles et ceux qui risquent la prison, ou qui ont été condamné.es et qui sont obligé.es de par­tir, là où ils sont. Nous les met­tons en liai­son avec les autres PEN, pour qu’ils puis­sent sur­vivre en exil, en exerçant dans la mesure du pos­si­ble leur méti­er d’écrivain.

Le tra­vail de sen­si­bil­i­sa­tion à la lit­téra­ture kurde est aus­si un de nos objec­tifs. Par exem­ple, le 21 févri­er, pour “la journée inter­na­tionale de la langue mater­nelle”, nous avons organ­isé des ini­tia­tives, pour expli­quer la sit­u­a­tion des Kur­des, avec les PEN d’autres pays, mais aus­si pour gag­n­er la sol­i­dar­ité de notre peu­ple, pour qu’il s’ap­pro­prie ses pro­pres écrivain.es. Par exem­ple pour le 15 novem­bre, “Journée mon­di­ale des écrivains en prison”, lors d’une très grande ini­tia­tive avec PEN Inter­na­tion­al, nous avons com­mu­niqué les témoignages de nos ami.es sorti.es de prison, sur leurs con­di­tions car­cérales, sur les quelques 150 livres qui sont inter­dits, sur les dizaines d’écrivain.es en prison…

Aujour­d’hui, où en est la lit­téra­ture kurde ?

On peut abor­der la lit­téra­ture kurde de deux façons : orale et écrite. La lit­téra­ture orale kurde, vieille de mil­liers d’an­nées, est une lit­téra­ture riche, puis­sante. Il y a des traces de son influ­ence sur la lit­téra­ture mon­di­ale orale. Des efforts sont faits pour recueil­lir, archiv­er, enreg­istr­er et dif­fuser ce qui appar­tient à ce domaine.

Quant à la lit­téra­ture écrite, même si nous nous avons accès aujour­d’hui à des ouvrages lit­téraires kur­des datant de plusieurs cen­taines d’an­nées, le pas­sage véri­ta­ble à la lit­téra­ture écrite, par­ti­c­ulière­ment à la lit­téra­ture mod­erne, s’est pro­duit au début des années 1900, surtout dans les années 30. La sor­tie de la revue lit­téraire Hawar 2 en 1932, à Damas en Syrie mar­que le début de la lit­téra­ture écrite kurde. Celle-ci com­mence alors à se dif­fuser, et bien qu’ils ne soient pas en liai­son étroite, au Rojil­hat 3, au Başur 4, au Bakur, au Roja­va 5 une pro­duc­tion écrite com­mence au même moment, comme si l’en­vie d’écrire con­tenue jusque là explo­sait enfin6.

Ces travaux se pour­suiv­ent petit à petit, jusqu’aux années 50. Et là, encore une fois, du fait de l’op­pres­sion des Kur­des, on observe un moment de silence qui dure jusqu’à la fin des années 70. Il y a alors une petite ouver­ture poli­tique, qui s’ac­com­pa­gne d’un regain d’ac­tiv­ité lit­téraire, par exem­ple des revues de lit­téra­ture appa­rais­sent… Mais cette péri­ode est de courte durée aus­si. Les inter­dic­tions, le coup d’État mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980… Les per­son­nes tra­vail­lant dans le champ lit­téraire sont bien évidem­ment dans la ligne de mire du pou­voir, et se trou­vent oblig­ées de quit­ter le pays. Il n’est pas facile de con­serv­er toute cette con­nais­sance, ces acquis, cette richesse… Dans les années 90, dans dif­férents endroits du monde, totale­ment indépen­dam­ment l’un de l’autre, des livres sont pub­liés en kurde, romans, nou­velles, poèmes, contes.…

Aujour­d’hui, il y a à la fois une approche plus sci­en­tifique qui ques­tionne les tech­niques d’écri­t­ure en kurde, et en même temps mal­gré toutes les inter­dic­tions, les per­sé­cu­tions, chaque année des cen­taines de nou­veaux livres parais­sent. De nou­veaux auteur.es émer­gent, et le lec­torat grandit, les maisons d’édi­tions kur­des se mul­ti­plient. Cette année encore, trois nou­velles maisons d’édi­tion se sont ouvertes. Même très fortes, les oppres­sions ne peu­vent plus  con­tenir le besoin d’écrire. Les gens sont deman­deurs, ils le revendiquent.

