Delphine Durand livre sur Kedistan des hommages poétiques. Pour les retrouver tous, suivez ce lien.
Celui-ci est une forme d’élégie offerte aux femmes ézidies.
LES ACOUSMATES1
“Va me chercher un couteau de barbier,
Je couperai la pointe de mes seins,
j’en ferai le déjeuner des vieillards, le goûter des garçons”
Kharabo, poème kurde
Le Coran nous enseigne que le plus noble d’entre nous est le plus pieux.2 Pendant trois jours, nous eûmes à subir les trois terribles jours de l’absence de Dieu. Le sang coulât sans interruption et jaillit comme l’eau des fontaines. Qui rachètera les hommes de cette immensité de larmes qui submergent mon pays comme un océan débordé ? L’occident entend t’il la clameur des âmes ézidies ? L’occident verse t’il des larmes hypocrites et sacrilèges ? Depuis longtemps mon peuple vivait à Lalesh, dans la province de Dahuk, à l’ombre du tombeau de Sheikh Adi. J’ai commencé les premières années de ma vie dans la nudité de l’été. Mon peuple est ancien et au XVIe siècle le grand Sharaf Khân Bitlisi parle de nos coutumes dans la Chronique complète des Kurdes. Nous, les EzidiEs. Ma vie s’est arrêtée dans les montagnes de Sinjar lors de l’été 2014. J’ai commencé à mourir. Les premiers jours nous fûmes chassés dans les montagnes, d’errance en errance, rampant sur les pierres. Les enfants dormaient roulés en boule comme les chats. Les femmes pleuraient comme des folles, les seins éclatés de chaleur. Les hommes sont de pauvres animaux pendus par les testicules et je m’étonne de voir leurs yeux exténués refléter le rêve de la pluie. ILS sont assoiffés de la douceur fangeuse du sang. Mon peuple est trop ancien pour périr. J’emporte avec moi les pauvres feuillets jaunis sur lesquels j’ai recueilli les poèmes qui sont les seuls témoins d’un passé enseveli dans la douleur. Les chiens hurlent dans la nuit. La démence fait son office. Nous nous jetons dans l’ombre, à la recherche d’un peu d’eau, les doigts blessés grattent la terre épuisée. Bientôt les dents se mettent à déchirer les rochers. La semence du ciel fait partie de notre agonie. Les charniers sont tissés des chairs lancinantes de nos jeunes filles. Je peux les voir d’ici : ils les traînent aux lumières de leurs cheveux. Cette femme chante encore sous les pelletées de terre. Maintenant ce sont EUX qui possèdent ton visage et la rose inflammable de ton sexe. Ce n’est pas encore la mort. C’est la fièvre qui brûle le dernier corps que j’ai désiré. Je suis de la matière la plus proche des anges du Mishefa Res. Dardaïl, Israël, Machaël, Anzazil, Chemnaïl et Nourail3. Alors je pense à cette anglaise aux yeux bleus, aux longues boucles que j’avais vue à Londres sur des vignettes à la devanture des librairies. L’essence même de toute douleur, divinement condensée dans le vase le plus précieux. Image miraculeuse qui me venait dans mon délire, manifeste souverain de cette reine des martyrs.
Elizabeth Browning, le refuge de tous les cœurs brisés, tous les yeux en larmes, toutes les angoisses de la terre, toutes les faims de l’esprit et toutes les soifs de l’âme. Vous m’apparaissez dans les montagnes de Sinjar et mon peuple est plus ancien que vous. Je sais que votre dieu souffrit la soif. Cette soif dévorante consignée dans le testament de sa mort. J’ai soif comme votre Judith de tout le sang d’Holopherne égorgé comme un seul troupeau. Ma soif marche devant moi. La délivrance prochaine de mon peuple mourant de soif. Vous vous grisiez du vin infiniment capiteux, aussi capiteux que le chant de Mosâfer de Baalbek et de l’ange-paon Malek Tavous, du vin de vos entrailles spirituelles. La verge mystique de votre amour entre vos mains débiles et votre cœur brûlé de concupiscence adorable qui vous faisait mourir. Je ne veux plus me souvenir de l’occident, ni de vous ; mais vous êtes toujours la plus forte comme cette soif qui est brasier ardent et qui est enfermée dans mes os. Les forces me manquent.
Elizabeth. Amour, vérité, Beauté, lumière et vie suprêmes parce qu’il est l’Amant éternellement éperdu
“Ma famille est si habituée à l’idée de ma vie perpétuelle dans cette chambre que, pendant que mon cœur se dévorait lui-même, leur amour pour moi était rasséréné, et, à la fin, le mal devint à peine perceptible. Nous nous habituons tous à la pensée du tombeau : et j’étais enterrée.“4
Moi aussi je vais mourir enterré. Je ne sais pas où finit la neige. Où commence l’ombre obscure. Cette mort solitaire de quelle nostalgie est-elle le rêve ? mes ancêtres zoroastriens chantent en moi le prester, la fleur de feu ténu dont la morsure enchante la plaie brûlante ;
La course folle des enfants, des hommes, des femmes, des vieillards.. on entend les cris des enfants violés et tués de façon bestiale et l’odeur du sang qui monte des ravins. Mon peuple est très ancien et je le vois mourir. Je suis assis au bord de l’abîme dans mon désespoir et ma solitude.
Violence m’est faite, à moi, femme dénudée,
Et malheureux est mon corps
Jamais encore je n’avais été mère
Ce corps coupable comme l’étoile du matin
Ils en ont fait éclater les entrailles
Et sourdre le signe essentiel de la noirceur
L’âme cachée
Et la mort du baiser
“Je vois une vision sans limites, tout devenu lumière, sereine et joyeuse et, l’ayant vue, je m’épris d’elle. Puis il en jaillit un cri d’appel, sans articulation, tel que je le comparais à une voix de feu, cependant que sortant de la lumière, un Verbe saint vint couvrir la Nature, et un feu sans mélange s’élança hors de la nature humide en haut vers la région sublime. Quant au Verbe lumineux issu de Nous, c’était le fils de Dieu“5
Je sens sur ma joue une trace brûlante
C’est sur mon corps qu’il pleut du sang
Un reste de chair vive chante encore,
C’est peut-être la voix de mon amour
Nous ne serons jamais des étrangers dans la mort..
Image à la Une : “Âmes ézidies” Naz Oke
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