Alors qu’il y a peu nous parta­gions le lien per­me­t­tant de vision­ner le film “Kedi”, en le qual­i­fi­ant quelque peu de vision d’une Istan­bul rêvée. Avec l’épidémie en cours, il y a en effet de quoi s’in­quiéter pour tous les ani­maux nomades qui peu­plent ses quartiers mythiques, comme Bey­oğlu, alors que les bou­tiques où ils s’abri­tent ou se nour­ris­sent se fer­ment. Et quid des humains nomades vivant dans la rue, eux aussi ?

Un rapi­de tour dans les rues donne le ton. Bey­oğlu, dans l’in­cer­ti­tude, avec la crise économique déjà présente, encaisse le retard pris, comme ailleurs, dans la prise en compte du dan­ger de l’épidémie. Ni le nation­al­isme, encore moins la big­o­terie ne per­me­t­tront de faire face.


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Reportage d’Evrim Kepenek avec les pho­tos de Sul­tan Gür­bey pub­lié le 19 mars 2020 sur Bianet, en anglais et en turc.

Beyoğlu dans les journées de Corona :
Commerçants inquiets, chats seuls

Je suis dans la rue depuis 32 ans. Si je n’ai pas con­trac­té le virus jusqu’à présent, je ne le con­tracterai pas à par­tir de main­tenant. Com­ment puis-je me pro­téger de toute façon ? Quand quelqu’un essaie de me touch­er, je lui dis : “N’ap­prochez pas”. Tout le monde ne demande pas de la dis­tance comme vous le faites.

Ils ne devraient pas avoir peur de la rue, vous savez. Les rues nous appar­ti­en­nent. J’ai con­nu des gens bien. Je n’ai que mon télé­phone portable, c’est tout ce que j’ai. Ce n’est pas un télé­phone intel­li­gent. Je ne suis pas pro­fesseur, mais ils devraient con­stam­ment se laver les mains et utilis­er de l’eau de Cologne. Mais nous ne pou­vons pas renon­cer à nous embrass­er tous ensem­ble. Alors, embrassez-vous les uns les autres, rien de mau­vais n’en sor­ti­ra. Mais, net­toyez-vous immé­di­ate­ment après”.

Nous sommes dans la rue qui mène de Tophane à la place Galatasaray.

Je vois quelqu’un au coin de la rue et je m’ap­proche de lui. Il se présente sous le nom de “Deniz”. Il y a quelqu’un d’autre couché juste à côté de lui. Il est cou­vert d’une cou­ver­ture. Il s’ap­pelle “Çakıl”.

Le pre­mier cas de coro­n­avirus en Turquie a été annon­cé par le min­istre de la san­té Fahret­tin Koca le 11 mars 2020. Ensuite, il a été recom­mandé aux gens de ne pas quit­ter leur domi­cile et de s’éloign­er socialement.

Mais, qu’en est-il de Bey­oğlu ? C’est une des­ti­na­tion fréquente pour les gens du monde entier. Com­ment Bey­oğlu vit-il ces “jours de coro­na” ? Les mesures rel­a­tives aux coro­n­avirus sont-elles adop­tées et suiv­ies sur Beyoğlu ?

Je suis dans Bey­oğlu à İst­anb­ul pour trou­ver des répons­es à ces ques­tions et pour don­ner une impres­sion aux lecteurs sur la sit­u­a­tion actuelle ici. J’ai un petit dés­in­fec­tant avec moi par pré­cau­tion. Je me promène dans les rues de Bey­oğlu, en essayant de garder la dis­tance sociale recom­mandée (1,5 mètre).

Qui d’autre travaillera, si ce n’est moi ?

En dis­cu­tant avec Deniz, qui vit dans la rue, je tombe sur une vieille dame dans la même rue. Elle porte un sac de cours­es. Je crois qu’elle revient de ses cours­es. Elle ne porte ni gants ni masque.

Je lui demande pourquoi elle a quit­té sa mai­son alors qu’elle fai­sait par­tie du groupe à risque. Elle répond à ma ques­tion comme suit : “Mon mari est alité. Mon fils tra­vaille. Il y a eu quelques travaux de net­toy­age. D’abord, je les ai faits, puis je suis passée au bazar pour faire des cours­es. Je ren­tre main­tenant à la mai­son. Croyez-moi, je fais mon pro­pre pain à la mai­son. Il est dif­fi­cile de join­dre les deux bouts. Comme je fais le ménage pour gag­n­er ma vie, mes mains sont tou­jours dans l’eau de jav­el”. Voy­ant mon inquié­tude, elle ajoute : “Qui ira tra­vailler, sinon moi ? Je dois le faire”.