Pour la lit­téra­ture kurde, il est ques­tion main­tenant de sélec­tiv­ité. Il y a vingt ans, peu impor­tait qui écrivait et com­ment, tout était pré­cieux, parce que rare. Aujour­d’hui les lec­tri­ces et lecteurs peu­vent choisir, préfér­er… Si les oppres­sions poli­tiques jouent un rôle, c’est davan­tage sur la dif­fu­sion, moins sur la créa­tion. Par exem­ple les livres sont tirés à mille exem­plaires. Les Kur­des, c’est 40 mil­lions de per­son­nes. Mille exem­plaires, c’est donc très peu. Les dis­trib­u­teurs offi­ciels ne dif­fusent pas la lit­téra­ture kurde. Il existe des librairies renom­mées un peu partout en Turquie, ils ne vendent pas de livres kur­des, ni d’ailleurs cer­tains sites inter­net. Ain­si, si la créa­tiv­ité n’est pas empêchée, la dif­fu­sion l’est.

Si on par­le de la lit­téra­ture elle-même… Les prin­ci­paux obsta­cles à son développe­ment sont, pre­mière­ment, le fait que l’en­seigne­ment en langue mater­nelle, en l’occurrence en kurde, ne soit que peu dévelop­pé restreint sérieuse­ment le lec­torat. Qui veut maîtris­er la langue kurde écrite, doit faire la démarche d’un appren­tis­sage en fréquen­tant une organ­i­sa­tion de la société civile qui enseigne le kurde. Ces organ­i­sa­tions ne sont pas présentes partout. De sur­croît elles sont crim­i­nal­isées, inter­dites, fer­mées. Donc l’ab­sence d’en­seigne­ment en langue kurde, empêche le pro­grès de l’écri­t­ure, la lec­ture, donc la dif­fu­sion de la littérature.

Deux­ième­ment ; les con­di­tions économiques. En Turquie la pub­li­ca­tion des livres et leur dif­fu­sion coû­tent chers.

Troisième­ment, la crim­i­nal­i­sa­tion de la langue. Par exem­ple il n’y a pas plus longtemps que l’an­née dernière un jeune a été tué à Ankara, pour avoir par­lé en kurde. A Sakarya une famille a été attaquée. La pièce de Dario Fo, [ndlr : une pièce clas­sique du théâtre ital­ien] jouée en kurde, a été inter­dite. Lorsque ce genre de choses se déroulent, et sont banal­isées dans les médias, les gens s’éloignent du kurde. Crim­i­nalis­er la langue kurde empêche les auteurs d’écrire en kurde, et refroid­it les lecteurs de pos­séder des livres en kur­des dans leur mai­son. Les gens ont peur d’a­cheter les livres dans les librairies. Ou encore pour les com­man­des par Inter­net si la per­son­ne est fonc­tion­naire, ou a un mem­bre de sa famille fonc­tion­naire, avec la peur de per­dre son tra­vail, elle le com­mande au nom et à l’adresse de quelqu’un d’autre…

Selon vous, com­ment peut-on définir la lit­téra­ture kurde ?

Pen­dant une longue péri­ode je fus l’édi­teur d’une revue lit­téraire. Dans le domaine lit­téraire, les lieux où un auteur, une autrice prend sa mesure, ce sont les revues. Ille envoie son texte, et si le comité de rédac­tion de la revue trou­ve ce texte pub­li­able, l’au­teur, l’autrice pour­suit son tra­vail dans cette voie. C’est aus­si un encouragement.

Actuelle­ment les revues kur­des sont pub­liées de façon lim­itée, pour les raisons que je viens de citer. Il en existe très peu, elles ne jouent donc pas leur rôle de sélec­tion. Tout le monde peut alors pub­li­er ce qu’ille veut. Aus­si bien sur les réseaux soci­aux qu’avec des livres à compte d’au­teurs. Cela abaisse la qual­ité de la lit­téra­ture. Mais à côté de cela, il existe des blogs, des espaces d’ex­pres­sion… Le lecteur, la lec­trice peut suiv­re les cri­tiques, les entre­tiens avec les écrivain.e.s, pourquoi et de quel point de vue tel livre est bien… En fait, le lec­torat et les écrivain.e.s gran­dis­sent ensem­ble. Leur nom­bre aug­mente par­al­lèle­ment et récipro­que­ment, ils s’équili­brent et s’am­pli­fient mutuelle­ment. Un.e écrivain.e qui n’est pas bon, n’est pas beau­coup lu.e, et ne se détache pas des autres. C’est donc le lec­torat qui décide quel livre acheter, qui lire… Finale­ment, actuelle­ment c’est lui qui est le fac­teur de sélec­tion. Et c’est plutôt une bonne chose que les gens aient cette aptitude.

