Le journaliste Murat Yetkin, dans son dernier article, intitulé “Les risques économiques sur la politique turque sont en hausse” a analysé l’état de l’économie turque et ses effets sur les calculs de politique intérieure du président Tayyip Erdoğan. Yetkin fait valoir que dans les circonstances économiques actuelles, une élection anticipée pour Erdoğan serait trop risquée.
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Les risques économiques sur la politique turque sont en hausse
Le 12 février, le président Tayyip Erdoğan s’est adressé à son groupe du Parti de la justice et du développement (AKP) au Parlement. Il accusait Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du Parti républicain du peuple (CHP), parti d’opposition dit de centre-gauche, d’avoir des liens secrets avec le prédicateur islamiste Fethullah Gülen, résidant aux Etats-Unis, qui a été inculpé pour avoir orchestré la tentative de coup d’Etat militaire de 2016. A un moment donné de la réunion, une voix s’était faite entendre, venant des sièges attribués aux roturiers. Un homme a levé la main et a dit qu’il avait été licencié de son travail en relation avec cette tentative de coup d’Etat, qu’il ne pouvait pas en trouver un autre, et que ses enfants en souffraient ; il demandait l’aide du Président pour un travail. Avant de revenir à la charge contre le leader de l’opposition, après que les agents de sécurité aient arrêté le cri du manifestant, Erdoğan n’a plus dit un mot, avec une expression inconfortable sur son visage ; il est clairement mal à l’aise quand on ouvre la question du chômage ou du coût de la vie.
Le 7 février au matin, Adem Yarıcı s’est présenté devant le bureau du préfet à Antakya, le centre de la province turque de Hatay, à la frontière avec la Syrie. Il tenait à la main un bidon d’essence. “Mes enfants ont faim”, il pleurait ; “Tu ne comprends pas ? J’ai besoin d’un travail ! Ou je vais m’immoler !”. Le chef de la police de Hatay, Vedat Yavuz, était là, attendant que le gouverneur vienne au bureau. Il a essayé de l’arrêter mais il était trop tard ; Yarıcı s’est enflammé avec le briquet qu’il portait. Les policiers ont éteint le feu et l’ont emmené à l’hôpital. Yarıcı, qui cherchait un emploi depuis plus d’un an et avait obtenu le divorce d’avec sa femme deux semaines auparavant, n’a pas pu être sauvé. Le médecin légiste a déclaré qu’il était mort d’une crise cardiaque.
Quelques heures plus tard, le même jour, le ministre turc des finances et du trésor, Berat Albayrak, qui est également le gendre du président Tayyip Erdoğan, se trouvait dans la province voisine d’Osmaniye, également frontalière de la Syrie. Il promettait aux hommes d’affaires locaux que les chiffres du chômage chuteraient fortement en 2020 dans le cadre de la réussite du nouveau plan économique qu’il mène depuis juillet 2018.
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Chômage et pauvreté
Trois jours plus tard, le 10 février, l’institut statistique de Turquie (TÜİK), qui était lié au ministère d’Albayrak lorsqu’il a pris ses fonctions, a annoncé que le taux de chômage vers la fin de 2019 était de 13,3 %, avec une augmentation de 1 % par rapport à la même période de l’année dernière. Cela signifie que de 2018 à 2019, plus de 327 000 personnes supplémentaires ont rejoint l’armée massive des chômeurs : plus de 4 millions 300 000 personnes sur une population de 83 millions d’habitants.
L’augmentation du chômage des jeunes de 15 à 24 ans a été de 3 % au cours de la même période, atteignant 25,3 %. Mais selon les syndicats de travailleurs, les chiffres réels sont plus élevés que cela. Par exemple, le chômage des jeunes est de 29,3 selon le centre de recherche de la confédération de gauche DISK et un chômeur sur quatre en Turquie est diplômé de l’université, ce qui met également en lumière le problème systémique de l’éducation dans le pays. Selon le syndicat le plus important et le plus influent de Turquie, Türk-İş, le seuil de pauvreté pour une famille de quatre personnes est de 7229 livres (1100€) et le seuil de famine est de 2219 livres (337€). Le gouvernement a fixé le salaire minimum pour 2020 à 2324 livres (353€).
Je sais que les chiffres peuvent être ennuyeux mais, dans ce cas, chaque pourcentage touche la vie de personnes réelles. Alors, continuons.