Quand je lui rap­pelle le coro­n­avirus, elle dit : “Il ne nous arrivera rien, nous nous pro­tégerons autant que pos­si­ble”.

Il n’y a pas de clients… y’en a pas…”

En descen­dant l’av­enue İstikl­al, je tombe sur Mah­mut, un vendeur de mar­rons. “Appelez-moi Maho, le vendeur de mar­rons”, me dit-il et il ajoute :

Il est 17 heures, je n’ai pas encore ven­du une seule châ­taigne. Il n’y a pas de clients. Aucun client… C’é­tait — en fait — un peu dif­férent la semaine dernière. La sit­u­a­tion économique était dif­fi­cile, mais tout s’est arrêté à cause de ce virus. Il n’y a per­son­ne dans la rue, donc il n’y a pas non plus de clients. Nous devons tra­vailler. Les gens sont au moins en sécu­rité chez eux, nous atten­dons des clients ici”.

Quand je suis sur le point de par­tir, Maho crie : “Ceux qui atten­dent chez eux devraient au moins lire un livre.” Nous échangeons un sourire.

L’incertitude est fatigante

Je quitte main­tenant Maho et me dirige vers la Haz­zop­u­lo Arcade, où se trou­ve égale­ment la mai­son de thé du “Frère Mustafa”. Le salon de thé est nor­male­ment aus­si ani­mé qu’un cri­quet. Mais, quand j’y arrive main­tenant, un pro­fond silence m’accueille.

Tous les cafés sont fer­més. Prof­i­tant de la fer­me­ture défini­tive des mag­a­sins, cer­tains com­merçants font faire des travaux de répa­ra­tion. Ils n’ont pas envie de par­ler. Ils sont boulever­sés. Un seul d’en­tre eux me dit : “Com­bi­en de jours encore res­terons-nous fer­més ? Com­bi­en de temps cela va-t-il dur­er ? Je peux gag­n­er ma vie d’une manière ou d’une autre. Mais, qu’en est-il des tra­vailleurs ? Que vont-ils faire ? Nous sommes dans la con­fu­sion. Ce stress et cette incer­ti­tude nous fatiguent”.

Personne ne nourrit les chats dans les rues de Beyoğlu

Je quitte Haz­zop­u­lo. Je croise les chats de Bey­oğlu à tous les coins de rue. Ils sont nor­male­ment nour­ris par les com­merçants. Mais, main­tenant, per­son­ne ne sem­ble s’oc­cu­per d’eux, ils sont là, touts seuls. Alors que je les regarde,  je vois Vedat, qui se présente comme un artiste de théâtre.

Vedat me dit con­fusé­ment : “Nous feri­ons mieux de ne pas trop exagér­er. Je crois que notre peu­ple est pro­pre. Je pense que c’est surtout grâce aux gens qui vien­nent de l’ex­térieur. Nous devons de toute façon nous laver les mains dans notre vie quo­ti­di­enne. Les mag­a­sins doivent rester ouverts. Si cela fonc­tionne, alors le gou­verne­ment devrait décréter un cou­vre-feu. La fer­me­ture n’est pas la solu­tion. Que vont faire ces gens ?”

La majorité porte des masques

J’en­tre et je sors, par­coure presque toutes les rues de Bey­oğlu. Les cafés et les bars sont fer­més. Si cer­tains mag­a­sins sont ouverts, les gens ont l’air inqui­ets. Je ne vois per­son­ne, sauf quelques unes, prob­a­ble­ment des touristes, et un cer­tain nom­bre de jour­nal­istes. La majorité de ceux qui sont dans la rue por­tent des masques.

Nevizade est vide

Quand je vais à Nevizade, je vois que cer­tains bars sont fer­més, alors que cer­tains restau­rants ser­vant des bois­sons alcoolisées sont ouverts.

Quand je par­le à quelqu’un là-bas, il me dit : “Le sous-gou­verneur a dit que l’in­ter­dic­tion ne s’ap­plique pas à nous. Alors, nous l’avons ouvert”.