Pour se dire écrivain.e kurde, est-il est néces­saire d’écrire en kurde ?

L’al­pha­bet util­isé par­ti­c­ulière­ment ici au Kur­dis­tan Nord, c’est l’al­pha­bet latin. Il y a juste quelques let­tres de dif­férence avec l’al­pha­bet turc, égale­ment latin. La lec­ture et l’écri­t­ure du kurde, pour une per­son­ne qui sait déjà écrire et lire en turc [ndlr : langue offi­cielle enseignée à l’é­cole, oblig­a­toire en Turquie], ne demande pas un très gros labeur. Avec un effort de quelques jours, elle peut appren­dre à écrire et lire le kurde. Pour ça, il n’y a pas de soucis… Mais, nous par­lons d’écrire en langue mater­nelle n’est-ce pas ? La déf­i­ni­tion de la langue mater­nelle, inter­na­tionale­ment accep­tée, y com­pris par l’Unesco, est celle-ci : “la langue qui façonne l’i­den­tité d’une per­son­ne est la langue mater­nelle”. Par exem­ple, la pop­u­la­tion de Diyarbakır est con­sti­tuée de 98 % de per­son­nes d’o­rig­ine kurde, mais si vous observez par le prisme de la langue, seuls 50 % par­lent kur­des. Parce que de nom­breuses per­son­nes ont gran­di “en langue turque”, mal­heureuse­ment, par­ti­c­ulière­ment la nou­velle généra­tion qui a aujour­d’hui moins de 30 ans, et qui, suite aux oppres­sions des années 90,  a du s’adapter à l’État, pour pou­voir aller à l’é­cole, pour trou­ver du tra­vail. La langue des mères de ces jeunes est bien le kurde, mais leur langue mater­nelle est le turc.

Lorsqu’on réflé­chit, la ques­tion n’est pas seule­ment d’être capa­ble d’écrire la langue tech­nique­ment, mais aus­si la façon dont on mod­èle la pen­sée. Les enfants com­men­cent l’é­cole mater­nelle à 5 ans et l’é­cole pri­maire à 6 ans. Jusqu’à cet âge, à la mai­son il y a la télévi­sion, les bruits de la rue, tout est en turc… La langue mater­nelle n’est pas non plus inten­sive­ment util­isée au foy­er. Et lorsque l’é­cole com­mence, le sys­tème d’en­seigne­ment actuel dit aux enfants “la langue kurde est un men­songe, une erreur”. Cet enfant vit alors un trau­ma­tisme. Ensuite il essaie d’ap­pren­dre le turc et ressent une réac­tion de rejet con­tre la langue kurde. Quand ille ira à l’u­ni­ver­sité, dans une autre ville, bien qu’ille ait reçu le même enseigne­ment en turc, et même si ille s’af­fiche comme turq.ue, même s’ille réus­sit mieux que les autres, ille se trou­vera discriminé.e du fait de son orig­ine. Cela génère sou­vent un réveil poli­tique qui aboutit à une réap­pro­pri­a­tion de sa kur­dic­ité. Mais entre la pre­mière année de l’é­cole pri­maire et l’u­ni­ver­sité, il y a 13 années. Il y a donc un éloigne­ment de sa kur­dic­ité pen­dant 13 années, puis un retour à son iden­tité. L’as­sim­i­la­tion est passée par là. Dans quelle mesure une per­son­ne peut-elle revenir en arrière ? Pour celle-ci, revenir à ses orig­ines, à son essence demande une énorme énergie. Parce que cette fois, il faut qu’elle regarde autrement les 13 années de sa vie, et retrou­ver tout ce qu’elle a per­du. Et ce qui est per­du en 13 ans, est dif­fi­cile à retrou­ver, même en 50 ans, et par­fois impos­si­ble. Com­ment peut-t-elle écrire ?

