Les suicides dus à la misère et aux conditions économiques sont en hausse en Turquie depuis quelques années. Quand la baisse du pouvoir d’achat, l’endettement, sont accompagnés de la disparition de la solidarité sociale, dans une société indexée sur la réussite et la consommation, la vie devient pour certains, insupportable…
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Les difficultés économiques, le chômage, le désespoir, le sentiment d’injustice, la colère, sont telle une chape noire sur la vie quotidienne. Il est bien connu que les crises économiques constituent un facteur de risque très important pour les suicides. La misère, le manque de lien social, l’extrême polarisation, tiennent les gens en quête de survie, sur une frontière fine, sur le bord du suicide.
Les cas de suicide suivants, parmi tant d’autres qui ne sont pas connus, ne peuvent plus vous apparaitre comme des cas isolés, mais sont les pièces d’un puzzle de détresse économique et sociale d’un pays trainé dans une crise.
Nous vous épargnerons aussi les commentaires abominables que les lecteurs et lectrices turcophones peuvent trouver en quelques clics, sur les réseaux sociaux, particulièrement Twitter, où se déverse aussi la haine de l’autre. Tout autant les manchettes des médias torchons au service du pouvoir, qui, dans un effort d’effacer la nature “meurtrière” des politiques menées. Nous ne vous traduirons pas comment ces victimes, ces êtres humains, qui, par désespoir, ont mis fin à leur souffrance, sont parfois trainés dans la boue, leur vie fouillées, déclarés dérangés ou faibles, voire de “morale basse”…
Dans cet article vous ne verrez pas non plus, de portraits des victimes sur toutes les coutures…
Deux soeurs et deux frères
Fin 2019, le suicide de deux soeurs et 2 frères, vivant dans le quartier Fatih à Istanbul, a provoqué une vague d’indignation. Le 5 novembre, Cüneyt (48 ans), Oya (54 ans), Kamuran (60 ans) et Yaşar Yetişkin (56 ans), se sont donnéEs la mort en absorbant du cyanure.
Tous célibataires, ils-elles partageait le même appartement. Tous les quatre avaient hérité des dettes importantes de leur mère, décédée deux ans auparavant. La famille n’avait pas pu payer huit mois de loyer, et avait des retards sur les factures d’électricité et gaz. Un frère et une sœur souffraient d’épilepsie. Seuls deux d’entre eux travaillaient. L’un des frères était courrier. Quant à Oya, elle portait le fardeau économique de toute la famille, elle était professeur de musique, mais elle travaillait comme modèle pour les beaux-arts à l’Université Mimar Sinan, durant l’année scolaire, et pendant les vacances, sans revenu.
Après la découverte de leur suicide, l’épicier dont la famille était cliente, témoignait : “Je les connais depuis 15 ans. La dernière fois c’est Oya Yetişkin que j’ai vue. Elle a fait des courses samedi après midi autour de 17h. Puis aucune nouvelle. Leurs amis se sont inquiété, car leur téléphone ne répondait pas. Nous avons averti la police”, et il précise que les équipes arrivant à leur domicile, ont découvert une note collée sur la porte : “Attention à l’intérieur il y a du cyanure”. L’épicier continue “Ils vivaient ensemble, ils étaient seuls avec des difficultés financières. Oya m’a dit samedi, ‘mon salaire a été saisi’.”
Pour ajouter l’insulte à la blessure, mercredi matin, le fournisseur d’électricité BEDAŞ est venu débrancher l’alimentation électrique de la famille défunte. Ils n’avaient pas pu payer leurs deux dernières mensualités. Ils devaient 607,16 livres turques, l’équivalent de 92,65 €.
Toute une famille
Quelques jours après, le 9 novembre 2019, toute une famille a péri à Antalya… Selim Şimşek (36 ans), Sultan Şimşek (38 ans) leurs enfants Ceren (9 ans) ve Ali Çınar (5 ans), se sont tués eux aussi avec du cyanure. La lettre laissée par le père disait qu’il ne travaillait plus depuis 9 mois, et que la famille n’arrivait pas à surmonter les difficultés économiques.
Deux suicides collectifs au cyanure, à la suite.