Je l’ai ouvert, mais la suite est incer­taine”, dit-il et il partage ses cri­tiques : “Je ne l’ai pas fer­mée à Gezi. La police a jeté du gaz ici, je n’ai pas refer­mé. Et je ne la ferme pas main­tenant. Les rues sont vides, per­son­ne ne vient de toute façon. Nous n’avons pas le moin­dre client. Je peux gag­n­er ma vie d’une manière ou d’une autre. Mais qu’en est-il des serveurs qui tra­vail­lent avec moi ? L’É­tat aurait dû pren­dre ces pré­cau­tions à temps. Nous arrivons trop tard”.

Les ventes ont chuté de 80 %”

Je suis dans une librairie main­tenant. C’est nor­male­ment l’une des librairies les plus fréquen­tées du site Bey­oğlu. Le café du mag­a­sin est fer­mé, mais on y vend tou­jours des livres et de la papeterie. Les tra­vailleurs ont des gants en latex. À ce que je vois, ils essaient de suiv­re la règle de la dis­tance sociale de 1,5 mètre.

L’un des tra­vailleurs dit : “Les ventes ont chuté de 80 %. Nous essayons de garder nos dis­tances, nous ne pou­vons pas vrai­ment faire ce truc de dis­tan­ci­a­tion sociale. Je veux dire que le client vient et pose une ques­tion ou nous l’ou­blions quand nous nous par­lons. Il faut — bien sûr — y faire attention”.

Ils ont l’air aus­si con­cernés que ceux de Nevizade.

Ensuite, je me rends au cen­tre com­mer­cial qui se tar­gue d’être “le seul cen­tre com­mer­cial” dans Bey­oğlu. Un bâti­ment his­torique accueille le cen­tre com­mer­cial. Vous devez vous en sou­venir : lorsque ce cen­tre com­mer­cial était encore en con­struc­tion il y a des années, des défenseurs de la vie ont lancé des appels pour empêch­er sa con­struc­tion afin de pro­téger le tis­su historique.

En entrant main­tenant dans le cen­tre com­mer­cial, je vois que des agents de sécu­rité privés por­tent des gants et des masques.

S’ils ferment les centres commerciaux, ils doivent payer les travailleurs”

En regar­dant autour de moi et en prenant des pho­tos à l’in­térieur du cen­tre com­mer­cial, je demande à un agent de sécu­rité quel est le taux de fréquen­ta­tion des clients. Il me répond comme suit :

35 agents de sécu­rité tra­vail­lent dans ce cen­tre com­mer­cial. Ils ne nous ont pas encore infor­més que le cen­tre com­mer­cial sera fer­mé. Nous atten­dons tous. J’e­spère que ce ne sera pas le cas. Si c’est le cas, je ne pense pas que les gérants nous don­neront nos salaires. J’ai un enfant. J’ai pris ce tra­vail il y a sept mois.

Ceux qui tra­vail­lent dans les mag­a­sins du cen­tre com­mer­cial sont aus­si très inqui­ets. Les gens doivent choisir entre leur san­té et leur tra­vail. Même si nous venons, le cen­tre com­mer­cial est vide, comme vous le voyez.

Les employés des mag­a­sins vien­nent, mais il n’y a pas de clients. S’ils veu­lent fer­mer les cen­tres com­mer­ci­aux, ils doivent pay­er les tra­vailleurs. Des cen­taines de per­son­nes tra­vail­lent au cen­tre com­mer­cial. Notre san­té et nos con­di­tions économiques sont en danger”.

J’ai trouvé un travail, c’est tombé sur le Corona”

Cela attire mon atten­tion quand il dit : “La grippe espag­nole s’est répan­due après la pre­mière guerre mon­di­ale. Cette épidémie vien­dra couron­ner le tout”. Quand il voit ma stupé­fac­tion, il ajoute :

J’ai étudié l’ad­min­is­tra­tion publique. Je n’ai pas pu trou­ver de tra­vail pen­dant des mois. Puis, je suis devenu agent de sécu­rité. Et cela a coïn­cidé avec le jour où le coro­n­avirus a fait son appari­tion. J’e­spère qu’au­cun de nous ne per­dra son emploi”.

Evrim Kepenek

 

evrim kepenek

Evrim Kepenek est éditrice des rubriques Femme et LGBTI de Bianet.
Elle a églement écrit pour d’autres médias, tels que Cumhuriyet, Birgün, Taraf, DİHA,  Jinha, Jin News, Yeşil Gazete etc. Récompensée en 2011 par le prix de journalisme de Musa Anter.

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