Actuelle­ment en Turquie, rien qui peut con­cern­er la kur­dic­ité [ndlr : il existe bien une option de kurde à par­tir de 11–12 ans, mais elle est extrême­ment peu répan­due et ne pro­pose que 2h par semaine, au même titre qu’une langue étrangère option­nelle] n’est présent dans le sys­tème d’en­seigne­ment formel. Non seule­ment il ne recon­naît pas le kurde, mais pire, il le con­sid­ère comme étranger mau­vais, hos­tile, dan­gereux, menaçant. C’est dif­fi­cile de retourn­er vers sa kur­dic­ité… C’est pour cela que nous dis­ons tou­jours, que tant qu’il n’y aura pas d’en­seigne­ment EN langue mater­nelle en Turquie, il n’y aura pas véri­ta­ble­ment de kur­dic­ité. Les per­son­nes dont le sang, les ancêtres sont kur­des, ne seront pas kurdes.

Quel rôle jouent les maisons d’édi­tions pour le développe­ment de la lit­téra­ture kurde ?

Actuelle­ment il existe de nom­breuses maisons d’édi­tions kurde. Main­tenant le plus gros prob­lème est le fait que la nou­velle généra­tion ne puisse pas appren­dre le kurde. 3000 vil­lages kur­des ont été brûlés, détru­its dans les années 90 7. Les Kur­des ont été for­cés de s’ex­il­er dans des villes. Les enfants y gran­dis­sent. Dans les vil­lages, il y a l’a­gri­cul­ture et l’él­e­vage, mais en ville c’est impos­si­ble. La seule solu­tion pour sur­vivre, est de faire des études, devenir employé.e.s, fonc­tion­naires. Ain­si les Kur­des se sont éloigné.e.s de leur langue, de leur cul­ture. Une langue qui n’est pas par­lée (ou pra­tiquée) par les enfants est vouée à dis­paraître. Dans tous les travaux menés par les organ­i­sa­tions de la société civile, il y a des échanges sur l’ap­pren­tis­sage par les enfants de la langue kurde. Il y avait deux, trois maisons d’édi­tions spé­cial­isées sur les livres d’en­fant, mais après le coup de théâtre du dernier coup d’État [ndlr : du 15 juil­let 2016], et sous la pres­sion, elles ont stop­pé leurs pub­li­ca­tions. Parce que leur pro­prié­taires sont sou­vent des fonc­tion­naires [ndlr : en plus de l’édi­tion qui ne suf­fit pas à gag­n­er sa vie], ils ne peu­vent pas tra­vailler comme ils veulent…

D’une façon générale les maisons d’édi­tions ne peu­vent pas con­tenir cette explo­sion de créa­tion lit­téraire mais ne pou­vant pas dif­fuser suff­isam­ment, elles accusent des pertes. Pour 1000 tirages, le prix de revient est plus impor­tant que 10000 exem­plaires… Petits tirages, pas assez d’en­goue­ment pour lire, nom­bre trop impor­tant de maisons d’édi­tion, numérique et inter­net qui pren­nent une place con­séquente, économique­ment c’est dif­fi­cile. Mais mal­gré cela elles tra­vail­lent. Cette année, il me sem­ble que trois nou­velles maisons d’édi­tion ont été ouvertes. Et tous les ans de nom­breux livres sont publiés.

Est-ce qu’une lit­téra­ture indépen­dante est pos­si­ble ici ?

On dit tou­jours qu’au Kur­dis­tan la poli­tique est très intense. Mais la poli­tique ne fait pas tout. Chez tous les écrivain.e.s il y a un souci et un effort pour sauve­g­arder la langue kurde. Lorsque, en tant que poète, vous écrivez un poème, vous utilisez un mot, qui exprime ce que vous ressen­tez, qui vous parait adap­té à ce que vous voulez dire, qui vous parait esthé­tique et qui sonne agréable­ment. Ensuite, vous vous dites “oui, mais ce mot est d’o­rig­ine turque, ou arabe, je vais le rem­plac­er par un mot en kurde”. Mais il arrive que ce dernier mot ne puisse apporter la même saveur. Cette inquié­tude dans votre esprit peut empêch­er l’ex­téri­or­i­sa­tion du ressen­ti que vous voulez trans­met­tre, ou le change.