Près de 45 % des employés touchent le salaire minimum, et ce chiffre ne concerne que les travailleurs inscrits. Selon les estimations du syndicat des employeurs du textile (TTSİS), la moitié des 2 millions de travailleurs du secteur ne sont pas enregistrés, et n’ont donc pas de sécurité sociale. Selon le TÜİK, l’emploi non enregistré dans tous les secteurs est de 33,8 %. Le taux de chômage des femmes, en dehors du secteur agricole, est de 21 %, officiellement.
Pourtant, il existe un secteur dans lequel l’emploi est en croissance, à savoir le secteur public. Selon la TÜİK, l’emploi dans le secteur public a atteint plus de 4 millions 600 mille personnes, avec une forte augmentation de 6,7 %. Le gouvernement emploie de plus en plus de personnes, malgré les privatisations en cours ; rappelant le mauvais vieux temps de l’économie turque, avant la crise de 2001 et les réformes de 2002 par Kemal Derviş.
Inflation, objectifs, élections
En 2019, l’économie turque s’est contractée en trois trimestres successifs (estimé à 1,5 % sur une base annuelle) après de nombreuses années de croissance et une croissance de 0,9 % au dernier trimestre. Le ministre Albayrak a présenté cette situation comme un succès non seulement dans les discours qu’il a prononcés sur place, mais aussi au Forum économique mondial de Davos. Le budget 2020 suggère une croissance de 5 % avec le FMI, tandis que les estimations de la Banque mondiale indiquent une croissance de 3 %, ce qui pourrait ne pas suffire pour la reprise.
Le taux d’inflation annuel annoncé par la Banque centrale est de 12,5 %, soit une augmentation par rapport au taux annuel du mois dernier, qui était de 11,8 %. Ceci en dépit de la conviction de Erdoğan et d’Albayrak que la baisse des taux d’intérêt (en faisant pression sur la Banque centrale, les banques publiques et les banques privées également) ferait baisser le taux d’inflation. Le budget 2020 du gouvernement de Erdoğan suggère de réduire l’inflation à 8,5 % alors que les estimations du FMI sont de 12,6 %. Mais le gouvernement a accordé une augmentation de 6 % (en moyenne) aux employés publics (en plus des pensions de retraite).
Peut-être que ce n’est pas suffisant pour montrer le taux d’inflation réel, mais certains développements dans le secteur des métaux pourraient donner une idée de la situation. Par exemple, en janvier, Türk-İş a menacé le syndicat des employeurs du secteur des métaux (MESS) de faire grève lors d’un rassemblement de masse à Bursa, le cœur de l’industrie automobile turque, si les employeurs insistent sur une augmentation de 8 % des salaires pour 2020. Au final, le MESS a accepté une augmentation de 18,5 % pour 130 000 métallurgistes. La décision du MESS pourrait être motivée par deux facteurs. La possibilité de déplacer la production automobile hors de Chine en raison de l’épidémie de coronavirus et de la dépréciation de la livre turque, malgré l’ingérence du gouvernement largement rapportée en pompant la monnaie vers les marchés financiers par l’intermédiaire de la Banque centrale et des banques publiques.
La popularité de Erdoğan augmente généralement lorsqu’il existe un sentiment nationaliste concernant les opérations militaires en Syrie et en Libye, mais presque tous les sondages d’opinion montrent que celle-ci est temporaire. La note globale de l’AKP de Erdoğan, ainsi que du parti du mouvement nationaliste (MHP) de Devlet Bahçeli, son partenaire électoral, est inférieure au seuil de 50 % plus 1 voix pour être réélu. Dans les circonstances économiques actuelles, une élection anticipée pour Erdoğan serait donc trop risquée et inutile.
Et il y a l’effet possible des sanctions économiques et militaires américaines dues à l’achat par la Turquie de missiles S‑400 russes, même si Erdoğan prétend que ce n’est plus un problème en raison de ses bonnes relations personnelles avec le président américain Donald Trump. Les souvenirs sont frais sur la dépréciation de 30 % de la livre turque en 2018 sur un seul Tweet de Trump. Mais peut-être Erdoğan s’appuie-t-il sur sa politique de contrepoids entre les États-Unis et la Russie sur le théâtre syrien et espère que l’impact de la sanction sera moins important que ce que l’on craignait, en raison d’une éventuelle amélioration des relations avec les États-Unis contre la Russie. Un jeu risqué en effet, mais Erdoğan aime prendre des risques, quel qu’en soit le prix.
Photo à la une : La dernière allocution du président Erdoğan devant le groupe AKP au Parlement turc. (Photo : Présidence)