“Il ne me reste qu’une livre turque”
Le 5 janvier 2020, C’était Sibel Ünli, jeune étudiante de 3ème année de lettres en langue turque à l’Université d’Istanbul, qui se jetait dans la mer, après avoir partagé sur Twitter ce message : “Puis-je me nourrir à 1 livre turque ? Plus de crédit sur ma carte de restaurant universitaire, je n’ai plus qu’une livre. C’est une livre, quarante centimes.” Sa famille a ultérieurement nié que leur fille se serait suicidée pour des raisons économiques. Réalité ? Fierté ? Impossible de savoir. Sur Twitter, il y a eu de tout. Tristesse, colère, compréhension, culpabilité… Mais aussi des insultes ont déferlé, allant jusqu’à vomir que Sibel “avec un tel physique ne méritait pas de vivre”. Quelque soient les raisons qui ont poussé Sibel à se donner la mort, économiques ou discrimination, cette vague scélérate engendrée sur les réseaux sociaux, a porté autant de propos immondes que de réactions désolées et emphatiques. N’est-ce pas le révélateur d’une société en manque de lien social, de partage social, de compassion et de solidarité ?
“Mes enfants sont affamés !”
Récemment, le 7 février dernier au matin, à Hatay, devant la Préfecture d’Antakya, est arrivé un homme avec un bidon d’essence à la main. C’était Adem Yarıcı, 42 ans. Il était père de deux enfants et avait divorcé il y a seulement deux semaines… Il cherchait un emploi depuis plus d’un an, et essayait de survivre en cirant des chaussures. Au beau milieu de la place, il a crié en pleurant : “mes enfants sont affamés ! Tu ne comprends pas ? J’ai besoin d’un travail ! Ou je vais m’immoler !”. Il a mis le feu, avec le briquet qu’il tenait dans la main. Il est décédé à l’hôpital. Sa grande soeur dira plus tard qu’elle avait donné 20 livres turques à son frère, pour des cigarettes. “Je lui ai demandé en partant, où il allait. Il ne m’a pas répondu. Nous avons appris ensuite qu’il s’était immolé.” Quant à sa mère, elle a déclaré qu’elle garderai désormais ses enfants et s’est adressée au Président Erdoğan pour demander de l’aide. “Mon Erdoğan, mon coeur, je t’embrasse sur le front mon enfant. Je souhaite que tu restes toujours à notre tête. Nous serons heureux, si tu nous aides”.
Erdoğan, a‑t-il entendu la voix de cette mère ? … “Quelques heures plus tard le même jour, le ministre turc des finances et du trésor Berat Albayrak, qui est également le gendre du président Tayyip Erdoğan, se trouvait dans la province voisine d’Osmaniye, également frontalière de la Syrie. Il promettait aux hommes d’affaires locaux que les chiffres du chômage chuteraient fortement en 2020 dans le cadre de la réussite du nouveau plan économique qu’il mène depuis juillet 2018.” souligne Murat Yetkin, dans son article qui fait un état des lieux de la crise économique en Turquie.
Tellement de cas…
Il est impossible d’énumérer tous les cas, en un long cortège funèbre. Mais pour une fois, remplaçons les chiffres froids des statistiques par des gens, des vrais…
Sıtkı Aydın s’est immolé devant l’Assemblée Nationale en janvier 2018. Parce qu’il était sans travail depuis longtemps. Mehmet K. s’est suicidé en mars 2018, car il ne pouvait plus payer ses dettes. Professeure de sociologie Merve Çavdar, c’est suicidée en avril 2018, car son affectation n’était toujours pas effectuée. Dans le même mois, Süleyman K., ouvrier en bâtiment, s’est donné la mort, car il ne pouvait pas payer ses dettes. En octobre 2018, c’est Ersin Turhan, intituteur qui n’était toujours pas affecté, qui s’est tué. Toujours en octobre 2018, İsmail Devrim, a mis fin à sa vie, parce qu’il était au chômage, et ne pouvait pas acheter le pantalon d’uniforme scolaire pour son fils : “Si je ne peux subvenir aux besoins de mes enfants, si je ne peux même pas acheter un pantalon à mon fils, pourquoi je vis ?”