Lorsque vous écrivez, vous êtes oblig­és de pra­ti­quer une cer­taine auto­cen­sure. “J’écris là, ‘Kur­dis­tan’, serait-ce un prob­lème ? Mon livre serait-il inter­dit et retiré des vente ? Aurais-je une sanc­tion ? Serais-je arrêté.e ?”. Au niveau poli­tique c’est pareil. Si un per­son­nage de fic­tion est en oppo­si­tion à la pen­sée poli­tique exis­tante, le lec­torat peut réa­gir. “Des mil­lions de Kur­des pensent comme cela, et toi, tu as créé un per­son­nage qui pense autrement !”.

Il y a beau­coup de fac­teurs… Mais les plus impor­tants sont la peur et le soucis de sauve­g­arder la langue, car ils peu­vent chang­er les ressen­tis et aus­si, pren­dre le pas sur l’aspect littéraire.

Vous êtes aus­si tra­duc­teur. Quelle est l’im­por­tance de la tra­duc­tion pour la lit­téra­ture kurde ?

La lit­téra­ture kurde s’é­panouit mais en même temps elle n’est pas suff­isam­ment con­nue mon­di­ale­ment. Les prob­lèmes économiques jouent dans la tra­duc­tion aus­si. Ce n’est pas for­cé­ment la meilleure lit­téra­ture kurde qui est traduite, mais les livres dont les auteur.e.s trou­vent les moyens financiers pour le faire, par­fois à leur frais… Les tra­duc­teurs et tra­duc­tri­ces kur­des en langue étrangère sont rel­a­tive­ment rares. De plus ce tra­vail dif­fi­cile génère peu de revenus. Pour ces raisons, les tra­duc­tions de la lit­téra­ture étrangère vers le kurde, se font sou­vent depuis le turc. Mais ce n’est pas très recher­ché, car les Kur­des ici sont tou.te.s tur­coph­o­nes et peu­vent accéder à la ver­sion en turc. En tout cas, le prob­lème est le fait que les rela­tions avec les écrivain.e.s étranger.es ne soient pas très forte­ment tis­sées, et que le tra­vail ne soit pas mené de façon organ­isée, mais plutôt indi­vidu­elle. Je préfér­erais qu’un con­seil de lit­téra­ture soit crée, et choi­sisse par exem­ple cinq meilleurs livres en kurde, les traduise en 25 dif­férentes langues et les pub­lie. Il n’ex­iste rien de tel.

J’ai un ami anglais, je lui fais traduire mes poèmes. Pas les meilleurs poèmes, mais les miens… Ce type de démarch­es indi­vidu­elles est prob­lé­ma­tique… Quelques auteur.e.s sont traduit.e.s ain­si vers d’autres langues, par­ti­c­ulière­ment vers l’alle­mand, car il y a beau­coup de Kur­des en Alle­magne. Mais ces cas sont peu nom­breux. Nous con­nais­sons la lit­téra­ture mon­di­ale, parce que nous pou­vons lire en turc. Mais mal­heureuse­ment le monde de la lit­téra­ture inter­na­tionale ne nous con­naît pas.

Des idées de livres kur­des à traduire par exemple ?

Il y en a beau­coup… Je ne suis pas une autorité… C’est une ques­tion dif­fi­cile. Comme j’ai œuvré pour des revues et enseigné la lit­téra­ture, je peux affirmer que cha­cun a une impor­tance dif­férente. D’abord, il faut con­naître les Kur­des. Par exem­ple les pre­miers romans en kurde qui ont été pub­liés, dans le Cau­case, en Irak et en Iran. Ils ont été pub­liés dans dif­férents lieux, sans con­cer­ta­tion. Ils ne sont peut être pas d’une grande qual­ité lit­téraire mais pour les Kur­des, ils sont d’une grande impor­tance. En tous cas, celleux qui voudraient con­naître la lit­téra­ture kurde, doivent con­naître ces livres, ain­si que la vie de ces auteurs. Com­ment ces livres sont-ils nés ? Par ailleurs, leurs auteurs ne les ont pas écrit comme “roman”. Ce sont des livres écrits dans un élan d’éveil de la langue kurde, pour éten­dre son usage et la dévelop­per. Ce sont des livres qui racon­tent beau­coup de choses sur la lit­téra­ture kurde. Ils devraient être traduits… Dans la lit­téra­ture mod­erne kurde, il y a beau­coup de noms. Par exem­ple Arjen Arî était un ami que j’ap­pré­ci­ais par­ti­c­ulière­ment et j’aime beau­coup sa poésie. Il y a des noms comme Berken Bereh, Ahmet Hüseyin…

Tombe d’Ehmêde Xanî à Doğubayazıt. Ehmedê Xanî (1650–1707), auteur en langue kurde dont l’oeu­vre la plus con­nue est l’épopée de Mêm û Zîn, est con­sid­érée comme la fig­ure fon­da­trice de la lit­téra­ture kurde.

Nous avons un autre impor­tant prob­lème. Les Kur­mand­jis ne con­nais­sent pas les auteur.e.s Sorâ­nis, Zazas et vice-ver­sa. En tant que PEN kurde nous avons pro­posé Abdul­la Peşêw comme can­di­dat au prix de Nobel. C’est un poète d’une enver­gure inter­na­tionale. Il est lui même, aus­si bien son per­son­nage que sa façon de vivre, une œuvre lit­téraire vivante. Ses écrits sont traduits en plusieurs langues. A mon avis, il n’y a rien qui lui manque pour fig­ur­er en bonne place dans la lit­téra­ture mon­di­ale. Comme je suis Kurde et que je le con­nais de près, pour moi, il n’a que du posi­tif. Nous lisons beau­coup les auteur.e.s mon­di­aux mais il n’y a pas d’autres poètes qui me don­nent autant de plaisir que Abdul­la Peşêw, qu’Ar­jen Arî. Nâzım Hik­met par exem­ple, c’est un très très grand poète, nous avons lu toutes ses œuvres, mais à mon goût on ne peut pas le com­par­er avec Arjen Arî, qui lui, est plus proche de moi, je me retrou­ve dans ses mots. Bahti­yar Ali est un très grand auteur kurde égale­ment. Il a reçu un prix. Il est sorân, mais il a des livres adap­tés en kur­mand­ji. Helîm Yûsiv est aus­si un écrivain très con­nu dans le monde arabe. Il écrit en kurde, ses livres sont traduits vers l’arabe, vers l’alle­mand et d’autres langues encore. C’est un jeune auteur et ses œuvres sont absol­u­ment d’en­ver­gure mondiale.

Com­ment voyez-vous l’avenir, pour la lit­téra­ture kurde ?

Je suis con­va­in­cu qu’un.e Kurde qui con­naî­trait la lit­téra­ture orale pour­rait écrire des mil­liers d’ou­vrages. Parce qu’il existe une tra­di­tion orale his­torique, il existe un très grand nom­bre de con­nais­sances accu­mulées, d’ex­péri­ences, de beaux mots et d’art…

Je pense que si l’en­seigne­ment en langue mater­nelle se met­tait en place dans pas plus longtemps que cinq, dix ans, il pour­rait y avoir une lit­téra­ture kurde au niveau mon­di­al. Je ne par­le pas de “un enfant appren­dra le kurde à l’é­cole, et devien­dra écrivain dix ans plus tard”. Actuelle­ment aucun.e des auteur.e.s n’est professionnalisé.e. Ille est employé.e, soit fonc­tion­naire, ou encore dans les affaires, et ne peut réserv­er à l’écri­t­ure que quelques heures par jour. Si avec l’en­seigne­ment le lec­torat grandit, que la lit­téra­ture se dif­fuse davan­tage, et que les auteur.e.s com­men­cent à pou­voir vivre de leur méti­er, ce serait pour eux, elles, aus­si bien un encour­age­ment que, plus de temps, plus d’in­for­ma­tion, plus d’ac­cès à la con­nais­sance, et donc plus de création.

Le Roja­va four­nit un exem­ple intéres­sant. Avec l’en­seigne­ment en kurde, chaque jour qui passe, la lit­téra­ture s’é­tend, de nou­velles œuvres sont pub­liées, de nou­veaux auteur.e.s appa­rais­sent. Main­tenant des écrivain.e.s pub­lient des livres ici, et souhait­ent les envoy­er là bas. Parce que le lec­torat est beau­coup plus important.

Je main­tiens qu’avec l’en­seigne­ment en langue mater­nelle, il y aura une lit­téra­ture kurde qui, à court terme, fera par­ler d’elle internationalement.

Entre­tien réal­isé par Loez
Pro­pos traduits par Naz Oke


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Loez
Pho­to-jour­nal­iste indépendant
Loez s’in­téresse depuis plusieurs années aux con­séquences des États-nations sur le peu­ple kurde, et aux luttes de celui-ci.