Pas que des employés, ouvriers ou chômeurs…
Durant septembre et octobre 2018, plusieurs suicides pour dettes ; Ramazan Kavalcı, commerçant, Halil Ünlü, homme d’affaire, Dilaver Ş. promoteur et gérant d’hotel, Mehmet N., grossiste en diamants. Güral Vural Arı, s’est donné la mort également en octobre 2018, pour des raisons économiques. Il était avocat. Ali Yümlü, endetté, salaire saisi, s’est suicidé dans le même mois. En novembre, Kekil A. s’est tué pour être endetté. En février, pour la même raison, c’était Hasan Ulaş Devrim, promoteur du secteur public…
La liste s’allonge aussi en 2019
En juin 2019, à Adana, Egemen Ş. 35 ans, s’est jeté du balcon de son domicile du 8 ème étage. Il était en dépression pour cause de dettes… A Diyarbakır, İlyas Hocaoğlu a été licencié de la mairie du quartier Sur. Sa compagne Neşe Hocaoğlu, ne supportant plus les difficultés financières, s’est suicidée. A Kocaeli, Yeşim G. 46 ans, en difficulté financière, alors que son compagnon était parti tirer de l’argent, s’est pendue sur le tuyau de gaz naturel. En août 2019, Süleyman Şahin, un agriculteur de 60 ans, en dépression due à la crise économique, s’est tué par balle, dans l’étable de sa maison.
En novembre, Onur Soğukpınar, 37 ans, père de 2 enfants, employé dans une imprimerie, s’est pendu sur son lieu de travail, toujours pour difficultés économiques… A Istanbul, les corps de Bahattin Delen, de sa compagne Zübeyde et de leur fils de 7 ans, Ali Delen, ont été trouvés à leur domicile. Après enquête du procureur, “le père a tué d’abord sa compagne et son enfant, puis s’est suicidé, pour des raisons économiques”. Novembre 2019, à Izmir ; Ali Kabasakal répond sa compagne qui lui propose d’aller au marché “attends un peu, je vais prendre une douche”. Il s’est tué avec son fusil de chasse, dans la salle de bain. Dans sa poche il n’y avait que 1,5 livre turque…
Le 18 décembre 2019, à Çorum, Oktay A. s’est pendu à son domicile. Selon sa compagne, la famille avait des difficultés financières, il n’avait rien à manger à la maison. Elle était alors allée chez ses parents, et pour chercher les affaires de leur enfant, elle est revenue, et a trouvé son compagnon sans vie.
Cette pauvreté ne vient pas du ciel
On ne peut citer tous les cas bien sûr… sans les banaliser, tellement toutes ces histoires de vie et de mort se ressemblent, et ont pour commun dénominateur la pauvreté.
Mais cette pauvreté ne vient pas du ciel, ni n’en est sa volonté sur terre. Dans une société dominée par la corruption économique et politique, au pouvoir plus qu’autoritaire, où division, nationalisme exacerbé, bigoterie religieuse tiennent lieu de coupe faim, le suicide tient lieu lui, de réaction humaine, faute de conscience politique possible.
Il faut toujours rappeler pour contrer les propos orientalistes bienveillants incessants, que la Turquie n’est pas un “pays en voie de développement”. Ce pays, et Erdoğan ne cesse de le clamer, est une puissance régionale qui a ambition de rayonner mondialement. Mais ses principes capitalistes sont ceux d’un ultra libéralisme où tout est permis, de la corruption institutionnalisée aux détournements et accaparement des richesses produites.
La désagrégation, le délitement volontaire ou la non existence de lois sociales basées sur la redistribution et le partage, dans les domaines du logement, de la santé, de la vieillesse, la destruction progressive du lien social, la frénésie de consommation individuelle comme modèle, le tous contre tous, toutes idéologies dénoncées lors du Printemps de Gezi, mènent des populations au désespoir lorsque le pouvoir politique par ses choix ruine l’économie. Ces mêmes populations, plongées et maintenues dans l’ignorance, avec la censure, les réformes du système éducatif, la prédominance des bigots, trouvent face à elle des politiciens qui à 80% défendent et promeuvent ce système où de surcroît le nationalisme sert de cache. Elles se soumettent jusqu’à ce qu’individuellement la vie devienne impossible.
Ces suicides sont des révélateurs, mais échappent à une prise de conscience collective. On comprend donc pourquoi ils deviennent prétexte à injures, défoulement, pour exorciser leur permanence dérangeante et questionnante, face à la bigoterie et le faux humanisme des prêches d’une part, et le discours néo ottoman sur la Grande Turquie d’Erdoğan d’autre part.
Image à la une : Adem Yarıcı, 42 ans, s’est immolé à Hatay